Littératures populaires ?
Juliette Doury-Bonnet
Rendez-vous régulier sur l’histoire du livre à la Bibliothèque nationale de France, les Ateliers du livre ont proposé le 1er décembre dernier le deuxième volet d’une réflexion sur le thème des littératures populaires. La première journée d’étude, au mois de mai 2004, était consacrée à l’évolution au cours des siècles des « mauvais genres », des almanachs aux romans policiers 1. Cette fois, les intervenants se sont penchés sur les spécificités des différents genres et sur la pertinence du qualificatif de « populaire ».
Littérature populaire et littérature de consommation
Cette notion de littérature populaire est-elle liée au bas niveau du public ou à la mauvaise qualité des textes ? Pour Gérard Klein, écrivain et éditeur de science-fiction, elle se définit plutôt en opposition à une littérature « classique », c’est-à-dire enseignée dans les classes. Elle serait aussi « non classieuse » car elle ne donnerait pas une réputation comme ces livres qu’on « relit ». Il faut abandonner cette distinction entre littérature populaire et non populaire : il n’y a pas « deux grands sacs », mais « continuité, avec des passages, entre la littérature difficile et la littérature de consommation », d’autant que certains auteurs « versatiles », comme Simenon, peuvent passer de l’une à l’autre.
Gérard Klein a défini la littérature de consommation. Elle répond à « une demande repérée, qui n’est pas intuitive ». Le nom de l’auteur n’a pas d’importance sauf quand il apparaît comme une marque (Cartland, Sulitzer, Clancy, etc.) et qu’un certain cahier des charges doit être respecté. D’une durée de vie brève liée à l’actualité, ces ouvrages n’ont pas accès au statut de classiques et ne font pas l’objet d’une transmission. Ils ne sont pas conservés par les lecteurs mais donnent lieu à une circulation secondaire sur le marché de l’occasion. L’asymétrie traditionnelle des positions de l’auteur et de l’éditeur est inversée : le second passe commande au premier.
La science-fiction n’est pas une littérature de consommation, a conclu Gérard Klein. Elle a une histoire déjà ancienne et possède ses classiques. Sa lecture demande une certaine culture préalable qui se caractérise par la curiosité des lecteurs à l’égard de la science et par une transmission interne en dehors des institutions. « Se dessine le profil d’une subculture », à l’image de la musique de jazz. La diffusion de la science-fiction est « de moyenne à faible ». Il y a très peu de best-sellers, du moins sur le court terme. « Sur le continuum, il y a place pour la littérature populaire, mais ce n’est pas une caractéristique du genre. »
Du feuilleton du XIXe siècle aux séries télévisées
Claude Mesplède, auteur d’anthologies et de dictionnaires, a rappelé que la littérature policière était née dans le creuset de la littérature populaire du XIXe siècle et s’était diffusée grâce au feuilleton. Jusque dans les années 1980, où le roman policier commence à imprégner le roman « noble » (Patrick Modiano ou René Belletto), les éditeurs n’hésitent pas à tronçonner les œuvres pour les adapter au format de poche standardisé, ce qu’ils ne se seraient pas permis avec la « grande littérature » – Claude Mesplède donna l’exemple de The long good-bye de Raymond Chandler. Comme l’intrigue et le personnage récurrent des séries, la publicité, les prix bas, les couleurs sont alors autant de marques de fabrique pour ce qui est encore considéré comme une sous-littérature destinée à un public populaire. Cependant, la France s’est toujours caractérisée par de multiples collections spécialisées qui ont généré aujourd’hui un public exigeant et connaisseur, alors que le public populaire, plus amateur d’énigmes que de critique sociale, s’est rabattu sur les séries télévisées.
Anne-Marie Thiesse, directrice de recherche au CNRS, a noté la même évolution pour les « romans du peuple paysan » : aujourd’hui, plus que par le livre, le régionalisme passe par les séries télévisées de l’été – voire par le cinéma, si l’on songe à Marius et Jeannette ou à Être et avoir. Investie par la Troisième République d’une mission idéologique, la littérature régionaliste n’était alors populaire ni par sa diffusion, ni par ses thèmes, ni par l’origine sociale de ses auteurs – néanmoins exclus de l’intelligentsia parisienne car souvent provinciaux –, mais parce qu’« elle a constitué le fondement d’une esthétique de masse apprise à l’école ». Anne-Marie Thiesse a rappelé les nombreux exercices scolaires empruntés à la prose régionaliste qui fut « la matrice d’une expérience lectorale et rédactionnelle ».
Parlez-moi d’amour
Le roman d’amour est l’un des genres les plus productifs et les plus méprisés, a constaté Ellen Constans (Centre de recherches sur les littératures populaires et la culture médiatique de l’Université de Limoges) : il raconte toujours la même histoire à un lectorat féminin populaire peu cultivé. Aujourd’hui, les éditions Harlequin ont eu raison de la presse du cœur et quelques maisons d’édition occupent le terrain, comme J’ai lu et Pocket. Depuis dix ans, le lectorat a vieilli et s’est provincialisé. On assiste cependant à une innovation : les collections pour préadolescents.
Sarane Alexandrian, écrivain et critique, proposa un aperçu historique de la littérature érotique, « une littérature élitiste que l’on a essayé de rendre impopulaire ». Après la « période noire » du XIXe siècle et du début du XXe, les années 1970 marquèrent le début de la tolérance, conséquence en particulier de l’évolution de l’industrie cinématographique. Désormais la littérature érotique est accessible au grand public grâce au livre au format de poche : pour Sarane Alexandrian, plutôt que le genre, « c’est la lecture elle-même qui doit être populaire ».
La littérature de jeunesse
La littérature pour la jeunesse est très hétérogène et ne se définit que par son lectorat, a remarqué Françoise Ballanger (La Revue des livres pour enfants). Est-elle populaire ? Si Jean-Louis Fabiani a pu distinguer trois types d’éditeurs (édition de masse diffusée en hypermarché, courant pédagogique des maisons scolaires et avant-garde créatrice), de lectorat et de prescription, il n’y a cependant pas de cloisonnement étanche. Françoise Ballanger a souligné deux questions récurrentes dans le secteur jeunesse : la légitimité et la spécificité. Du côté de la critique, grâce aux théories de la réception, « on ne regarde plus seulement comment fonctionne le texte, mais comment le lecteur l’aborde », ce qui permet d’étudier autrement la notion de qualité.
La journée s’acheva par une table ronde 2 qui n’apporta pas grand-chose mais suscita les questions et les remarques passionnées du public, venu nombreux.