L’organisation à l’épreuve des territoires
Journées d’étude de l’ADBDP
Yves Alix
Après Marseille, Vittel : le congrès de l’Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt était organisé cette fois par la bibliothèque départementale des Vosges, qui avait choisi d’accueillir les 130 participants dans la ville d’eaux plutôt qu’au chef-lieu Épinal (où une visite de la BDP était néanmoins organisée le lundi soir).
Le thème choisi pour cette édition, suivie comme à l’accoutumée par des participants actifs et engagés, était la territorialisation. Ce nouveau mot d’ordre des politiques des conseils généraux part du constat de la diversité des composantes du territoire départemental : le découpage administratif, on le sait bien, ne recoupe ni les anciens pays, ni les ensembles nouveaux constitués au fil des évolutions démographiques et économiques, et les bouleversements récents, exode rural et démembrement, désagrégation des tissus industriel et artisanal, extension des zones urbaines et « rurbaines », vagues d’immigrations, ont encore accusé cette discordance. « Territorialiser », c’est donc prendre en compte dans les politiques les spécificités locales, adapter les programmes à l’identité des territoires, mais aussi favoriser leur structuration. Au-delà du vocabulaire, on peut y voir une définition nouvelle et élargie – et pour le coup, complètement en phase avec l’esprit de la décentralisation – de ce que l’État jacobin et planificateur avait baptisé « aménagement du territoire ».
Bien entendu, les bibliothèques départementales n’échappent pas à ce mouvement. Elles en ont si bien conscience que, déjà à plusieurs reprises, la thématique territoriale a nourri les débats de l’association. En 2004, par exemple, avec « Territoires de lecture, lecture des territoires », ou l’année précédente avec le colloque de Montbrison, « Lecture publique et territoires » 1. Cependant, dans le contexte actuel, la territorialisation acquiert une dimension supplémentaire : elle peut être un moyen de redynamiser et de relancer les politiques de développement de la lecture publique, après une période d’essoufflement, voire de doute, dont témoignait par exemple le congrès 2006. La territorialisation marquerait-elle le deuxième âge de la décentralisation ? Didier Guilbaud, directeur de la lecture publique de Touraine (département de l’Indre et Loire) et président sortant de l’association, montrait en tout cas son optimisme, en invitant ses collègues à faire valoir à leurs élus le rôle moteur que les BDP, qui irriguent les territoires, peuvent jouer dans le développement et l’intégration de ceux-ci.
Anciens et nouveaux territoires
Paradoxalement, c’est pourtant par une vision critique teintée parfois de scepticisme que les travaux se sont ouverts, avec l’intervention du géographe et consultant Christophe Guilluy, coauteur de l’Atlas des nouvelles fractures sociales 2. Appelant à remettre en cause une géographie sociale héritée, impuissante à analyser les nouvelles dynamiques sociales, il a montré que les villes aujourd’hui ne remplissaient plus leur fonction intégratrice et qu’une logique d’éviction était à l’œuvre. Elle conduit progressivement à l’émergence d’une France périphérique, périurbaine et rurale (la part des Français vivant dans les villes-centre, lesquelles incluent les banlieues denses, ne cesse de régresser), délaissée par les pouvoirs publics, les services sociaux, les transports. Les territoires ruraux ont un solde migratoire positif, avec un taux de fécondité élevé, mais 50 % des nouveaux arrivants sont pauvres ou précaires. Il y a donc dans ces territoires un besoin de service, largement inexprimé, à la fois social, économique et culturel, auquel les organismes publics doivent s’efforcer de répondre. Les BDP peuvent être au premier rang dans ce mouvement, en partenariat avec les services sociaux : les uns et les autres agissent au plus près des territoires.
La table ronde de l’après-midi se voulait une innovation : remplacer le traditionnel défilé des tutelles par une discussion moins formelle avec les représentants des institutions. Il n’est pas certain qu’on ait gagné au change. Si elle est reconduite, la formule devra être rôdée, car l’exercice très contraint de l’intervention des représentants de l’État avait au moins le mérite de délivrer des informations, et d’ouvrir la discussion avec la salle. Celle-ci, devant la table ronde, est trop tentée de n’être que spectatrice.
La Direction du livre et de la lecture n’ayant pas grand-chose à annoncer, on ne fut que plus attentif, dans cet échange, à l’exposé argumenté de Jean-Luc Gautier-Gentès, représentant l’Inspection générale des bibliothèques. Rapportant les débats d’aujourd’hui aux objectifs initiaux des BDP, il a d’abord rappelé que ceux-ci ne pouvaient que s’inscrire en regard de principes démocratiques toujours d’actualité, tels que l’égalité de la population devant l’offre de services publics. Quant à l’intercommunalité, nouvelle venue dans le paysage, elle ne peut faciliter la territorialisation qu’à condition que l’on prenne en compte plusieurs exigences : l’organisation du service doit s’adapter à l’organisation du territoire ; le fossé entre la représentation des publics par les bibliothèques et les réalités des publics et des populations doit être comblé ; tous les échelons politiques doivent être concernés ; les BDP ne doivent pas être laissées en dehors des politiques nationales ou locales de la lecture ; enfin, il faut des moyens. Sur ces derniers points, l’engagement des bibliothécaires, qu’on sait très fort dans les BDP, suffira-t-il ? Nicolas Amadio (université Marc-Bloch de Strasbourg), dans l’intervention qui suivait, consacrée à la territorialisation du côté du social, a pointé le fait que les processus de modernisation du travail dans ce secteur se sont faits sans qu’on ait entendu les professionnels, ce qui n’était, dans le contexte, guère -encourageant…
Diversité des territoires, diversité des expériences
Nonobstant, les BDP ont ensuite présenté plusieurs expériences avancées de territorialisation. Le cœur de l’activité continue de se déplacer vers l’expertise, le développement et l’accompagnement de projets, l’animation du réseau. Mais la territorialisation touche aussi la gestion des collections, de façon diverse toutefois : en Indre-et-Loire, les budgets sont déjà territorialisés, tandis qu’en Ille-et-Vilaine, les acquéreurs continuent de gérer des secteurs thématiques au niveau départemental. Les exemples donnés ici ne prétendaient pas avoir valeur de modèle, et pouvaient être remis en perspective avec les résultats de l’enquête présentée ensuite par Didier Guilbaud. Parmi les constats, on relèvera l’impulsion souvent donnée par les bibliothèques, avant même les conseils généraux, la création de médiathèques de proximité, l’émergence de « services territoriaux » au sein des BDP, la mise en valeur du suivi et du conseil, et un problème de taille : la structure actuelle des emplois est incompatible avec la territorialisation.
La matinée du mardi était consacrée aux travaux en ateliers et l’après-midi à l’assemblée générale de l’association, appelée à renouveler le conseil d’administration. À cette occasion, Corinne Sonnier, directrice de la BDP des Vosges, a été élue présidente.