Éditorial
Yves Alix
Les bibliothèques sont sans doute parmi les derniers lieux à ne pas être contaminés par une pensée contemporaine qui pose en toutes choses le primat de l’économie. Pour autant, qui ne voit la nécessité d’intégrer la dimension économique dans la réflexion sur la diffusion du savoir et de la culture, et le rôle des bibliothèques ? Les controverses suscitées par la loi Dadvsi ont mis cette dimension en évidence. Au-delà des polémiques, que le vote du texte définitif le 1er août n’éteindra sans doute pas, bibliothécaires, archivistes et documentalistes doivent s’efforcer aujourd’hui d’élargir et d’approfondir cette réflexion. L’occasion est d’autant plus à saisir que, contre toute attente, ils se sont imposés dans un débat où ils n’étaient pas invités. Leur mobilisation a porté ses fruits, puisque la loi intègre désormais des exceptions spécifiques au régime du droit d’auteur, au bénéfice des bibliothèques notamment. On peut voir dans cet épisode la preuve de l’émergence d’une nouvelle culture. Enfin conscients des enjeux posés par l’évolution du droit, mieux informés et plus experts, les bibliothécaires se sentent aujourd’hui en mesure de faire valoir leur point de vue. Au cœur de nos métiers, les nouveaux modes de communication des œuvres vont-ils vraiment faire voler en éclats le modèle juridique et économique fixé par le droit d’auteur ? Pour le savoir, une remise en perspective historique était indispensable. Elle ouvre un dossier dont l’ambition est d’abord de fournir à chacun les clefs d’une approche objective et dépassionnée. L’âpreté des batailles économiques sur le copyright n’interdit nullement de chercher des modes alternatifs de diffusion et de circulation des œuvres, de réfléchir à la place du secteur public de l’édition dans un paysage concurrentiel, ou d’imaginer des formules satisfaisantes pour partager les contenus en ligne. Quant à l’état du droit, le dossier fait aussi le point, non seulement sur les nouvelles règles posées par la loi, mais aussi sur le droit d’auteur des agents publics, sujet toujours épineux, ainsi que sur le droit du document. L’éclairage européen n’est pas oublié. Cependant, plutôt qu’une approche anglo-saxonne, qui eût tourné au comparatisme, c’est délibérément à deux pays de tradition juridique proche de la nôtre, Italie et Belgique, que nous empruntons nos exemples. Ces récits parallèles, qui valent bien notre feuilleton Dadvsi, démontrent assez la nécessité d’une solidarité internationale des professionnels.
Les bibliothécaires américains, confrontés au Patriot Act, se sont eux aussi mobilisés. Mais ils n’ont remporté qu’une demi-victoire et la lutte pour les libertés civiques (qui pourrait toucher aussi la France, dans le contexte géopolitique actuel) devrait encore se durcir. Dans ce débat, le droit, que l’on peut toujours instrumentaliser, hélas, est invoqué par les deux parties. Mais c’est forts d’une connaissance intime des droits fondamentaux des citoyens que les bibliothécaires américains ont pu faire obstacle à des visées liberticides. Une leçon à méditer pour tous ceux qui croient encore que les bibliothèques et les services publics sont en quelque sorte à l’abri du droit. Rien n’est plus faux, et le patrimoine, dont l’histoire depuis 1945 est aussi une histoire juridique, n’y échappe pas plus : le droit est partout !