Une république documentaire
Lettre ouverte à une jeune bibliothécaire et autres textes
Jean-Luc Gautier-Gentès
La déontologie des bibliothécaires, longtemps terra incognita de la littérature professionnelle, connaît un véritable engouement depuis quelques années, suscitant charte(s) et débats. On ne peut donc que se féliciter de l’initiative de la BPI d’avoir su convaincre Jean-Luc Gautier-Gentès, doyen de l’Inspection générale des bibliothèques, de réunir 1 les textes qu’il a consacrés à ce sujet depuis 1997.
Des textes remis en perspective
Certains de ces textes sont – en tout cas on l’espère – bien connus dans la profession, notamment le premier d’entre eux, la fameuse « Lettre ouverte à une jeune bibliothécaire sur le pluralisme des collections », publiée en février 1998 dans la revue Esprit. L’un d’entre eux, « Réflexions exploratoires sur le métier de directeur de bibliothèque » avait paru dans ces colonnes 2, tandis que trois autres avaient été publiés par l’ABF dans son bulletin : « La vocation encyclopédique des bibliothèques et la question du pluralisme » 3, « Définition et mise en œuvre des politiques documentaires » 4 et plus récemment « Bibliothèques publiques [et laïcité] : de la neutralité au pluralisme ? » 5 ; deux autres – bien que déjà publiés deux fois –avaient sans doute eu un écho public moins large : « Extrémismes et consensus » avait été publié dans les actes des 13es journées de l’ADBDP de 1999 avant d’être repris dans les mélanges Pierre Lelièvre 6, tandis que la communication faite en 1998 lors de la conférence internationale du Conseil de l’Europe sur Bibliothèques et démocratie, intitulée « Bibliothèques et publications politiques : quelques réflexions à partir du cas français », après avoir été publiée dans les actes de la conférence, avait été reprise dans le rapport annuel 1998 de l’Inspection générale des bibliothèques.
L’ensemble est précédé d’un avant-propos inédit qui remet en perspective l’ensemble de ces textes et les resitue dans leur contexte, celui de la confrontation brutale des bibliothécaires français avec la politique menée par les mairies vis-à-vis des bibliothèques municipales dans les communes conquises par le Front national à partir de 1995, politique analysée par l’Inspection générale en 1997 et largement médiatisée à l’époque pour les cas d’Orange et de Marignane. Les questions posées alors, sur l’autonomie des bibliothèques comme sur le pluralisme de leurs collections, s’inscrivaient d’ailleurs dans le contexte plus général, relayé par une partie de la profession (l’ABF notamment), de l’aspiration à une loi sur les bibliothèques.
Des propositions fortes
Sur des questions aussi graves et, finalement, aussi fondamentales, des bibliothécaires-lecteurs pressés pourraient regretter de ne pas se voir proposer un traité en trois parties avec introduction, annonce de plan et conclusion. Ils auraient tort : la diversité formelle des textes recueillis ne fait que mieux ressortir la démarche de l’auteur qui, au fil des quelques années qui séparent leur élaboration, a développé, de son propre aveu, un « corpus de préceptes » qui s’est enrichi autour d’idées fortes, que le contexte éclaire différemment mais toujours en cohérence. Et ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur, y compris par les formes qu’il adopte, que de ne pas prétendre apporter des réponses simples et toutes faites à des questions complexes. Qu’on relise, en particulier, la « Lettre ouverte… » : tout y est nuance, refus du dogmatisme de la pensée, propositions aussitôt assorties de réserves et de contre-réserves. La forme sert ainsi le fond : le fascisme, le totalitarisme ne se combattent pas par une pensée totalisante, mais en somme par un usage pleinement démocratique de la pensée.
On voit ainsi s’enrichir, de texte en texte, l’outillage philosophique et juridique permettant aux bibliothécaires, et plus particulièrement aux directeurs de bibliothèques municipales, de faire face aux situations effectivement extrêmes auxquelles plusieurs d’entre eux ou plutôt d’entre elles ont été confrontées. Plusieurs constats et plusieurs propositions émergent ainsi fortement : la vocation des professionnels à diriger les bibliothèques et, à ce titre, à conduire les acquisitions gagnerait à être garantie par un cadre législatif plus clair et plus complet ; cette vocation et les droits qui s’y attachent entraînent également des devoirs, et donc aussi des comptes à rendre aux élus ; l’interventionnisme politique au nom du pluralisme n’est en revanche pas recevable quand le pluralisme est pensé en termes exclusifs de pluralisme politique et militant.
L’auteur propose, au fil des textes, une ligne rouge tout à fait stimulante, comme le souligne Gérald Grunberg dans sa préface : il faut, dans la conduite des acquisitions (et dans leur défense), distinguer « extrémisme de la pensée » et « extrémisme de la haine », ce dernier seul n’ayant pas sa place en bibliothèque. Si l’auteur donne quelques exemples d’« extrémistes » de la pensée dont l’absence dans les fonds de la bibliothèque relèverait de la censure, il se garde de définitions trop rigides : la raison et la conscience du bibliothécaire doivent le guider, et le pousser à ne pas confondre Céline ou Gaxotte avec la production militante des partis de tout bord. Véritable plaidoyer pour l’esprit républicain et la démocratie libérale (au sens le plus large du terme), ce livre est aussi à sa manière une apologie du bibliothécaire 7 : toutes les propositions de l’auteur passent en effet par sa responsabilisation et sa professionnalisation. Qui s’en plaindrait ?