L’ambassadeur extravagant

Alexandre Vattemare, ventriloque et pionnier des échanges culturels internationaux

par Noëlle Balley
sous la direction de Pierre-Alain Tilliette et de Earle Havens.
Paris : Le passage : Paris bibliothèques, 2007. – 287 p. : ill. ; 28 cm.
ISBN 978-2-84742-098-2 : 30 €

Mais que vient faire ce ventriloque dans les colonnes du Bulletin des bibliothèques de France ? Alexandre Vattemare (1796-1864) découvre son talent enfant, lors d’une partie de cache-cache. Par la suite, il s’amusera souvent à tromper son entourage en faisant surgir des voix incongrues des endroits les plus inattendus. Étudiant en médecine, il est chargé, en 1815, de raccompagner à Berlin des soldats prussiens blessés. En chemin, il rencontre la femme de sa vie… et sa future belle-famille. Pour faire vivre tout son petit monde, il décide d’exploiter ses dons naturels. « Monsieur Alexandre » devient le héros d’une tournée qui l’emmènera dans toute l’Europe. Ventriloque et transformiste génial, capable, dit-on, d’imiter plus de trente « personnages » en un seul spectacle (son grand triomphe : l’omelette en train de frire…), il fait preuve d’un rare sens de la publicité et d’une curiosité universelle. Partout, il visite monuments, musées, bibliothèques, librairies, et se constitue peu à peu une remarquable collection d’art graphique. Sa renommée et ses dessins lui ouvrent les portes des grands de ce monde : il en profite, déjà, pour enrichir sa collection par des échanges, et sollicite par la même occasion des autographes, qui constituent à leur tour une fabuleuse collection…

Des échanges internationaux pour renforcer la connaissance mutuelle des nations

Et puis « Monsieur Alexandre » devient M. Vattemare. Au fil de ses périples, il a acquis l’intuition du formidable potentiel des bibliothèques pour favoriser l’instruction publique et l’amitié entre les peuples. Croulant sous les doubles inutilisés (on les estime de 40 000 à 50 000 rien qu’à la Bibliothèque impériale de Russie), pourquoi ne les échangeraient-elles pas pour enrichir leurs collections et renforcer la connaissance mutuelle des nations ? De préférence, par des publications officielles, dont il fait l’éloge avec un lyrisme inattendu – il est vrai qu’elles avaient plus fière allure qu’aujourd’hui. Un voyage triomphal aux États-Unis marque le début des échanges internationaux. Les jeunes États n’ont pas encore de livres ? Qu’importe : qu’ils envoient des échantillons minéralogiques, des animaux empaillés, des graines, des billets de banque !

Et Vattemare se lance dans la folle aventure. Il réussit à entraîner la ville de Paris, dont la bibliothèque devient le principal récipiendaire des documents reçus d’outre-Atlantique (25 000 volumes en quatre ans à l’apogée des échanges). Le système est lancé… et les ennuis commencent. Seul avec son commis, Alexandre sert de plaque tournante au réseau des échanges, qu’il finance en partie par la vente d’albums reproduisant les plus beaux dessins de sa collection : réceptionner les caisses, les vider, dresser des listes, trouver des attributaires, remplir, clouer, transporter, relancer, convaincre…

Échanger ses doubles ! Voilà bien une idée capable d’enthousiasmer des décideurs, et qui fait courir un frisson d’angoisse sur l’échine des bibliothécaires. Il n’est pas étonnant que ceux-ci aient figuré parmi les principaux adversaires du système Vattemare. Ce dernier porte en lui-même les causes de son échec : il repose sur un seul homme, dont la crédibilité est entachée par son passé de bateleur. Les échanges sont inégaux, et les Américains se plaignent du peu d’intérêt des doubles reçus de France en contrepartie de leurs luxueux volumes. Les périodiques sont incomplets, les navires font naufrage, les animaux s’échappent, les ministres se font prier… Un deuxième séjour aux États-Unis ne permet pas à Alexandre de relancer son système : la magnifique salle de lecture de l’hôtel de ville de Paris, avec ses boiseries sculptées aux armes des États de l’Union, qu’il décrit avec enthousiasme à ses interlocuteurs, n’existe que dans son fervent désir. Les expatriés qui visitent les locaux se sentent floués : « Rien de tout cela n’est vrai » écrivent-ils à leurs compatriotes ; ce saltimbanque n’est qu’un imposteur.

Un ancêtre haut en couleurs

Le système s’éteint peu de temps après son fondateur. Entre-temps, celui-ci, inlassable malgré l’épuisement, est devenu commissaire de l’Exposition universelle de 1855 pour les États-Unis, et a occupé sa retraite en créant le musée de Saint-Malo. Il est encore l’un des fondateurs de la numismatique américaine, et un promoteur de la photographie documentaire. Est-ce sa maîtrise des langages du corps qui le rendait sensible à la valeur didactique du non-écrit ?

Il y a quelque chose d’hugolien dans ce pur produit du XIXe siècle, bateleur philanthrope, autodidacte visionnaire, pathétique et peut-être un peu charlatan, en qui le grotesque s’alliait au sublime. L’homme commence comme le capitaine Fracasse, devient M. Smith au Sénat et finira comme don Quichotte.

Tout n’est pas perdu de l’œuvre de Vattemare : les ouvrages américains, grâce au désintérêt d’un conservateur, ont échappé à l’incendie de l’hôtel de ville de Paris. Ils sont aujourd’hui le noyau des fonds étrangers de la Bibliothèque administrative. On trouve encore, au Muséum national d’histoire naturelle, des spécimens issus des échanges internationaux, et au Conservatoire national des arts et métiers des prototypes exposés en 1855. Et surtout, Vattemare est l’un des pères fondateurs de la Boston Public Library, première bibliothèque publique au sens moderne du terme. En ce sens, sa descendance est innombrable.

Le catalogue de l’exposition organisée par la Bibliothèque administrative de la ville de Paris (BVP) et la Boston Public Library retrace, sans échapper toujours à l’hagiographie ni à la piété familiale, cet itinéraire hors du commun. Le mérite en revient en grande partie à Pierre-Alain Tilliette, conservateur à la BAVP, qui a traité l’intégralité du fonds Vattemare et suscité le don d’archives familiales d’un intérêt exceptionnel. Il nous retrace d’abord, sous une forme romancée qui laisse entrevoir une immense culture classique, la vie d’Alexandre. Les autres contributions mettent en lumière ses multiples centres d’intérêt.

Ce livre superbement illustré est bien plus qu’un catalogue d’exposition. Il en a malheureusement les défauts : format, poids, papier rigide, marges absurdement courtes, caractères maigrichons, rendent sa lecture paradoxalement peu agréable par excès de luxe. Il a l’apparence de ces beaux livres qu’on feuillette distraitement sans réellement les lire – en l’occurrence, c’est bien dommage. Mais qu’importe : il faut que les bibliothécaires redécouvrent absolument cet ancêtre haut en couleurs. On espère vivement que certains développeront des dons d’engastrimythie.