Y a-t-il une vie après la Dewey ?
Organisation des savoirs dans les bibliothèques de lecture publique
Dominique Peignet
Le 16 novembre 2006, un colloque sur ce thème a eu lieu à Pau, à l’initiative de l’Arpel (Agence régionale pour l’écrit et le livre) Aquitaine, de l’ADBGV (Association des directeurs des bibliothèques municipales et intercommunales des grandes villes de France) et de la MIDR (Médiathèque intercommunale à vocation régionale, le nouvel établissement palois).
Cette journée a permis à la MIDR de présenter aux professionnels présents son plan de classement et d’organisation des collections pour le libre accès et d’entendre de nombreux intervenants autour de cinq thèmes : la longévité et la permanence de la Dewey ; le lien entre les choix d’organisation spatiale et l’organisation des savoirs ; les effets des formes différentes du libre accès et l’accès au savoir ; ceux de la différenciation des publics ; les alternatives à la Dewey.
Permanence de la Dewey ?
Bernadette Patte, bibliothèque Paris-IV– Sorbonne, a rappelé l’histoire de la Dewey et celle de son adoption par les bibliothécaires en France et dans le monde entier. Melvil Dewey voulait une réponse pratique à une question pratique : classer des milliers de documents d’une manière cohérente facilitant l’accès. Le succès et la permanence de sa classification tiennent à sa souplesse, à son adaptabilité et au fait qu’elle soit maintenue par l’OCLC 1. Bernard Majour, bibliothécaire à Marcheprime (33) évoque l’intérêt d’une classification utilisant la langue internationale des chiffres, dont il est facile d’enseigner les rudiments à l’école. Il en souligne aussi les limites : l’impossibilité de hiérarchiser les documents selon leur valeur, la difficulté à classer les nouveaux champs de la science, les documents hybrides et une logique qui ne correspond pas souvent à la classification spontanée des usagers. Richard Roy 2, de la bibliothèque municipale de Reims, défend une alternative, celle du classement par « centre d’intérêt » inspirée d’expériences anglo-saxonnes. À une classification conçue pour les documents et leur contenu, ses partisans, avec le souci d’élargir la base sociale du lectorat des bibliothèques, ont préféré un système de classification et de mise en espace des collections plus proche de la vision spontanée du lectorat populaire. Ils ont encouragé les regroupements thématiques, récusé la séparation entre fiction et documentaire, limité le nombre de cotes et fortement valorisé la mise en espace dynamique des rayonnages.
L’intervention de Richard Roy suscite un débat animé avec la salle. Ces expériences, malheureusement, n’ont pas fait l’objet d’une évaluation systématique. Elles sont problématiques dans le cas de grands établissements où elles rendent la gestion des collections difficile, comme l’a rappelé Michèle Nardi, directrice de la bibliothèque du Mans.
Organisation spatiale, organisation des savoirs
La relation entre organisation spatiale et organisation des savoirs est abordée par Michel Suire, programmiste (Tetra) pour qui un programme doit donner envie de franchir la porte et simplifier la compréhension de l’organisation des collections.
Pour Jean-Paul Oddos, chef de projet de la MIDR, le pari est de concilier les risques liés à la taille du lieu physique, et ceux liés aux exigences intellectuelles de la présentation d’un état des savoirs contemporains. Il faut rendre lisible la proposition de transmission des savoirs en articulant l’architecture, la mise en espace des collections et le système d’information.
François Larbre, directeur des bibliothèques de Marseille, dresse un premier bilan, deux ans et demi après l’ouverture de l’Alcazar, avec ses 350 000 documents en libre accès sur 11 000 m2 répartis sur quatre niveaux identiques. L’organisation en six pôles thématiques qui offrent tous les services et mélangent usages et populations (emprunt, étude, lecture sur place), auxquels s’ajoutent le patrimoine et la bibliothèque des enfants, au sein d’une architecture qu’il qualifie de « non-architecture », visent avant tout à la simplicité. Il accorde plus d’importance à la qualité des services aux usagers ou à celle de la signalétique qu’aux questions de classification. D’autant que l’emprunt des documents ne semble plus être l’usage dominant de la bibliothèque, seul un tiers des personnes qui fréquentent l’Alcazar y vient pour emprunter.
Au cours de la troisième table ronde, Olivier Chourrot, chargé des relations avec le public à la Bibliothèque publique d’information, interroge la notion de libre accès à l’heure de la dématérialisation des supports. Il donne l’exemple de l’audiovisuel où le passage d’une consommation matérielle et présentielle des supports physiques à une lecture à distance et sur écran de documents numérisés a modifié le public et l’usage des collections. Pour lui le « mythe du cueilleur », qualifiant un usager autonome qu’il suffit d’aider à s’orienter dans le classement, a vécu. La BPI souhaite donc s’orienter « d’une organisation des savoirs vers une organisation des usages » en proposant des services différenciés à des publics identifiés et ciblés. Cette mutation est difficile à vivre car elle remet en cause le libre accès et l’encyclopédisme, fondements de notre action.
Différenciation des publics
L’après-midi, Marie-Thérèse Andissac, de la bibliothèque municipale de Toulouse, évoque le projet pour les futures bibliothèques de quartier d’une offre documentaire commune pour les enfants et les adultes avec plateau unique, rayonnages bas et gestion unitaire des collections adultes et jeunesse. Josette Bory, de la librairie Georges à Talence, présente l’organisation spatiale de son établissement et insiste sur l’adaptation permanente de l’espace et de la présentation des collections aux besoins des publics.
Thierry Giappiconi, de la bibliothèque municipale de Fresnes, rappelle l’objectif de faciliter l’accès aux connaissances. S’il faut bien sûr connaître la sociologie du public, il convient de se méfier de la notion de « grand public » et d’avoir une approche pragmatique sans oublier que le public intègre aussi, via la formation scolaire, une classification du savoir. Il dit sa préférence pour la classification de la Bibliothèque du Congrès sur la Dewey. Il revient avec force sur la distinction entre la cotation, libre et adaptable selon la bibliothèque, et l’indexation systématique qui garantit la cohérence intellectuelle dans l’accès et la gestion des collections.
Alternative à la Dewey
L’organisation de l’accès aux collections et le plan de classement des documents de la MIDR sont ensuite présentés aux participants par plusieurs membres de l’équipe projet (A. Lafon, S. Andrieu, C. Lafourcade). Dans un souci d’améliorer la lisibilité et de maintenir l’encyclopédisme de l’offre, la MIDR propose un plan de classement innovant, mais clairement limité au contexte palois. Les collections seront classées en huit pôles thématiques : Références, Science et technique, Homme et société, Vie pratique, Béarn-Aquitaine, Patrimoine, Art et littérature, Musique, cinéma et arts vivants. À ceux-ci s’ajouteront trois pôles jeunesse : Poussins, Benjamins et Juniors. Ces pôles regroupent, sans toutefois les confondre, les différents supports et facilitent les différents usages. Ce découpage s’écarte de la classification Dewey ; la cotation des documents emploie des mots (« maison », « oiseau ») et fait l’objet d’une liste validée. Le plan de classement est organisé par une structure fixe en six niveaux, la brique de base étant le sujet, correspondant à une ou deux étagères. L’équipement des documents en puces RFID permettra leur localisation rapide et facilitera les opérations de gestion. Le découpage en pôles et leur répartition dans l’espace permettent d’organiser des parcours pour des types de publics. Il s’agit bien d’une « organisation des savoirs », au-delà de l’organisation des collections par l’espace ou d’une juxtaposition des centres d’intérêts.
En conclusion, Bertrand Calenge a regretté qu’on n’ait finalement peu parlé de la Dewey à laquelle il a rappelé son attachement par pragmatisme. Il a invité à poursuivre la réflexion sur les modalités du libre accès au savoir dans nos bibliothèques. Michèle Hudon, professeur de bibliothéconomie à Montréal, a rappelé que ce type de débat n’avait pas cours au Canada où la gestion des documents est centralisée. Les études menées sur les classements par centres d’intérêts utilisés sur internet (par exemple par Yahoo) ne manifestent pas une supériorité évidente sur la classification Dewey, dont la logique structurelle, l’évolutivité, la maintenance et la pérennité restent adaptées aux besoins actuels. Elle invite plutôt à la création de liens et de passerelles entre classifications normalisées facilitant la recherche.