Quel avenir pour la recherche ?
L’année 2003 aura été marquée pour le monde de la recherche scientifique par une effervescence sous-jacente : les protestations à l’encontre des gels d’emplois, des annulations de crédits ou des baisses de subventions – justifiées, selon l’État, par l’ampleur des sommes non engagées ou non dépensées au cours des exercices budgétaires précédents – avaient revêtu la forme de pétitions pour « l’emploi scientifique », de prises de position dans les pages « Débat » des quotidiens nationaux et d’articles dans les magazines de vulgarisation scientifique. Les mouvements sociaux qui ont affecté le secteur scolaire au printemps ont éclipsé, dans les médias, les inquiétudes des chercheurs. Pour autant, ces derniers avaient engagé depuis de longs mois, dans le cadre d’un séminaire de l’École des hautes études en sciences sociales, une réflexion de fond, qui avait donné lieu à une journée d’étude organisée le 7 avril 2001.
L’ouvrage collectif Quel avenir pour la recherche ? qui paraît deux ans plus tard, en est l’aboutissement. Dirigé par « deux historiens du politique », comme ils se définissent eux-mêmes, le livre est préfacé par des scientifiques de renom et par Jean-Louis Crémieux-Brilhac qui fut l’un des architectes de l’organisation de la recherche en France. C’est en effet de l’impulsion donnée par le colloque de Caen de novembre 1956, qu’était née, deux ans plus tard, la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST). Le creuset de cette réflexion autant que de tels auspices expriment nettement le caractère politique de l’entreprise présente : au-delà de la question des moyens et de l’organisation structurelle de la recherche en France, il s’agit bien de refonder une ambition nationale qui s’inscrirait dans des choix gouvernementaux et dans une volonté des élus et des pouvoirs publics. Les textes rassemblés ici ont été écrits par une cinquantaine de chercheurs de toutes disciplines : ils s’adressent à l’opinion publique pour que prenne forme « une indispensable prise de conscience ».
Les indices du déclin
Sans chercher à en dresser une liste exhaustive, quels sont les indices de ce « déclin » de la recherche française ? Le faible impact international des publications des chercheurs, le nombre insuffisant de brevets, la désaffection des étudiants vis-à-vis des filières scientifiques, reviennent le plus souvent comme facteurs objectifs. Quant aux causes et aux lacunes, elles sont à la fois économiques, organisationnelles et « idéologiques », en ce qu’elles relèvent d’un certain état d’esprit.
Économiques, lorsque l’on mesure le surenchérissement des coûts d’accès à la documentation spécialisée, que l’on prend conscience de l’insuffisant financement du poste Recherche et développement des entreprises et du délaissement de la recherche fondamentale pour des motifs de « rentabilité ».
Organisationnelles quand on s’interroge sur le recrutement de chercheurs pour la vie (la « fonctionnarisation »), quand on déplore le manque d’autonomie des institutions et leur fractionnement, ce qui renforce le cloisonnement des disciplines ; ou bien encore quand on regrette la médiocre interaction des institutions publiques avec les entreprises et l’absence d’organes influents placés auprès du Premier ministre et du président de la République.
Enfin, sont évoqués des habitudes et des travers qui freinent le dynamisme de la recherche française : le conformisme d’institutions figées dans la reproduction de procédures bureaucratiques au détriment d’appels d’offres innovants inspirés des préoccupations des chercheurs eux-mêmes, la faiblesse des procédures d’évaluation des chercheurs, la méconnaissance de travaux étrangers, tout cela dans un contexte de méfiance de la population face au progrès scientifique et technologique.
Pour une politique européenne de la recherche
La première partie du livre (« Une pensée pour la recherche ») revient sur les évolutions qui ont transformé les manières de penser la recherche dans notre société. Ainsi l’augmentation des coûts, les attentes impatientes des décideurs qui privilégient le financement de la recherche appliquée au détriment de la recherche fondamentale alors qu’elles devraient rester profondément imbriquées, le renforcement des effets de mode devraient constituer des signaux d’alerte. Dans le même temps, le manque de culture scientifique des gouvernants et de la majorité des Français se conjugue avec l’émergence de craintes et de défiances à l’égard des avancées de la recherche (notamment dans le domaine biomédical) qui conduisent les scientifiques – entre médias et groupes de pression – à prendre position et à s’engager sur des questions qui regardent l’éthique autant que la politique.
Des propositions, plus que des solutions, sont avancées : corriger la fragmentation des recherches scientifiques et compenser leur hyperspécialisation par l’interdisciplinarité, ainsi que par un développement ambitieux des échanges internationaux de jeunes chercheurs, permettant aussi à des chercheurs français de travailler à l’étranger, comme à leurs homologues de séjourner chez nous.
Des suggestions sont faites pour réduire la fracture entre la recherche académique et industrielle (dont l’origine résiderait dans le parallélisme des classes préparatoires et de l’université qui sépare les jeunes gens en deux filières, « deux groupes de spécialistes »). Il conviendrait de favoriser l’osmose entre la recherche académique et les développements industriels par des cofinancements. Cela suppose l’émergence d’une « politique européenne de la recherche » qui sublimerait les politiques nationales qui s’avèrent encore loin d’être convergentes : seule l’Europe pourrait créer des réseaux internationaux capables de rivaliser avec les États-Unis.
Sur tous ces points, des accords existent mais des divergences aussi : ainsi, si tous appellent de leur vœu un engagement de l’État accompagné d’une moindre centralisation des décisions, les points de vue exprimés peuvent être très éloignés, par exemple sur le recrutement et la qualité de fonctionnaires de l’État des personnels de la recherche.
Pour une réforme de l’organisation de la recherche
Dans une deuxième partie (« Les enjeux d’une politique »), les contributions démontrent l’extrême complexité d’une adaptation au changement et de la mise en œuvre d’une réforme de l’organisation de la recherche. Tous s’accordent pour reconnaître que la conduite d’une politique scientifique étatique est nécessairement condamnée par la mondialisation économique et que, s’il ne s’agit pas de répéter les choix de la reconstruction nationale de l’après-guerre, dans un repli nostalgique, il s’agit bien d’en retrouver l’esprit… cette fois à l’échelle européenne. À rebours d’une conception libérale qui privilégierait les « demandes du marché » prises en charge par les entreprises et des instituts privés, les chercheurs réclament une autonomie financière et institutionnelle accrue des organismes et des universités, et estiment que la puissance publique doit aider les « esprits originaux » en soutenant les « domaines délaissés, car de faible intérêt marchand ».
Plusieurs contributions abordent les nouveaux défis que les scientifiques doivent surmonter : l’irruption de ce qu’il est convenu d’appeler la « société civile » qui intervient dans les choix scientifiques, à la suite de scandales sanitaires ou environnementaux, des injonctions morales, comme dans le cas de l’aide médicale à la procréation, une mutation profonde des conditions de production, d’édition et d’accès à l’information scientifique et technique (qui interroge au premier chef les bibliothèques), la redéfinition des missions et du rôle des dispositifs européens d’aide à la recherche (tels que le Conseil européen de la recherche) qui devraient être moins bureaucratiques, plus réactifs et plus flexibles.
Les chercheurs lancent le débat
Une troisième partie, plus rapide (« Les pouvoirs de l’expérience »), propose des pistes de réflexion inspirées par l’histoire de l’organisation de la recherche mise en place par la DGRST et les grands organismes de recherche. Les atouts et surtout les limites du legs du passé permettent une transition avec une quatrième partie consacrée aux institutions de la recherche (« La dynamique des institutions ») : le CNRS, l’Inserm, l’Inra, l’Université, l’École normale supérieure, l’École pratique des hautes études, l’Ena, EDF sont successivement présentés. Cette simple énumération montre que l’échelle et la nature des attentes comme des besoins sont très diverses. En matière de structuration et de moyens, il apparaît que les universités et le CNRS sont confrontés à des impératifs de réforme certainement plus considérables que les autres organismes cités : notamment, et cela concerne les bibliothèques, en termes d’adaptation des outils et des infrastructures de recherche aux priorités scientifiques.
Enfin, une cinquième partie offre une présentation du secteur des sciences de l’homme et de la société à travers les exemples de la science politique et de l’archéologie, mais surtout une réflexion critique sur leur objet même et sur leur apport pour une réflexion sur la recherche. Par ailleurs sont réaffirmées une nouvelle fois, après le rapport d’Alain Supiot en 2001 1 et celui de Maurice Godelier en avril 2002 2, les attentes spécifiques des chercheurs, assez différentes de celles de leurs collègues des sciences de la nature.
Alors que s’engage, selon la volonté du gouvernement, un débat national sur l’éducation, il est évident que les chercheurs français sont prêts à débattre et veulent prendre l’opinion à témoin ; là réside l’intérêt de cet ouvrage qui informe autant sur les derniers développements de la recherche française que sur la perception critique qu’en ont ses principaux acteurs : leur en donnera-t-on l’occasion ?