La mémoire spoliée
les archives des Français, butin de guerre nazi puis soviétique, de 1940 à nos jours
Sophie Cœuré
ISBN 978-2-228-90148-2 : 22 €
C’est à l’exploration d’un sujet quasiment vierge de toute recherche que s’est attachée Sophie Cœuré : l’histoire du pillage par les nazis puis le vol, par les soviétiques, dans les lieux de repli nazis, des archives françaises.
Les pillages nazis
L’autodafé de 20 000 livres à Berlin en mai 1933 ne fut que le début d’une « volonté de purifier la culture et de faire du livre “l’arme de l’esprit allemand” » (Goebbels), rappelle Sophie Cœuré. Bien avant que les troupes allemandes envahissent la France en juin 1940, les services secrets nazis avaient de longue date repéré les fonds d’archives (et les bibliothèques) les plus sensibles à leurs yeux, en vue de les saisir au plus vite. Le matin même du 14 juin 1940, date de l’entrée de l’armée allemande à Paris, le commando Künsberg effectuait la saisie des archives du quai d’Orsay, emportées en Allemagne ou inventoriées par des archivistes allemands qui allaient « pendant quatre ans, dépouiller les fonds diplomatiques ». C’est ainsi que l’original du traité de Versailles, trace emblématique de l’humiliation allemande à l’issue de la Première Guerre mondiale, fut envoyé à Hitler par les nouveaux vainqueurs.
Mais ce pillage d’archives n’eut pas pour seule origine une stratégie guerrière, visant à démarquer les secrets d’État du pays vaincu. Touchant archives publiques comme archives privées, le pillage nazi fut d’une tout autre nature et poursuivit trois buts : « réécriture nationaliste de l’histoire, combat idéologique contre le “judéo-bolchévisme” et la franc-maçonnerie, utilisation opérationnelle des documents récents ». Les principales collections d’archives juives, francs-maçonnes, communistes ou de représentants du Front populaire furent aussitôt saisies et envoyées en Allemagne : bibliothèques et archives de l’Alliance israélite universelle et d’innombrables organisations et personnalités juives, au premier rang desquelles la famille Rothschild, bibliothèques et archives du Grand Orient et des principales loges maçonniques – selon une sorte de course de vitesse avec la police de Vichy –, bibliothèques et archives d’autres ministères « sensibles », celui de l’Intérieur par exemple, bibliothèques et archives de personnalités de gauche ou simplement ardemment républicaines, tels Léon Blum, Yvon Delbos, Geneviève Tabouis, ou, plus tard, Louise Weiss, André Maurois, Marc Bloch et tant d’autres. Les émigrés russes, polonais, arméniens, tchèques, et bien sûr allemands se virent aussi très vite dépouillés de leurs archives privées ou associatives.
Ces pillages ne firent que se multiplier après l’été 1940, afin de dessaisir de leur mémoire et de leurs instruments de travail de plus en plus d’institutions et de particuliers, puis pour exterminer, de manière plus massive encore à partir de 1942, toute trace juive de l’humanité.
Vichy, dans ce domaine comme dans les autres, fut à la fois complice et rival des occupants, effectuant lui aussi de nombreuses poursuites et de nombreuses saisies, dont Bernard Faÿ, nommé administrateur de la Bibliothèque nationale et responsable du « musée des sociétés secrètes », grand pourfendeur, jusqu’à l’obsession, des francs-maçons, fut durant plus de deux ans l’un des artisans majeurs. Mais l’armée allemande et surtout la Gestapo ou les commandos de l’idéologue nazi Rosenberg étaient à coup sûr plus rapides et maîtres du pillage.
Les trophées soviétiques
« Au total, d’après un rapport officiel de 1947, vingt millions d’archives, de manuscrits et de livres avaient disparu de France entre l’été 1940 et l’été 1944 », poursuit Sophie Cœuré. Mais le grand exil de la mémoire écrite des pays vaincus ne faisait que commencer.
Les nazis avaient en effet transféré en Allemagne, après tri, les archives les plus intéressantes, les autres étant dépouillées par leurs services, sur place. L’avancée des troupes alliées les conduisit à évacuer plus à l’Est ces saisies dans plus de mille dépôts différents. Si les pays spoliés purent, peu ou prou, récupérer à partir de la fin 1945 leurs archives, bibliothèques et œuvres d’art évacuées en zones française, britannique ou américaine, il n’en fut pas de même en zone soviétique. C’est qu’en effet la guerre froide prenait immédiatement le relais et le stalinisme triomphant redoublait sa guerre idéologique contre les impérialismes. L’armée rouge s’empara ainsi, sans doute aucun quant à la légitimité de l’acte, des œuvres et documents entreposés dans les pays et zones qu’elle « libérait ».
Commencèrent ainsi de nouvelles gigantesques transhumances pour des kilomètres d’archives, si précisément décrites dans les travaux pionniers de Patricia Grimsted, qui prirent pour la plupart la route de Moscou. Et peu de bibliothécaires français savent que la très renommée Margarita Rudomino, directrice de la Bibliothèque des littératures étrangères à Moscou, éminente membre de l’Ifla, fut une experte zélée toute dévouée au régime, effectuant de nombreuses missions afin de rapporter au Kremlin les pièces majeures ou les plus sensibles. Ce n’est d’ailleurs que sur son lit de mort, si l’on en croit les actes d’un colloque ayant réuni, peu après la chute du mur de Berlin, des archivistes et bibliothécaires allemands et russes, d’abord méfiants, puis plus solidaires, que Rudomino révéla la cache, tenue secrète durant quarante ans, où fut entreposé un exemplaire de la Bible à 42 lignes de Gutenberg, moisi par l’humidité.
Silences français
Durant plus de quarante ans donc, « les centaines de milliers de documents saisis en France dans les ministères, les partis, les associations ou chez les particuliers se trouvaient transformés en “archives spéciales” conservées par une institution qui n’avait son équivalent nulle part au monde ». Pas moins d’1,5 million d’unités d’archives furent ainsi inventoriées et classées par les archivistes soviétiques et réparties dans diverses institutions, au sein d’entrepôt souvent tenus secrets ou d’« archives spéciales », évidemment non communicables.
En France, l’immense travail de la sous-commission des livres au sein de la commission de récupération artistique, effectué par la très remarquable et trop méconnue Jenny Delsaux, bibliothécaire, entre 1945 et 1950, permit de trier et de restituer aux spoliés près de 3 millions de livres et de très nombreuses archives revenant des caches allemandes. Mais bien peu revinrent de derrière le rideau de fer entre 1945 et 1989, malgré quelques envois lors de la déstalinisation.
On ne peut pas dire que les gouvernements français successifs aient fait de cette restitution une priorité de leur politique étrangère. Ce n’est qu’après la chute du mur que le dialogue put véritablement s’instaurer, et que les archives furent ouvertes. Mais la négociation fut longue et l’intégralité des archives françaises n’est pas encore revenue, une partie des autorités russes, et notamment la Douma, estimant que ces archives devraient être conservées en Russie après l’adoption, en 1997, d’une loi nationalisant les « trésors culturels ». C’est à Poutine qu’on doit le déblocage de la situation : « Entre 2000 et 2002, la quasi-totalité des fonds d’archives revendiqués parvenaient au quai d’Orsay […] Au total, selon une source interne des anciennes Archives spéciales, 944 718 dossiers (au sens russe du terme) avaient été restitués en 1993-1994 et 164 708 en 2000, soit au total 1 109 426 dossiers plus 5571 boîtes de fiches, provenant de 244 fonds différents. » Ces archives furent remises aux institutions ou aux ayants droit spoliés, qui les reversèrent parfois à des archives publiques. Ainsi, l’immense fonds historique de la Ligue des droits de l’homme fut donné par cette association à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine * ou les archives privées de Léon Blum au centre d’histoire de Sciences Po. Mais tout n’est pas encore revenu…
Et Sophie Cœuré, dans cet ouvrage important, ayant nécessité de nombreuses et patientes recherches, de s’interroger pour conclure sur les raisons pour lesquelles ces spoliations de la mémoire, ces refus de restitution ont été acceptés après guerre, parfois par les spoliés eux-mêmes, soucieux d’oublier les cinq années d’horreur auxquelles ils étaient si peu nombreux à avoir survécu, acceptés aussi par les autorités politiques et administratives françaises.
Mais on devrait aussi se demander pourquoi nous, archivistes et bibliothécaires français, ignorons tout de cette triste histoire qui pourtant devrait tant nous concerner.