Les réseaux échangistes
Bernard Grelle
Noë Richter
Edmond Thomas
ISBN 2-912626-18-8 : 22 €
Le titre de ce petit opuscule pourrait, à première vue, suggérer un ouvrage leste… Détrompez-vous, il n’est rien là que de très sérieux. Il s’agit en fait de la seconde édition d’une brochure publiée en 2003 sous le numéro 14 de la même collection, mais augmentée en particulier d’annexes importantes. Son propos est d’exhumer une réalité fort méconnue jusqu’à présent, car n’ayant laissé que fort peu de traces si ce n’est quelques volumes uniformément reliés de percaline verte portant en lettres d’or la mention « Le Livre Échange » ou celles de deux ou trois autres imitateurs, et truffés de papiers publicitaires colorés encadrant le plus généralement un roman à la mode à la fin du XIXe siècle. L’accent de cette collection et de ses émules est en effet mis avant tout sur la lecture-plaisir. Sept petits chapitres explicitent sur une trentaine de pages ce qu’il est possible de savoir d’une pratique qui demeure assez insaisissable. Lancée, dans les années 1880, par un voyageur de commerce de l’orfèvre Christofle, un certain Molles-Puyredon (dont on ne sait pas grand-chose), l’opération consiste à proposer aux voyageurs de commerce d’abord, aux touristes par la suite, une espèce de « vaste cabinet de lecture international » de livres sans cesse en mouvement, qu’on trouve le plus communément dans les hôtels. Le principe est d’acheter une fois pour toutes l’un de ces ouvrages pour 3,50 francs, et de pouvoir ensuite l’échanger contre un autre. Pour ce prix modique, le voyageur peut ainsi échanger successivement des dizaines d’ouvrages, au gré de ses pérégrinations. Cette initiative se développe en opposition à l’offre insatisfaisante des bibliothèques publiques, mais aussi des bibliothèques populaires. Elle constitue également une concurrence pour les « bibliothèques de gare » de la maison Hachette.
L’intérêt majeur de cette réédition est de proposer des compléments qui permettent de trouver des prolongements contemporains à cette initiative. Ainsi, on lira en annexe une reproduction des deux seuls numéros connus et conservés (no 1, décembre 1887 ; no 2, mars 1888) du petit journal Le Livre Échange, organe de MM. les voyageurs et touristes : bibliographique, industriel, commercial, qui présente la formule, vante les titres récemment entrés dans le circuit, et donne des listes de lieux où trouver les ouvrages et pratiquer les échanges. On regrettera seulement qu’une malencontreuse erreur de fabrication oblige le lecteur à « cartonner » son exemplaire !
Mais c’est le septième et dernier chapitre, signé Bernard Grelle et intitulé « Les résurgences de l’échangisme », qui retiendra tout à la fois l’attention de l’historien et celle du bibliothécaire soucieux de promotion de la lecture. Il évoque en effet la pratique récente du « livre libéré » (bookcrossing) qui consiste à abandonner des ouvrages dans les lieux publics en suggérant qu’ils soient lus puis de nouveau « libérés » par ceux qui les trouvent. Il analyse, enfin, une initiative lancée par les hôtels Ibis en 2004, le « livre voyageur », qui par certains aspects reprend celle de -Molles-Puyredon. Cette fois-ci, chaque hôtel de la chaîne a l’obligation de participer à l’opération, mais a toute latitude pour s’organiser. De fait, c’est le personnel qui est mis à contribution pour apporter des livres. Bien évidemment, d’un endroit à l’autre, on trouve le meilleur ou le pire…
Sous un faible volume, cet opuscule est donc très stimulant, en nous faisant prendre conscience d’un phénomène ancien passé inaperçu jusqu’à présent, et qui trouve de curieux prolongements contemporains. On doit bien avouer aussi qu’il soulève peut-être plus de questions qu’il n’en résout, mais c’est bien cela qui taraude l’historien. Il vient en tout cas rejoindre quelques études pionnières récentes sur les clubs de livre (dont la thèse d’École des chartes d’Alban Cerisier soutenue en 1996), et nous suggère qu’il demeure des pratiques, telles celles des « bibliothèques tournantes » au sein d’associations ou de groupes plus informels, qui mériteraient aussi l’attention du chercheur.