L'institutionnalisation de la lecture publique
ou la grande trahison des bibliothèques municipales
Claudine Belayche
« Le manège enchanté des bibliothécaires » a une immense vertu (au moins) : nous obliger à réfléchir aux fameuses « missions » des bibliothèques publiques, celles que tout un chacun considère comme évidentes, les uns citant le Manifeste de l’Unesco (récent sujet d’un concours territorial), d’autres et les mêmes la Charte du Conseil supérieur des bibliothèques (défunt ?), et les considérants de la « politique documentaire » selon Bertrand Calenge…
Bruno David nous demande de revoir la place de la bibliothèque de lecture publique (municipale et départementale) dans la société, à l’aune de ces présupposés : contribuer par la mise à disposition de tous supports au développement de la culture, des loisirs, de l’information, de l’éducation, et même… participer à l’intégration dans la société de l’information. Pour notre collègue, ces missions font partie d’un seul objectif (je résume très rapidement) : participer à l’insertion dans la société telle qu’elle est, dans le monde « capitaliste » tel qu’il est… avec ses modèles de consommation, d’individualisme… en un mot, la bibliothèque serait devenue un moyen de conforter l’ordre établi, sous des discours sinon révolutionnaires, du moins parfois militants « de gauche ».
Ces arguments me paraissent effectivement défendables.
- Oui : le discours maintenant bien rodé sur la nécessité de « conforter le lien social, de provoquer la rencontre, et quel lieu mieux que la bibliothèque au cœur de son quartier », ce type de texte se retrouve dans toutes les inaugurations, d’ailleurs écrit aussi par les bibliothécaires.
- Oui : en conséquence, la politique de la ville depuis les années 1990 a intégré les équipements de proximité (donc les bibliothèques de quartier, avec un certain enthousiasme) dans la lutte contre le délitement social et les exclusions (notamment celle induite par l’illettrisme).
- Oui : dans une société de plus en plus individualiste, où le droit de l’individu a largement remplacé le souci du collectif, les bibliothèques se sont mises à rechercher des « services » adaptés à des publics différents et variés. La bibliothéconomie contemporaine cherche à mettre l’usager au centre des préoccupations, à élaborer des propositions adaptées à des « segments de publics »…
- Oui : cette segmentation des publics et de leurs besoins conduit au « marketing » dans les bibliothèques, concept venu directement des États-Unis et du Canada, pays où les usagers sont dénommés « patrons », car l’organisation des bibliothèques publiques est fort différente de la nôtre, et les usagers sont vus comme des actionnaires de leur établissement.
- Oui : les principes de développement de politiques documentaires « très raisonnées », appuyées sur des chiffres, des statistiques, lissent les acquisitions et les rendent souvent peu perméables aux idées extrêmes ou aux courants littéraires « ésotériques » ou marginaux. À ce sujet, Louis Seguin, dans une livraison de la Quinzaine littéraire 1, avait été fort critique sur les nouvelles pratiques des acquisitions en bibliothèque, suite notamment aux parutions des ouvrages de Bertrand Calenge 2.
- On pourrait noter, pour abonder dans le sens de Bruno David, (et analyser) combien, dans les réflexions sur les politiques d’acquisitions, sont beaucoup plus largement traitées et valorisées les acquisitions de « petits éditeurs » de littérature 3 que les publications de « groupuscules » ou mouvements politiques minoritaires.
Alors, dans le constat, on ne peut que très largement partager les remarques de B. David.
Mais son propos présuppose, me semble-t-il, que les bibliothèques participent d’un objectif de révolution, qu’elles auraient en quelque sorte trahi. Qui – où et quand – a écrit que les bibliothèques ont pour objectif ou mission de développer ou de construire une critique (que l’on devine marxiste dans les mots de Bruno David) fondamentale de la société contemporaine ?
Il y eut dans l’histoire du mouvement ouvrier des révolutionnaires qui se sont intéressés aux bibliothèques : Bruno David cite Fernand Pelloutier. Dans son projet – en partie mis en œuvre – de création de bourses du travail, la bibliothèque tenue par et pour les ouvriers fait partie de l’apprentissage de la lutte des classes, et, partant, de la révolution en marche.
Dans la même veine, pendant la Guerre d’Espagne, Durruti, à la tête de ses colonnes anarchistes, ouvre une bibliothèque 4 dans chaque village libéré : marque que la liberté donnée au peuple d’avoir accès au livre, au savoir, fait partie intégrante de sa libération. Mais cette bibliothèque – ces quelques livres – a une expression objectivement, sans conteste, engagée au service de la révolution.
Certes, il y eut, dans les années 1960-1970 en France, des bibliothécaires militants, nettement et politiquement ancrés à gauche, qui ont convaincu leurs élus de créer des bibliothèques publiques. De là à induire que ces mêmes BM seraient devenues par là même les fers de lance de la révolution… le pas est difficile à franchir !
Les vocables de « bibliothèque citoyenne » ne sauraient laisser croire que, par une curieuse exception de l’histoire, un établissement dépendant en totalité de crédits publics – et donc institutionnels – puisse être en capacité de s’en affranchir pour mener une politique en opposition totale avec ses tutelles et/ou financeurs. Quand Jules Ferry a installé, avec l’école obligatoire et laïque, des bibliothèques proches des écoles, et en quelque sorte dans leur continuité, il le faisait dans un objectif clairement énoncé d’éducation, de continuation de l’école : d’ailleurs, les lectures proposées devaient édifier, être vertueuses, incitatrices au travail… De leur côté, les bibliothèques municipales étaient ouvertes aux érudits, conservaient dans les lambris cirés les documents patrimoniaux et les textes classiques des humanités.
Même si, dans les équipes, existent encore des bibliothécaires militants, engagés, les politiques des bibliothèques sont définies par des collectivités publiques, dans le souci de leurs orientations générales, et dans leur grande majorité les collectivités territoriales n’ont pas adopté de posture révolutionnaire.
Mais nous devons également rester très modestes : il serait évidemment illusoire de penser que les bibliothèques auraient une influence décisive sur le modèle politique ou social, qu’elles puissent – même participant du service public – créer un mouvement inverse du « mouvement social » ou de la société. Et ce mouvement aujourd’hui, qu’on l’approuve ou le critique, va vers l’individualisation plutôt que vers la lutte collective, vers des comportements consuméristes plutôt que des comportements « citoyens ».
On peut aussi déplorer que la démocratisation de la culture, objectif énoncé depuis trente ans, n’ait pas donné les résultats qu’escomptaient ses initiateurs, même si l’on peut aussi penser qu’elle a réussi en partie, puisque, malgré tout, il y a plus de visiteurs et d’emprunteurs dans les bibliothèques, les musées…
Certes, les précurseurs de l’action culturelle, dans les années 1950, avaient rêvé autre chose ! Comme probablement notre collègue B. David…