La recherche sur / à / par / pour...
Anne-Marie Bertrand
La recherche sur la bibliothèque, à la bibliothèque, par la bibliothèque, pour la bibliothèque… Diversité grammaticale qui signifie que la bibliothèque est tantôt un objet, tantôt un terrain, tantôt un outil de recherche.
« Peut-on considérer les bibliothèques comme un champ de recherche ainsi que semble nous y inviter le thème de ce dossier ? N’ont-elles pas été plutôt des objets de recherche investis par des chercheurs en quête d’un terrain ? », s’interrogeait Yolla Polity en 2001 dans un précédent dossier du BBF 1. Elle identifiait 90 thèses soutenues entre 1971 et 2000, ce qui n’est pas un mauvais résultat. En analysant les chiffres, discipline par discipline, on est cependant amené à trouver ces chiffres moins flatteurs : un tiers des thèses émargeant des sciences de l’information, un tiers de disciplines diverses (médecine, littérature, études ibériques, gestion, etc.), un tiers des disciplines qui font l’objet de ce dossier (histoire, sociologie ou sciences de l’éducation), traitant de sujets aussi différents que l’indexation documentaire, le marketing des bibliothèques, l’histoire des bibliothèques ou la sociologie des publics, cela fait un rythme annuel assez peu soutenu.
Objet de recherche ? Terrain de recherche ? Qu’en est-il pour les institutions culturelles proches, comparables, que sont les archives ou les musées ? Un colloque coorganisé par le musée du Louvre et l’Institut national du patrimoine sur les métiers du patrimoine, les 21 et 22 janvier derniers, nous apporte opportunément quelques éclairages.
Sur / à / par / pour… les archives
Isabelle Chave (Archives départementales de la Somme) souligne que la question de la recherche dans les archives n’est pas neuve, puisqu’elle a fait l’objet du congrès de l’Association des archivistes français (AAF) en 1965, « Les archives, centres de recherche historique ».
Mais, ajoute-t-elle, depuis trente ans, les archives ont connu des modifications considérables, que ce soit sur le plan technique (les archives électroniques), celui des publics (avec l’explosion du nombre des généalogistes amateurs) ou de l’identité professionnelle des archivistes.
Si l’on fait de la recherche dans les archives, dit-elle, c’est principalement aux Archives nationales, où l’ampleur des fonds et la diversité des partenaires expliquent que le public scientifique, universitaire, représente 50 à 60 % du public – alors que, dans les archives territoriales, la recherche universitaire ou scientifique ne compte que moins de 20 % des usagers, les généalogistes en représentant 75 %.
Les archivistes font-ils de la recherche ? On leur demande avant tout d’être des administrateurs (surtout dans les archives territoriales), de se livrer à des activités de gestion, de connaître les outils informatiques, d’exercer le contrôle sur les archives de leur ressort… « Dans ce contexte, l’activité de recherche relève plus que jamais d’une implication personnelle », conclut Isabelle Chave. Il n’y a donc pas de relation entre la richesse des fonds et l’intensité des rapports avec le monde de la recherche.
On se souvient de la question connexe, posée lors du colloque organisé en 2003 par l’École nationale des chartes et l’AAF : « L’archivistique est-elle une science ? » – question à laquelle fut globalement apportée une réponse nuancée. Mais les archives elles-mêmes, comme institution, font-elles l’objet de recherches 2 ?
Sur / à / par / pour… les musées
C’est à un constat moins sévère mais tout aussi pessimiste que s’est livrée Marie-Paule Vial (Musée des beaux-arts de Marseille), lors du colloque du Louvre. Pour les mêmes raisons que pour les archives, le lien entre le musée et la recherche est évident au Louvre, mais divers dans les musées territoriaux.
La part consacrée à la recherche a tendance à diminuer : « La lecture du code des marchés publics m’occupe bien davantage que la lecture des revues savantes », dit-elle. Le paradoxe est sans doute plus fort, plus difficile à vivre que dans les archives, tant les conservateurs de musée ont aussi à « inventorier, décrire, analyser, documenter, commenter un objet », alors que les critères de recrutement, dans les collectivités territoriales, cherchent à identifier « le bon gestionnaire, bon administrateur, bon manager, celui qui va savoir encadrer une équipe et porter des projets ». La fonction scientifique du conservateur est occultée, voire niée, par les collectivités territoriales, dit-elle encore. D’où un malaise identitaire : que devient la légitimité de l’expertise du conservateur, si l’employeur n’y voit qu’un « effet de l’ego », une coquetterie ?
Malgré ces tensions, même si les conservateurs sont moins que jadis des chercheurs, on continue à produire du savoir dans les musées, à rédiger des catalogues, à faire connaître les collections, à procéder à des acquisitions… Mais la recherche, répète Marie-Paule Vial, est désormais réduite à « la portion congrue ». Jean-Pierre Cuzin, adjoint au directeur général de l’INHA, souligne, à juste titre mais peut-être cruellement pour ses lecteurs, que « s’il fait partie des missions du conservateur d’étudier, de cataloguer les œuvres dont il a la charge, d’autres que lui peuvent y contribuer. Il y a longtemps que des professeurs d’université participent à la vie des musées […] » 3
On peut souligner que, lors de son intervention, Marie-Paule Vial n’a pas évoqué le musée comme objet de recherche : pourtant la muséologie a eu son heure de gloire 4 et une revue est spécifiquement consacrée aux études de publics des musées 5. L’histoire des musées a ses historiens qui ont produit des travaux remarquables 6 et les musées des beaux-arts ont trouvé leur place dans Les lieux de mémoire 7, distinction que la Bibliothèque nationale ni aucune bibliothèque de province n’ont méritée…
Sur / à / par / pour… les bibliothèques
Si l’on applique le même questionnement aux bibliothèques, on trouvera des réponses partiellement comparables. Deux aspects sont, là aussi, plus volontiers traités : la bibliothèque comme lieu de recherche et la place du bibliothécaire comme chercheur.
Lieu de recherche au sens large, la bibliothèque l’est d’évidence ; lieu de recherche plus spécifique, elle l’est quand il s’agit de travailler sur les collections (leur signalement ou leur histoire). La Bibliothèque nationale, comme les Archives nationales ou le Louvre dans leur domaine, est le lieu d’excellence pour ces travaux : depuis 2003, de jeunes « chercheurs associés » travaillent sur les collections de la bibliothèque 8, des chercheurs étrangers sont accueillis pour de longs séjours, et, bien entendu, le personnel de la BnF continue à travailler aux chantiers ouverts depuis parfois longtemps 9.
Le bibliothécaire est-il un chercheur ? La liste des articles, contributions et analyses ayant abordé cette question est fort longue 10 et la réponse embarrassée. Le bibliothécaire (le conservateur de bibliothèque), contrairement au conservateur de musée, n’a pas parmi ses missions celle de travailler sur les collections de son établissement. Si les musées, dans le champ scientifique, sont difficilement dissociables de l’histoire de l’art, de l’histoire du goût, de l’histoire du patrimoine, les bibliothèques, en revanche, ne sont pas liées (ou beaucoup plus lâchement) à l’histoire de l’édition, l’histoire de la littérature ou l’histoire de la lecture.
C’est un objet de recherche tout aussi identifié que le musée mais que le lien moins étroit avec la recherche sur les collections rend peut-être plus polysémique, capable d’investissements dans le champ historique, mais aussi sociologique, économique ou politique. La bibliothèque est peut-être vue plus facilement comme institution que comme réceptacle (d’œuvres qui font elles-mêmes l’objet de recherches).
Ou bien faudrait-il dire, au contraire, que le lien moins étroit avec les collections rend la bibliothèque moins visible ? Moins digne d’intérêt ? Aux bibliothécaires, sans doute, de souligner l’intérêt de la bibliothèque comme objet de recherche.