Édition de sciences humaines et sociales
le coeur en danger
Sophie Barluet
Vient de paraître aux PUF le rapport de mission pour le Centre national du livre (CNL) remis début 2004 par Sophie Barluet, enseignante d’économie des médias à Science Po Paris. On y trouve une vision éclairante et argumentée de la situation de l’édition de sciences humaines et sociales (SHS) en France, que résument tant l’introduction de l’ouvrage que l’article paru dans Le Banquet 1.
Mais il ne s’agit pas, en suivant deux évolutions de la demande justement pointées par Sophie Barluet, l’accélération et l’utilitarisme de la lecture, de penser pouvoir se limiter à ces quelques pages pour denses qu’elles soient ! En effet, l’ouvrage offre d’abord une mise en contexte générale de la crise des sciences humaines, avant de se pencher sur les mutations de la demande et les réponses des stratégies éditoriales pour s’interroger enfin sur les orientations d’un soutien public, qui apparaît indispensable, et formuler quelques propositions en la matière. Ce faisant, il apporte plusieurs éclairages novateurs à l’économie du livre et de l’édition de sciences humaines et sociales.
Une mise en perspective
Le premier souci et intérêt du rapport est de relativiser, dans toutes les directions, la fameuse crise du livre SHS. Cette contextualisation s’effectue d’abord et surtout dans le temps, pour montrer qu’il n’y a pas eu d’âge d’or dans les années 1960-1970, comme ont pu le faire penser le succès de l’histoire à cette époque et l’audience, y compris en termes éditoriaux, de grands intellectuels, dans une conjonction de facteurs où le souci de la connaissance préalable à l’action rejoignait la recherche d’explications globales dans un recours privilégié au livre.
La période la plus faste de l’édition SHS, en termes quantitatifs, reste les années 1986-1990. Sur la période 1974-2002, elle progresse en chiffre d’affaires très légèrement plus que l’édition en général, alors que l’histoire connaît, elle, une baisse des deux tiers. On assiste, comme dans l’ensemble de l’édition d’ailleurs, à un mouvement de compensation entre augmentation du nombre de titres publiés et baisse des tirages moyens.
Enfin et surtout, le « cœur » de l’édition savante SHS a connu, toujours sur la même période, un repli de 25 %, la difficulté à produire rejoignant la chute particulièrement prononcée des tirages qui, comme les ventes moyennes, auraient diminué de moitié sur les dix ou quinze dernières années, selon un dire professionnel consensuel, accroissant le découplage entre les essais et ce fameux « cœur » de l’édition SHS.
Le rapport précise encore que l’âge d’or de l’édition SHS ne se trouve ni ailleurs, dans les presses universitaires américaines dont le modèle est aujourd’hui interrogé, ni demain matin dans un passage spontané et accéléré au numérique : il s’agit là d’un marché qui, à l’évidence, n’est pas mûr. Par contre, les perspectives sont dès maintenant prometteuses en matière de revues et de promotion, ce qui met les éditeurs français au défi de ne pas se laisser distancer par l’édition anglo-saxonne en termes de poids et de performances dans ces deux domaines. L’édition a aussi à prouver la pertinence de son rôle face aux tentations, renaissantes avec Internet, de l’auto-édition universitaire, tout comme à réfléchir à quoi fut utilisée l’importante baisse des coûts de « pré-presse » permis par la numérisation des contenus.
Le jeu demande/offre et les stratégies éditoriales
Le deuxième apport important de l’ouvrage est de mettre en regard les évolutions de la demande, fortes et de long terme, et les stratégies de l’offre éditoriale. Ces mutations de la demande sont connues en particulier en ce qui concerne le rapport à la connaissance et au savoir qui est marqué par l’accélération, l’utilitarisme de la lecture et la tendance à la spécialisation de la production du savoir. Le marché dans sa composante universitaire, soit environ la moitié du marché d’après les analyses de Marc Minon 2, devient moins prescrit et captif du fait des pratiques respectives des enseignants et étudiants ; il s’agit là de phénomènes largement discutés dans de multiples journées et colloques plus qu’étudiés systématiquement dans leurs évolutions 3.
Beaucoup moins fréquentes et d’autant plus intéressantes sont les caractérisations des stratégies éditoriales que Sophie Barluet cherche à identifier, tant chez les grands éditeurs de littérature générale que chez les spécialistes ou encore chez ceux qu’elle qualifie pudiquement de « quantitativistes ». Les premiers (Gallimard, Le Seuil…) auraient réduit leurs publications tout en consentant un effort éditorial accru. Les seconds s’appuient sur leur fonds et les péréquations qu’il permet, ainsi que sur une politique de commande lorsqu’ils sont de taille suffisante (PUF, Cerf, La Découverte…), alors que les plus petits (Karthala, Droz…) affrontent la nécessité de faire un chiffre d’affaires minimal.
Les « quantitativistes », quant à eux, fonctionnent sur le mode para-universitaire (Ellipses) ou, dans le cas singulier de L’Harmattan, s’orientent clairement vers le texte imprimé et non vers le livre édité. Quant aux presses d’université, elles hésitent entre ces deux modèles respectifs du texte imprimé et du livre édité. Pour rapides qu’elles soient, ces amorces de typologie sont triplement intéressantes : d’abord en constituant des modèles à approfondir, ensuite en montrant le jeu des contraintes et des degrés de liberté stratégiques de ces maisons, et enfin en mettant en évidence que c’est la fonction éditoriale dans sa raison d’être même qui est en question et en jeu.
SHS : quel soutien public ?
L’ouvrage se termine sur le soutien public à l’édition SHS qui prend de multiples formes, de l’aide à la publication du CNL aux achats des bibliothèques universitaires, en passant par l’existence même des presses d’université.
Après une analyse économique de la justification d’un soutien public à l’édition, un peu trop rapide pour être véritablement convaincante – mais peut-elle l’être ? –, l’accent est mis très naturellement sur le rôle du CNL qui n’a pas vocation à reprendre l’aide antérieure du CNRS aux ouvrages scientifiques. Au contraire, c’est plutôt un recentrage du soutien que préconise Sophie Barluet, avec en particulier une attitude plus proactive cherchant à combler les lacunes, privilégier les traductions et promouvoir les grands projets éditoriaux, une instruction des choix qui soit à la fois scientifique et économique et une aide qui privilégie la subvention. Elle préconise enfin une meilleure prise en compte des coûts de promotion au-delà des seuls coûts de fabrication ainsi que de la qualité et de la constance des lignes éditoriales. On retrouve là de grandes évolutions du soutien public déjà repérées et préconisées antérieurement 4 : une « descente des filières » au-delà du soutien à la seule production, une meilleure prise en compte de l’entreprise, ici la maison d’édition, tant il n’y a de livre que d’éditeur, ne prenant son sens qu’au sein de l’ensemble d’un catalogue et d’une politique éditoriale.
C’est finalement cette approche à la fois économique et concrète d’une « économie de la singularité » qui fait l’intérêt de ce rapport, en particulier dans l’analyse des effets déstabilisants de l’augmentation de la production. Économie également singulière et attestant d’une exception française qui voit des éditeurs privés perpétuer cette liaison délicate mais essentielle entre société et savoir, grâce à un noyau de lecteurs non universitaires et une réaffirmation permanente du caractère indispensable de la fonction et du travail éditorial 5. C’est ce qui justifie le soutien public pour que les livres - « raison » du cœur de l’édition SHS continuent à exister à côté des livres « texte » voire « prétexte » sans se rendre à une quelconque raison, qu’elle soit économique ou universitaire.