Le cycle de vie du document
Anne-Marie Bertrand
Le colloque « Le numérique : impact sur le cycle de vie du document », qui s’est déroulé à Montréal du 13 au 15 octobre dernier, était une coproduction de l’Enssib (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, à Villeurbanne) et de l’Ebsi (École de bibliothéconomie et de sciences de l’information, à Montréal). Son objectif était de traiter de façon interdisciplinaire la problématique suivante : « La numérisation, la diffusion des formats numériques originaux, les nouvelles méthodes d’indexation et d’analyse du document ainsi que le fonctionnement en réseau changent les données de base de la vie du document qui devient une sorte de phénix incessamment renaissant » (programme du colloque). Un phénix, un « protée », ajouta François Dupuigrenet-Desroussilles, directeur de l’Enssib, dans son discours d’ouverture : « Le document devient un objet vivant […]. Il convient de reconsidérer la notion même de cycle de vie, en particulier le cycle de vie du livre ancien au-delà de sa genèse. » C’est ainsi une double approche qui prévalut dans ce colloque : celle des spécialistes des sciences de l’information (et, notamment, du document numérique) et celle des historiens du livre. Double approche qui donna lieu à deux monologues croisés plutôt qu’à un véritable dialogue, tant les questionnements et les outils des uns et des autres sont éloignés.
Document numérique et livre ancien
Quels sont les (nouveaux) problèmes posés par le document sur support numérique ? Geneviève Lallich-Boidin (Université Lyon I) et Florence Sédes (Université Paul Sabatier, Toulouse) en énumérèrent quelques-uns : la pérennité du support, la datation du document, son intégrité, la question de l’antériorité (et de la propriété intellectuelle), la reconstruction du contexte, le « nommage » (identification des différentes versions, détection de changements, identité du document). Évoquant l’écart entre le temps du discours et le temps de l’espace documentaire (qui concerne un corpus, avec une syntaxe et des datations propres – par exemple, dans une revue de pairs, un article est soumis, révisé, accepté, puis publié), elles définirent un troisième élément : le temps de la lecture. La question particulière du cycle de vie des documents éphémères fut traitée par Carol Chosky (Indiana University), Lyne Da Silva (Ebsi) et Kataryna Wegrzyn-Wolska (École supérieure d’informatique, Fontainebleau) : la première page des journaux en ligne, les SMS, les e-mails, les documents dynamiques peuvent-ils, et comment, être indexés et conservés pour rester accessibles ?
Documents plus pérennes, les documents patrimoniaux évoqués par Isabelle Westeel (BM de Lille) qui insista sur deux notions : la notion de corpus doit être prise en compte dans la création de bibliothèques numériques, alors que, trop souvent, ce sont les raisons techniques (petite taille, numérisation facile) qui priment aujourd’hui sur les choix scientifiques ; la notion de contexte est, elle aussi, primordiale (« Les livres ne sont pas désincarnés ») et complexe, puisqu’elle englobe l’histoire de l’exemplaire, le rapport entre le texte et l’illustration, la réception du document et ses filiations – en somme, son cycle de vie. Dans un autre registre, Claudette Hould (Université du Québec à Montréal) évoqua les questions d’accessibilité des documents iconographiques (que la numérisation rend, paradoxalement, plus difficile) et Marie-Hélène Dougnac (Enssib) l’accès à l’information pour les handicapés visuels – qui devraient pouvoir faire des choix documentaires, et non plus par défaut en fonction de l’accessibilité des documents (Gallica, numérisée en mode image, leur est à 90 % inaccessible).
Deux mondes à part
Ainsi, sans sombrer dans la caricature, ce sont bien deux approches divergentes qui apparurent : les unes centrées sur le document lui-même, les autres considérant non seulement le document mais aussi ses usages et ses usagers. Pourtant, un effort de synthèse a été tenté, notamment, par Geneviève Lallich-Boidin qui propose un « point de vue dynamique » : le document n’existe que parce qu’il a un lecteur – assertion qu’elle illustre par l’exemple de la grotte Chauvet qui, dit-elle, n’existait pas avant qu’elle soit « inventée ». Je ne suis pas sûre que ce point de vue soit acceptable pour l’historien – même s’il peut l’être pour le littéraire.
Passons sur quelques banalités – avec le numérique, le paradoxe d’une diffusion large et d’un cycle de vie de plus en plus court ; le prêt entre bibliothèques déclinant dans les disciplines où l’offre électronique est la plus importante. Glissons sur quelques formules jargonnantes – « les polylogues synchrones », « documentariser le fragment ». Et arrêtons-nous sur l’interrogation finale : tous les documents doivent-ils être conservés, indexés, accessibles ? Ne faut-il pas, à un moment, arrêter – et se résigner, par exemple, à ce que les e-mails soient périssables ?
Deux discours croisés, deux disciplines mais aussi deux mondes : un collègue africain (Bienvenu Akodigna) rappelant que, au Bénin, on trouve 9 téléphones pour 1 000 habitants.
Cette cohabitation, plutôt que confrontation, de deux discours est aussi une invitation à prolonger, renouveler, développer l’exercice – d’autres colloques Enssib-Ebsi devraient avoir lieu.
Ce colloque, parfaitement organisé par nos accueillants amis québécois, fut aussi l’occasion de visiter le chantier de la nouvelle Bibliothèque nationale du Québec, qui devrait ouvrir ses portes au printemps 2005 et qui, à vrai dire, a incontestablement des airs de médiathèque à la française – même si la rampe de circulation rappelle davantage la Bibliothèque universitaire de Paris VIII qu’une bibliothèque publique.