Archives de cinéma et révolution numérique
Conduite du changement et formation
Annie Le Saux
Troisièmes du genre 1, les journées d’étude sur les archives de cinéma, qui se sont déroulées du 30 novembre au 1er décembre 2004 à la Bibliothèque nationale de France 2, se sont élargies à l’Europe. Une Europe, qui, par la voix de Jean-Éric de Cockborne (Unité politique audiovisuelle, Commission européenne), a annoncé pour 2005 plusieurs actions en faveur du patrimoine cinématographique, dont des dispositions législatives en vue de garantir la numérisation à des fins de préservation.
Le numérique dans le cinéma
La numérisation soulève une problématique commune à toute institution désireuse de numériser ses collections, qu’il s’agisse de bibliothèques, d’archives, de cinémathèques ou de musées (Marie Janet-Robert, Musée des arts et traditions populaires). Toutes ont à répondre au préalable à un certain nombre de questions : pourquoi numériser (pour préserver ou pour diffuser ?) ? Que numériser (des œuvres abîmées car très consultées ou des œuvres méconnues que l’on veut faire connaître, des collections destinées aux chercheurs ou au grand public… ?) ? Comment numériser (l’œuvre telle quelle ou avec une valeur ajoutée ?) ? Toutes ces questions agrémentées, en toile de fond, de l’épineux problème du droit d’auteur.
Le choix est impératif, car vouloir tout numériser n’est qu’un « vœu non seulement pieux mais tétanisant » (Marc Vernet, BiFi).
La numérisation, que Joël Daire (BiFi) définit comme « l’ultime avatar de la reproduction de documents », suite de la photographie, de la photocopie ou du microfilmage, ne se limite pas, pour Michel Gomez (Société civile des auteurs-réalisateurs-producteurs – ARP) à « la simple transposition de l’existant, elle change profondément la relation individuelle à une œuvre ». Elle entre, d’une part, dans une dualité culturelle et marchande. Et, d’autre part, nous faisant passer de la rareté à l’abondance, elle développe un sentiment de « banalisation » et transforme, en la désacralisant, l’œuvre en « objet consommable ». Le statut de l’œuvre d’art, de l’original face à son « clone » (Nicolas Seydoux, Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle – ALPA), est ainsi réinterrogé et les avis divergent quant à la qualité de l’œuvre reproduite : « froideur » et « distorsions » sont les réactions de Raymond Bellour (revue Trafic) à la projection de la version numérisée de Metropolis, « tout transfert nuit à la qualité », pense aussi Nicolas Seydoux, alors que d’autres intervenants y voient une reproduction à un coût quasi nul ayant la même qualité que l’original.
Une diffusion trop grande occasionnerait inévitablement une perte, « une perte du désir » dont se nourrit le cinéma, selon Nicolas Seydoux, « une perte d’émotion » pour Joël Daire (BiFi). Pierre Cadars (Cinémathèque de Toulouse), retraçant l’histoire du cinéma, parle de la « pureté » du cinéma muet, qui a glissé vers « un art moins immaculé » à l’apparition du cinéma parlant, jusqu’à « un métissage » avec l’arrivée du DVD. Nous sommes entrés, résume Raymond Bellour, dans une « esthétique de la confusion », où installations vidéos et mixages en tout genre font partie des derniers engouements.
Usagers et usages
Qu’en pensent les chercheurs ? Pour Sylvie Lindeperg (Université de Paris III), le recours au numérique non seulement a facilité ses investigations par le croisement des textes, occurrences sonores, visuelles et musicales, mais lui a aussi offert la possibilité de « faire des liens de sens », d’accéder au film « de façon non linéaire » 3. Le numérique met ainsi en œuvre, selon elle, « de nouveaux moyens d’écrire l’histoire ».
L’usage des DVD – « films objéifiés » –, en offrant au spectateur la liberté – nouvelle – d’intervenir, rappelle les comportements des utilisateurs de jeux vidéo, constate, pour sa part, Alexis Blanchet (Université de Paris X-Nanterre), en conclusion d’une étude sur l’usage et les usagers du DVD. Le DVD, dont l’un des mérites 4 est de garantir une permanence à des films qui ont une présence à l’affiche de plus en plus courte.
Les salles de cinéma ne sont pas encore passées à la projection de films numériques, mais c’est un phénomène inéluctable, affirme Jean Menu (Direction du multimédia et de l’audiovisuel, CNC), chargé d’anticiper les futures façons de communiquer et leurs implications sur les comportements des utilisateurs 5. Les moyens techniques semblent infinis, mais ils entrent en tension avec les objectifs, dont celui de conservation. La durée de vie des supports et des matériels de lecture est loin d’être garantie. Où l’on en vient à parler de cinémathèques et de bibliothèques. José Manuel Costa (Cinémathèque portugaise) a défendu le rôle de la cinémathèque comme laboratoire culturel, garant à la fois de la survivance des œuvres cinématographiques – de la « transmission de l’héritage » – et de la diffusion en ligne de ces œuvres. Du travail reste à faire, car les cinémathèques ne sont souvent que dépositaires des œuvres cinématographiques, pour lesquelles elles ne possèdent pas les droits d’exploitation.
De la politique au juridique
Sur quels critères choisir les films et documents à numériser ? L’idéal et la théorie consistent à répondre, comme l’a fait Noëlle Balley, responsable de la numérisation des bibliothèques de la ville de Paris 6 : « Numériser, c’est faire de la politique documentaire. » Mais ce sont bien souvent des « décisions simplement pragmatiques », qui président à la numérisation, comme l’ont reconnu et regretté plusieurs intervenants, dont Ray Templeton (Library and Education, British Film Institute) 7. On peut retenir cependant la hiérarchisation des critères que la BiFi a choisie pour la numérisation de ses ouvrages et périodiques imprimés : en premier lieu le droit, suivi par la valeur du document, la fréquence d’utilisation, et l’état du document.
Numériser c’est aussi prévoir les implications sur les usages, les services et les collections – des collections qui perdent leur matérialité et souvent leur appartenance » remarque Yves Alix (Service scientifique des bibliothèques de la ville de Paris), Danielle Chantereau (ABF) voyant, quant à elle, « la notion de collection s’effacer devant celle de service ».
Numériser revient finalement, a résumé, avec une pointe d’ironie face à l’illusion d’un tel programme, Noëlle Balley, « à concilier les choix des décideurs, ceux des établissements » – dont le cœur balance, ainsi que les deux exemples du réseau parisien l’ont prouvé, entre ressources patrimoniales et diffusion grand public – « et l’intérêt du public ». Nombreux sont les projets de numérisation, nombreux et souvent redondants, par manque de coordination des différentes institutions patrimoniales et autres décideurs, qui se précipitent dans un marché actuellement porteur, plus porteur que la restauration, pourtant tout aussi nécessaire – et, il faut le reconnaître, tout aussi coûteuse. L’enjeu est politique, certes, et financier, doublement financier si l’on ajoute l’achat – souvent très onéreux – des œuvres pas encore libres de droit.
Le droit aura été le fil rouge de ces journées. Il s’agit là d’un réel problème, qui, dans une démarche scientifique, peut introduire un critère marchand, qui « bride ou fausse » la recherche (Sylvie Lindeperg). Le risque est dès lors présent que la valeur économique du document (film, archive, ouvrage) prenne le dessus sur sa valeur intellectuelle. Le numérique permet techniquement une diffusion mondiale, mais le droit freine cette diffusion et la ramène, au mieux, à une utilisation en local, et encore pour une durée déterminée.
Ces journées ont réussi l’exploit de fondre densité et qualité des interventions, ce que le public, nombreux, n’a pu qu’apprécier 8.