Des jeunes et des bibliothèques
trois études sur la fréquentation juvénile
Rançon d’un certain succès résultant de l’évolution des secteurs jeunesse, de leur implantation dans les cités et de l’investissement des équipes, les jeunes constituent 40 % des inscrits dans les bibliothèques municipales. Mais rien n’est pour autant durablement gagné et, parmi eux, des jeunes, groupes d’ados bruyants, bousculent les us et coutumes des lieux ; parmi eux aussi, des jeunes, enfants sages d’avant l’âge bête, remettent en question l’idée d’une pratique apparemment acquise. À travers les usages observés dans plusieurs bibliothèques ou médiathèques par les auteurs de l’ouvrage Des jeunes et des bibliothèques, chacun retrouvera des facettes de son quotidien, mais, face à ces miroirs, déchiffrera sans doute autrement la logique de comportements contrariant l’image du lecteur rêvé.
Des a priori démontés
On ne sort pas indemne de la lecture de cet ouvrage qui démonte de nombreux a priori. D’une part grâce aux exemples insérés (tranches de vie, interviews, dialogues, paroles de jeunes mais aussi rapports établis par des bibliothécaires lors des crises) qui font sourire ou réfléchir, en permettant de mesurer, « à froid », l’écart entre les présupposés des bibliothécaires et ceux des jeunes. D’autre part grâce aux analyses et commentaires synthétiques et sans concession envers les jeunes mais également envers les personnels : de fait, les conflits ne sont ni nouveaux ni d’ailleurs spécifiques, mais ils ont rarement été observés d’aussi près et sous un angle relationnel (un conflit se joue au moins à deux…).
Les situations sont éclairées par les sous-entendus qui les produisent : la lecture silencieuse est-elle la seule et unique façon d’entrer en interaction avec les livres… notamment dans un lieu collectif ? La lecture de séries est-elle régressive ? L’idée étant que si les jeunes étaient déjà des lecteurs construits avant d’entrer à la bibliothèque, la mission des bibliothécaires de rendre les livres et la lecture accessibles au plus grand nombre en serait évidemment modifiée.
Mais on en sort revigoré car ces jeunes sont, malgré leurs incivilités, attachés à la relation avec les adultes (« Je suis bon en anglais quand le prof est super ») et c’est bien là l’enjeu. Bernard Charlot, enseignant à l’Université Paris VIII-Saint-Denis, donne le « la » dans sa préface : « Premièrement, les bibliothèques sont utilisées par la majorité des jeunes […] dans un usage conforme à leurs fonctions. Deuxièmement […] les jeunes pratiquent une lecture collective […] ; manque de culture ? Non, car ces jeunes retrouvent une posture qui historiquement a été longtemps la position dominante. À l’aune de l’histoire, la lecture individuelle et silencieuse est un phénomène assez récent. Non également, car psychologues et didacticiens ont montré l’importance des interactions dans le développement des structures cognitives […] ou l’appropriation des significations. »
Publics juvéniles, usages collectifs
La première étude, intitulée « Bibliothèques, publics juvéniles, usages collectifs », est la synthèse en 50 pages d’une enquête menée dans six bibliothèques (de villes différentes volontairement non nommées) par Nassira Hedjerrassi (universitaire à Strasbourg). Basée sur le repérage de convergences d’évolution entre école et bibliothèques, N. Hadjerrassi s’est intéressée aux comportements d’appropriation du lieu, aux logiques de regroupement par table, aux comportements des filles, aux rapports entre annexes et centrale, à la médiation (quel rôle pour les éventuels vigiles : démocratiser ? resacraliser ? pacifier ?), appellant à réinventer des stratégies d’accueil (en trouvant des solutions locales comme des tables à langer, des tables soudées et structurantes…) et surtout à privilégier l’hospitalité plutôt que l’hostilité.
La deuxième étude, « Usages pluriels des bibliothèques : règles et conflits », vise plus particulièrement à élaborer un mode explicatif des conflits. Cette enquête, réalisée à Marseille sur une année par trois chercheurs, Patrick Perez et Philippe Vitale (Université de Provence) et Fabienne Soldini (CNRS), est davantage centrée sur l’observation de la lecture collective et de ses modalités, souvent génératrices de tensions mais démontrant parallèlement que le collectif a des fonctions socialisantes, rassurantes face à la peur ou à l’effort de la lecture en tête à texte.
À travers l’analyse des relations avec le personnel et des solutions adoptées (séparation des publics, recrutement de résidents du quartier, exclusion temporaire), la conclusion confirme l’indispensable proximité de service public légitimé par le fort attachement des équipes au cœur des quartiers.
Pour (bien) en finir avec la section jeunesse
La troisième étude, « Âge tendre, âge de raison : grandir en section jeunesse », concerne le public des 9/12 ans, plus paisible mais paradoxalement délaissé de par sa discrétion. Cette enquête, réalisée par Martine Burgos (École des hautes études en sciences sociales) en collaboration avec Christophe Evans (Bibliothèque publique d’information), dessine en 50 pages le cheminement des enfants et leur appropriation des espaces et objets au sein de deux grands établissements du SAN de Saint-Quentin-en-Yvelines 1.
Or s’ils sont très présents en bibliothèque, « une histoire s’inscrit dans la temporalité » et le passage à la section adulte n’en est pas pour autant garanti. Là encore, la construction du rapport à la lecture solitaire est observée du point de vue de l’enfance et non de celui du prescripteur supposant chez les enfants une curiosité perpétuelle ; or la consolidation des acquis, la familiarisation avec les « techniques » que requièrent l’acte de lire et les textes, le risque que provoque chaque nouveau livre, tout cela demande un temps de pause préalable au désir d’autonomie.
« Seconde maison… », la bibliothèque est revendiquée comme lieu de vie par les ados et les enfants et « pour (bien) en finir avec la section jeunesse », Martine Burgos pose la question d’en favoriser les circonstances par des occasions de mixité intergénérationnelle à travers des projets reliant les secteurs jeunesse et adultes.
Des bibliographies élargissent le champ de ces études en se référant à des ouvrages de sociologie (dont certains se lisent comme des romans).