Une logorrhée nihiliste
Jean-François Jacques
L’article de Bruno David a un mérite : celui de renvoyer à une vraie question. Mais c’est bien là le seul mérite, tant la méthode de l’auteur est éloignée d’un débat intellectuel ouvert, d’une pensée dialectique ; si l’irritation provoquée est une incitation à la réflexion, il y en a de plus efficaces.
La question à laquelle nous sommes renvoyés pourrait être posée ainsi : jusqu’à quel point les bibliothèques modernes – les médiathèques – font-elles le jeu de la société capitaliste, de la « marchandisation » du monde, et donc de la dépendance des individus – autrement dit de l’aliénation ? La question peut être déclinée de deux manières complémentaires : en travaillant à l’intégration sociale des individus, n’est-ce pas leur aliénation qui est favorisée ? En faisant place aux produits « marchands », la bibliothèque n’oublie-t-elle pas son rôle culturel, et la « culture de soi-même », la culture qui ouvre au contraire à une « compréhension critique du monde », à l’émancipation, à la liberté ?
Par ailleurs, des interrogations sérieuses peuvent être portées sur bon nombre d’aspects du fonctionnement, des conceptions du service public et de l’exécution de leurs missions par les bibliothèques, sur l’abondance d’idées toutes faites – constitutives d’un certain prêt-à-penser – qui tiennent souvent lieu de pensée théorique. Quant à « penser nos missions dans la perspective du changement social », il me semble que les bibliothécaires sont déjà – toujours – nombreux à le faire.
Mais Bruno David ne pose ces questions qu’à travers ses propres réponses, assénées dans un long développement particulièrement difficile à lire. Loin de situer « d’où il parle », de donner quelques repères relatifs à la famille de pensée (?) à laquelle il se rattache – pour simplifier : une mouvance anarchiste, mais le terme ne figure pas –, Bruno David attaque dès le départ : pour lui, le discours humaniste des bibliothécaires ne serait qu’une vaine rhétorique masquant la soumission des bibliothèques à la modernité marchande, et leur rôle « de maintien de l’ordre » serait fidèle à leurs « origines policières ». Parce que, pour lui, les choses sont claires : contre les « assommoirs » de la fin du XIXe siècle, le patronat a inventé les syndicats, l’école, et les bibliothèques pour assurer le maintien de l’ordre social. Quel dommage pour la révolution puisque ces assommoirs étaient en fait des « lieux privilégiés de la sociabilité populaire où se partagent les rêves de refondation du monde »…
Je ne me livrerai pas ici à un démontage point par point des arguments avancés tout au long de ce long texte, en apparence brillant mais qui, à l’analyse, n’est guère qu’une logorrhée nihiliste. Bruno David peut bien penser ce qu’il veut, mais il a le devoir, s’il veut s’expliquer, de le faire avec honnêteté. Je me contenterai de pointer quelques éléments, qui montrent suffisamment l’imposture intellectuelle. Laissons de côté la plus naïve manifestation de cette imposture, qui consiste à citer à tort et à travers Schiller ou Bakounine, Pelloutier ou Debord, W. Benjamin, Marx et Freud, voire la Marseillaise (modifiée). Ce qui devient par exemple : le bibliothécaire est flatteur « des impulsions versatiles » et du « narcissisme primaire » de l’usager au sens freudien : beau sujet d’étude… Quand au code de déontologie de l’ABF, il ne serait qu’un « catéchisme positiviste ». Il y a des analyses plus efficaces !
Bruno David affirme sans références, sans citations, mais en généralisant, comme si ses idées étaient des évidences. Quelques exemples suffiront, je pense, à situer la méthode. Je cite : « Le fantasme de l’union des classes a toujours été le fantasme de la gauche » et « Aujourd’hui en France, la question de la démocratisation de la vie politique ne se pose plus ». Affirmations pour le moins contestables ! « Lorsque la bibliothèque célèbre les différences, c’est pour affirmer qu’elles ne comptent pas… » Sur quelles citations, sur quels faits s’appuie l’auteur pour affirmer que les différences « ne comptent pas » pour les bibliothécaires ? Ou bien : « Les analyses qui prennent acte des débordements du consumérisme pour justifier la nécessaire modernisation des bibliothèques cachent à peine une adhésion enthousiaste aux valeurs qui font ce monde-là. » Adhésion enthousiaste ? Voilà une affirmation qui devrait être solidement étayée ! Autres formules du même tonneau : « Ils sont de plus en plus nombreux ceux qui… » ou « Pour ses théoriciens, la bibliothèque moderne n’a pas pour mission d’aider à comprendre le monde, mais à s’y adapter ». Comment dénombrer les « nombreux » ? Quels sont ces « théoriciens » ?
Bruno David avance sans preuve des résultats d’études non menées : « Aussi est-on assuré de toujours trouver dans les rayons des médiathèques publiques les dernières versions, en plusieurs exemplaires, des manuels d’informatique alors que la présence des grandes œuvres de la critique sociale qui jalonnent la “tradition des opprimés” (W. Benjamin) sera toujours improbable. » Quelle enquête, basée sur quels titres, permet à Bruno David d’affirmer cela ? Ou bien : « On peut affirmer qu’une bibliothèque “traditionnelle” a plus de chance de remplir une mission culturelle qu’une médiathèque… » Le passé l’a-t-il démontré, par exemple avec un taux de fréquentation supérieur aux taux actuels ? En ce qui concerne la « soumission » des médiathèques aux lois du marché des biens culturels, son grand thème, la lecture de l’enquête de Claude Poissenot dans BiblioAcid, par exemple aurait pu éviter à Bruno David cette absurde contrevérité. Et que dire de l’affirmation : « … Nombre de bibliothèques proposent des “ateliers rap” où l’on entraîne les apprentis rappeurs des banlieues à canaliser leurs refus dans les révoltes permises » ? Combien exactement ?
Bruno David emploie des termes grossièrement méprisants, autant à l’égard des citoyens en général et de la citoyenneté en particulier, que de ses collègues : « … Les obsédés du “taux de pénétration” (parmi lesquels des féministes bruyantes)… » ; « les vestales chargées d’entretenir le feu sacré de la cohésion sociale » ; « la technicisation du métier de bibliothécaire » ne serait que la « mise en place de savoir-faire à portée intellectuelle limitée, voire nulle » ; les « jérémiades du féminisme grand bourgeois » ; « les classes dangereuses » ou les « classes subalternes », « les comportements égocentriques » des usagers ; etc.
Bruno David opère constamment par glissements de sens, procédé qui consiste, par exemple, à détecter dans « l’arsenal idéologique de n’importe quel élu à la culture » un slogan utilisé localement par un espace culturel Leclerc, pour critiquer celui-là à travers celui-ci. Ou bien à utiliser le mot « patron » à la place du terme « entreprise » pour désigner les services proposés à celle-ci : il est évident « qu’acquérir des documents pour l’activité professionnelle du patron » n’a pas la même valeur que « proposer un service de documentation aux entreprises, à leurs salariés, aux artisans et aux PME »… Évidemment, mettre à disposition des outils de recherche d’emploi, des méthodes de rédaction de CV ou Internet pour postuler, c’est aider l’autre à construire son esclavage.
Autre glissement du raisonnement, celui qui consiste à critiquer – comme « coup de force » – les propositions d’ouverture élargie des bibliothèques, notamment le dimanche, après avoir démontré que l’ouverture des supermarchés ce jour-là était une affaire de gros sous : ainsi, « la bataille de la lecture est soluble dans le calcul de la plus-value ». On fait de grosses recettes, le dimanche en bibliothèque ? Ou bien – comme le faisaient autrement mieux les situationnistes – à inverser les termes d’une expression : « Une profession si bien en phase avec son époque que, pour elle, entreprise culturelle est synonyme de culture d’entreprise. »
Je m’arrêterai cependant sur trois affirmations, parmi beaucoup d’autres, notamment parce que je suis nommément cité ou indirectement interpellé.
Libre à Bruno David de défendre le repos dominical, comme « dispositif ayant pour fonction d’atténuer et de circonscrire les dommages unilatéraux qu’implique l’exercice débridé de la “liberté du travail” ». Qu’il aille alors plus loin, en dénonçant, dans tous les secteurs où elle se pratique, cette atteinte « importée de l’entreprise » au juste droit des travailleurs : la santé, les transports, la sécurité des personnes et des biens, l’alimentation… Qu’a-t-on à faire de lire le dimanche ! La libération, oui, mais un jour ouvré !
Il faudrait, si on le comprend bien, que les médiathèques « ruinent les illusions du progrès » en n’introduisant pas les technologies numériques, les plus aliénantes, les plus susceptibles de provoquer « le désarroi des jeunes en difficulté ». Je doute que Bruno David ait réellement observé le comportement des jeunes – en difficulté ou pas – devant un ordinateur, ait eu l’occasion d’observer l’utilisation des moyens audiovisuels dans le cadre d’actions d’alphabétisation. Que l’utilisation de ces techniques puisse aussi contribuer « à déposséder toujours plus de la maîtrise de son existence », cela reste à démontrer, et Bruno David ne le fait pas. C’est bien sur www.pelloutier. net que j’ai été pour mieux connaître cet auteur. On peut rappeler que les pires totalitarismes que notre monde ait connus ne disposaient pas de ces technologies, et s’appuyaient sur le verbe et l’écrit pour se faire plébisciter.
« Non contente de conspirer à l’inintelligibilité du monde, la dénégation que la culture est marchandise […] participe d’une vaste opération de brouillage. » On aura compris que le raisonnement de Bruno David s’appuie sur des prémisses commodes, consistant à affirmer que les bibliothèques font exactement le contraire de ce qu’elles affirment dans leurs discours « humanistes », et que les bibliothèques contribuent puissamment à la « normalisation marchande ». Mais il me semble bien qu’en assurant la permanence de la disponibilité presque ou totalement gratuite des marchandises culturelles, les bibliothèques opèrent un mouvement inverse : mouvement qui consiste à libérer objectivement les biens culturels des caractéristiques marchandes, notamment la rareté ou l’excès de visibilité organisés, le caractère éphémère et le coût d’accès, à les libérer de la profusion et de la confusion pour en mettre en valeur la pertinence, pour en assurer l’accès libre et pérenne.
La radicalité de sa critique, et son aveuglement font enfin que Bruno David passe à côté de quelque chose. Il souligne, dans sa dernière note, la 29, l’intérêt des « systèmes d’échange locaux qui […] expérimentent en dehors de toute orthodoxie doctrinale un mode d’économie non marchande et de relations sociales fondées sur la réappropriation du cadre de vie et de la vie quotidienne ». Voilà un point qui aurait mérité mieux qu’une note, et qui interpelle le professionnel : la bibliothèque n’est-elle pas souvent utilisée malgré le bibliothécaire – ou avec sa complicité, dans cette expérimentation ? Dans une part de mon action de bibliothécaire, j’ai l’impression d’avoir fait cela : construire et maintenir en état de marche un lieu, un outil à la disposition de cette expérimentation, de cette réappropriation. Du simple fait qu’un petit groupe de personnes puisse se réunir anonymement autour d’une table de travail, qu’une personne puisse en aider une autre dans son itinéraire intellectuel personnel, dans l’anonymat le plus complet et hors du regard des bibliothécaires, jusqu’à la collaboration avec une université populaire, l’éventail est large !
Ironiquement bien sûr, ultime pirouette, Bruno David conclut : « Bibliothécaire, un métier d’avenir. » Est-il si sûr de vouloir continuer à l’exercer lui-même en cohérence avec ses idées ?