Parcours en bibliothèques : des adonaissants aux jeunes adultes
54e congrès de l’Association des bibliothécaires de France
Annie Le Saux
Déclinaison du congrès de Nantes, qui avait pour thème les publics en général, les riches interventions du Congrès de l’Association des bibliothécaires de France, qui s’est déroulé du 12 au 14 juin 2008 à Reims, ont focalisé leur attention sur une fraction insaisissable mais néanmoins bien spécifique de ces publics : les adolescents. Par leurs comportements, leurs besoins, leur rapport au livre, les adolescents forment pour les bibliothèques un public singulier, pour lequel, bien qu’ils soient devenus une vraie catégorie sociale, il n’y a pas de modèle défini, comme l’a fait remarquer Bruno Racine (président de la BnF).
Qui sont-ils ?
Difficile de définir cet âge « aux frontières floues », cette classe d’âge qui fait partie des « grands oubliés des politiques publiques » (Jean-Claude Richez, Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire). À laquelle on ne s’intéresse qu’en situation de rupture, scolaire ou familiale, qu’en cas de troubles de la conduite ou de la santé. L’adolescence est « une période de vulnérabilité », note la psychologue Marie Choquet (directrice de recherche Inserm, Maison des adolescents), mais qui va de pair avec « une période de potentialité ».
C’est un âge où l’on se construit en négation, c’est-à-dire, selon la formule de François de Singly (sociologue à l’université Paris-Descartes), « en n’étant pas le fils de » – ou, du moins, pas seulement –, en étant différent de ce que l’on est chez soi ou à l’école. Le défi de la bibliothèque n’est-il pas alors d’arriver à faire que l’adolescent qui vient à la bibliothèque en tant que « fils de » y vienne délibérément, par goût personnel ?
Que lisent-ils ?
Les jeunes lisent moins de romans, mais plus de presse, constate Sylvie Octobre (Département des études, de la prospective et des statistiques au ministère de la Culture et de la Communication). Jean-François Barbier-Bouvet (sociologue, directeur des études et de la recherche du groupe Le Monde) voit, dans cette augmentation de la lecture de la presse, une « pratique occasionnelle plus que suscitée ». Pour lui, il serait réducteur d’affirmer que la pratique d’internet se fait au détriment de la lecture, simplement, « les jeunes sont passés d’une logique de consécutivité à une logique de simultanéité ». Ce qui est menacé, selon lui, plus que la pratique de la lecture, c’est le support, c’est-à-dire l’imprimé. Et les propos – redoutables –, de l’un des 130 adolescents et post-adolescents interrogés par Pascal Lardellier (professeur de sciences de la communication à l’université de Bourgogne) ne sont guère faits pour nous rassurer : « Le livre, c’est inerte, ce n’est pas interactif 1. »
Heureusement, il existe encore de ces adolescents amateurs de livres. En a témoigné Morgane Muscat, lycéenne et présidente du prix Goncourt des lycéens 2007, qui estime que faire partie d’un tel jury, « ça dépoussière l’idée que l’on peut se faire de la littérature ». Selon elle, si les jeunes ont un autre regard sur les livres, leurs goûts ne sont finalement pas si éloignés que ça de ceux des adultes. Tout ne serait donc pas perdu…
Redonner sa place au livre auprès des jeunes, c’est ce qu’ambitionnent un certain nombre d’établissements au travers des actions qu’ils mettent en œuvre. La BnF a notamment décidé d’introduire les livres pour la jeunesse dans sa bibliothèque numérique, comme cela se fait dans le Sudoc. « Il faut que le livre soit massivement inséré dans les produits qu’utilisent les jeunes, dans les réseaux sociaux qu’ils fréquentent », souhaite Bruno Racine, qui ajoute que les activités pédagogiques sont devenues une des missions de la BnF, qui va mettre l’accent, en haut-de-jardin, sur le public jeune autorisé (les plus de 16 ans).
Les expériences de médiation développées par les villes en direction du public adolescent consistent la plupart du temps en des clubs de lecture ou en des ateliers multimédias… Parfois, ces actions sont conjointes, comme à Romainville, où, pendant trois ans, la bibliothèque municipale et le CDI du lycée professionnel ont collaboré (Eugénie Laurent-Billotte, BM d’Aubervilliers).
Caroline Wiegandt (directrice de la médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie au moment du congrès) a soulevé le problème de la légitimité ressentie ou non par les adolescents à la médiathèque de La Villette, qu’ils investissent beaucoup en tant que lieu mais utilisent nettement moins en tant que centre de ressources. Les enjeux de la médiation, dans ce domaine des sciences et techniques, souvent vécu comme difficile, sélectif et donc excluant, prennent toute leur valeur : de nombreuses animations en partenariat sont proposées, qui ont pour objectif de « dédramatiser » ces disciplines.
Les étudiants ont fait l’objet de plusieurs études analysant les genres de livres qu’ils lisent, leurs modalités d’accès aux livres, leurs emprunts, leur fréquentation de la bibliothèque selon les disciplines, leur type d’études, la place de la lecture dans ces études… (Ronan Vourc’h et Sandra Zilloniz). On peut cependant s’étonner et regretter que l’Observatoire de la vie étudiante ne prenne pas en compte, dans ses enquêtes triennales, la consultation à distance des ressources électroniques. Espérons que la prochaine enquête – en 2010 – se préoccupera de ces nouveaux usages.
Les jeunes et internet
« Un endroit accueillant, sûr, qui ouvre tôt et ferme tard, qui propose tous les supports, évolue et innove avec eux… », c’est la recette du succès de la « Library 10 » à Helsinki, recette qui ne nous est pas inconnue, mais que l’on peine, pour de multiples raisons, à appliquer.
Il s’agit, pour ne pas reprendre un sujet qui fâche – celui des horaires –, que la bibliothèque s’adapte à la « culture de la mobilité, de l’accès sans fil, de la communication et de l’édition » des jeunes (Nicolas Blondeau, médiathèque de Dole). Cette culture numérique induit trois sortes de mutations : elle modifie le rapport au temps, qui, de linéaire, devient pluriactif (ils révisent en écoutant leur MP3 et en consultant leurs méls) ; le rapport aux objets culturels, qui se désinstitutionnalisent et passent par une labellisation sous forme de participation collective ; et la relation d’autorité qui disparaît au profit de l’avis des autres internautes (Sylvie Octobre).
Les résultats de l’enquête de Pascal Lardellier mettent en avant « l’étonnante jubilation » des jeunes à la communication masquée (choix de pseudos), la forte pression de l’idéologie de la communication et les vertus de l’autoformation et du fonctionnement essai/erreur… Les pratiques des jeunes « sont régies par le braconnage, le bricolage, la transgression et l’essor d’une toute-puissance numérique ». Cela aboutit à une dilution de la culture classique et à une « ringardisation » du livre et de la lecture. On est passé, dit encore Pascal Lardellier, du « livre écrin au livre écran ».
Anne-Claire Orban de Xivry, coordinatrice d’Action Ciné Médias Jeunes 2, en Belgique, dans une intervention sur la « blog’ attitude », face à des jeunes incapables d’avoir une distance critique ou d’être conscients des risques que peuvent avoir les blogs dans leur vie future, notamment professionnelle, recommande de profiter de leur attirance pour le blog, pour en faire un « sujet d’éducation, entre libertés et responsabilités ».
Le défi, souligne de son côté Pascal Lardellier, est « de mettre internet et le numérique en débat dans chaque famille, dans chaque classe, dans chaque bibliothèque, de fixer des règles, d’édicter des chartes, et surtout de faire une place à une autre diversité culturelle, d’aider les ados à vérifier, hiérarchiser et problématiser ce qu’ils trouvent en ligne ». Ce qui revient à réaffirmer le rôle majeur incombant aux passeurs – enseignants, éducateurs, médiateurs, bibliothécaires –, et que développe également Olivier Le Deuff, professeur documentaliste, qui insiste sur la valeur de l’évaluation de l’information et déplore que les notions d’auteur et de sources ne soient, la plupart du temps, pas prises en compte dans le monde du web 2.0.
Les usages des étudiants
S’il fut surtout question des jeunes en général, la spécificité des étudiants fit cependant l’objet d’une session et d’un atelier, au cours desquels fut souvent cité le nom d’Alain Coulon, qui, le premier, a mis l’accent sur le lien entre l’absence de fréquentation de la bibliothèque et le taux d’échec en premier cycle.
Comment faire baisser ce taux 3 ? Daniel Renoult, doyen de l’Inspection générale des bibliothèques, a défendu la généralisation d’un accompagnement continu et précoce, qui passe par l’instauration d’une transition entre le lycée et l’université. Comme à Évry où, grâce à un partenariat entre les établissements du secondaire et l’université, un programme d’insertion et d’orientation des lycéens a été mis en place pour leur permettre d’acquérir les différents codes de l’enseignement supérieur (terminologie, organisation…) et des méthodes de travail favorisant l’autonomie.
Les initiatives du type de celle d’Évry ne sont pas légion. La raison avancée est la difficulté pour les BM et BU à travailler ensemble du fait, entre autres, d’une organisation et d’horaires différents. Pourtant la bibliothèque municipale apparaît comme un des maillons de la chaîne documentaire des étudiants. L’enquête commanditée en 2007 par la médiathèque Jean-Lévy de Lille sur la fréquentation des étudiants montre que la BM est complémentaire des autres lieux de travail de l’étudiant que sont la BU et son domicile (Laurence Le Douarin, Ségolène Petite, sociologues à l’université de Lille-III).
Pour terminer sur un exemple édifiant – étranger, est-il besoin de le préciser –, attardons-nous sur l’intervention (en français) de Francine Egger-Sider, de la bibliothèque du La Guardia Community College de l’université de New York. Situé dans une zone multiethnique, ce « second chance college » reçoit des étudiants de 163 pays venant de milieux défavorisés, où l’anglais n’est pas la langue usitée. La formation à la recherche documentaire est obligatoire et la maîtrise de l’information est une des sept compétences de base. Les seize bibliothécaires passent tous quelques heures par semaine au service de référence de la bibliothèque et tous doivent assurer des cours. La bibliothèque est très largement ouverte du lundi au dimanche (de 7 h 30 à 22 h en semaine). Les livres sont immédiatement disponibles, le service aux étudiants et aux enseignants primant sur le catalogage… La bibliothèque est un des 122 départements académiques et les bibliothécaires ont le même statut que les enseignants. Enfin, les bibliothécaires de cette bibliothèque universitaire donnent aussi des consultations privées. De quoi faire réfléchir…