L'édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980
Michèle Piquard
Avec sa thèse que publie l’Enssib, Michèle Piquard nous livre un ouvrage de référence sur l’édition pour la jeunesse en France de 1945 à 1980. Après Annie Renonciat, qui s’était penchée sur l’entre-deux-guerres, Gilles Ragache, qui s’était intéressé à la Seconde Guerre mondiale, et Thierry Crépin, spécialisé dans la presse illustrée jusqu’en 1954, Michèle Piquard complète notre connaissance du fonctionnement de l’édition pour la jeunesse au XXe siècle et contribue avec brio à légitimer l’étude de la littérature enfantine, trop longtemps méprisée par la recherche.
S’appuyant sur des sources neuves, l’auteur a adopté une approche originale, fondée sur le point de vue économique et juridique du fonctionnement des maisons d’édition étudiées. La période de 1945 à 1980, extrêmement riche en mutations économiques, sociales et culturelles, était fort complexe à aborder : Michèle Piquard a su en restituer le foisonnement et les lignes d’évolution.
Elle s’explique sur ses sources en introduction : outre le traditionnel dépouillement de la Bibliographie de la France et des catalogues d’éditeurs, elle a pu accéder aux archives du Syndicat national des éditeurs, ainsi qu’à celles de la Chambre syndicale des imprimeurs et éditeurs imagiers de France et aux publications détenues par la Bibliothèque technique du Cercle de la librairie, sise à l’Institut Mémoire de l’édition contemporaine (Imec).
Mais surtout, elle a consulté les documents déposés au Registre national du commerce et des sociétés à l’Institut national de la protection industrielle (INPI), ce qui lui a permis de retracer l’évolution des dénominations sociales, des sièges et des objets sociaux, du capital social et de la structure juridique de 41 maisons d’édition. Cette démarche offre une connaissance objective et tout à fait instructive de l’évolution juridique et économique de ces sociétés qui suffit à expliquer certains partis pris éditoriaux.
Histoire des maisons d’édition pour la jeunesse
Le premier chapitre, passionnant, est consacré à l’histoire et à l’évolution des maisons d’édition pour la jeunesse de 1945 à 1980. En 1945, l’héritage du XIXe siècle pèse encore lourd pour certaines « maisons » ou « librairies » comme Casterman, Mame ou la Bonne presse.
Les années 1950-1960 seront marquées à la fois par le maintien de ces maisons traditionnelles et par le phénomène de la concentration et de la restructuration. On peut en prendre pour exemple le rapprochement des Éditions de l’Amitié-GT Rageot et de la librairie Hatier en 1951, présenté en détail, ou l’absorption en 1961 des Éditions GP par les Presses de la Cité. Mais, dès ce moment, de nouveaux venus apparaissent, comme Laurent Tisné ou Robert Delpire, novateurs d’un point de vue artistique.
Pourtant, ce sont les mutations et les ruptures de mai 1968 qui ouvrent une véritable brèche dans l’édition jeunesse traditionnelle : ainsi l’École des loisirs s’ouvre à la création étrangère, tandis que les jeunes éditeurs des années 1970 vont s’appuyer sur la renaissance d’un artisanat créateur, tels Harlin Quist, les Éditions des femmes ou le Sourire qui mord.
C’est essentiellement l’évolution de la structure juridique des entreprises qui va se révéler déterminante pour leur avenir et leur insertion dans un monde économique en pleine mutation. On découvre, grâce à la recherche attentive et obstinée de l’auteur qui consacre un chapitre au sujet, combien importent la nature et l’origine des capitaux, et combien le passage de la société en commandite simple, très contraignante, qui prévalait au début du siècle, à celui de la société à responsabilité limitée, plus souple, ou à la société anonyme, influe sur le développement des entreprises. Ces questions de statut ont été fondamentales dans l’adaptation aux nouvelles règles économiques de l’après-guerre. Les éditeurs qui ne l’ont pas compris, ou pas suffisamment tôt, en ont forcément souffert.
Les politiques éditoriales
Après s’être étendue sur l’implantation géographique des éditeurs et sur leurs spécificités catégorielles (éditeurs scolaires, de livres religieux, de littérature, de presse et de bandes dessinées), Michèle Piquard consacre un chapitre aux politiques d’édition et aux coûts de production. De 1945 à 1980, on assiste avant tout à un important phénomène d’industrialisation et de standardisation de la production d’ouvrages pour la jeunesse. Ce domaine de l’édition plus que tout autre est marqué par la systématisation des collections que les parents « acheteurs » choisissent avant même de choisir un auteur. La collection permet d’abaisser les coûts de fabrication et sa présentation matérielle revêt une extrême importance.
« Les grandes tendances de l’édition pour la jeunesse », étude thématique à la fois chronologique et synthétique, clôt l’ouvrage de manière magistrale. L’auteur a très rationnellement choisi d’isoler une première période allant de 1945 au milieu des années 1960, de la seconde s’étendant jusqu’au début des années 1980.
Jusqu’au milieu des années 1960, donc, Michèle Piquard insiste sur l’essor du livre documentaire, préconisé par l’Éducation nationale, favorisé par le développement des sciences et des techniques, par l’élargissement d’un public avide de promotion sociale et par le développement des moyens audiovisuels.
À partir du milieu des années 1960, en pleine période de mutations sociales, l’édition pour la jeunesse « craque » sous le poids de la massification et de la mixité scolaire, du renouvellement de la création artistique et du recours à la psychanalyse, selon Jean-Yves Mollier qui a préfacé l’ouvrage. Avec l’allongement de la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans, on découvre l’âge adolescent. C’est donc le roman pour adolescents qui constituera la grande nouveauté de cette période. Des collections spécifiques sont créées, telle « Plein vent », première d’une longue série.
Cette période se caractérise également par le triomphe de l’album. De nouvelles maisons d’édition se créent, ainsi que de nouveaux concepts. Michèle Piquard donne abondamment la parole aux jeunes éditeurs de l’après-mai 1968, et notamment à François Ruy-Vidal. Les Éditions des femmes, le Sourire qui mord, la Noria sont présentés en détail à titre d’exemples du renouvellement des stratégies artistiques, éditoriales, voire politiques, menées dès lors.
Michèle Piquard nous rappelle que l’internationalisation du livre de jeunesse s’effectue sur fond de signature du Marché commun en 1957, qui induit une concurrence accrue entre les éditeurs des différents pays, amenés à passer des accords de coproduction pour supporter les coûts de fabrication de livres en couleurs, plus attractifs. L’étude se conclut sur le nouveau dynamisme de l’édition pour la jeunesse à l’aube des années 1980, sur son ouverture vers l’extérieur, susceptible d’attirer des investisseurs et d’obliger les éditeurs à adopter de nouvelles structures, et de nouvelles stratégies.
Cet ouvrage très érudit se lit comme un roman, avec un plaisir sans cesse renouvelé. Il constitue une mine d’informations à conserver précieusement dans toutes les bibliothèques. Il reste à Michèle Piquard à écrire la suite !