Pluralité culturelle et bibliothèques

Publics, collections et services

Juliette Doury-Bonnet

Comme l’a souligné Gérald Grunberg, directeur de la Bibliothèque publique d’information (BPI), en ouverture de la journée d’étude organisée par l’Association des bibliothécaires français (ABF) le 26 mai au Centre Pompidou, le thème « Pluralité culturelle et bibliothèques » fait écho à un débat dans la profession. Il a rappelé l’expérience de la BPI : 30 % des six à sept mille lecteurs qu’elle accueille chaque jour sont des étrangers.

Pluralité culturelle et citoyenneté

La sociologue Dominique Schnapper, dans son intervention « Pluralité culturelle et citoyenneté, entre particularisme et communauté », a apporté une réflexion théorique. Elle a mis en évidence le problème de la gestion des diversités culturelles dans une société démocratique : « La citoyenneté est un moyen de gérer la pluralité. » L’homogénéité culturelle a longtemps été considérée comme le ciment de la nation : il s’agissait alors de réaliser l’unification du pays autour d’une langue et d’une culture. Aujourd’hui, on célèbre la vertu des diversités considérées comme un enrichissement. Mais la sociologue a rappelé l’interrogation de Claude Lévi-Strauss : jusqu’à quel point les diversités n’empêchent-elles pas la vie collective ? Il faut réfléchir sur les limites. Source de la légitimité politique et du lien social, « la citoyenneté a comme principe de transcender toutes les formes de diversité. Tous les individus divers et inégaux vivent ensemble, car ils sont égaux en tant que citoyens. » Toute société nationale démocratique est multiculturelle de fait et par principe, car elle reconnaît la pluralité culturelle et historique, dans la neutralité de l’espace public. La séparation du politique et du religieux est caractéristique de toutes les démocraties, même si cela se traduit différemment selon les pays. Le principe d’inclusion de toutes les religions est fondateur de l’ordre démocratique. Les diversités peuvent se maintenir dans l’ordre du privé. Où passe la frontière entre le public et le privé, s’est interrogée Dominique Schnapper, en prenant l’exemple du droit familial ?

Mais si le principe de transcendance de la citoyenneté peut être formulé clairement, il ne résout pas tous les problèmes. L’espace public n’est pas abstrait. Si la citoyenneté se fonde sur l’idée de l’égale dignité de tous les hommes, l’inclusion ne peut prendre un sens que si les valeurs de la vie concrète ne s’y opposent pas. Dominique Schnapper a donné l’exemple des Afro-Américains qui n’ont obtenu effectivement les droits civiques qu’un siècle après la Guerre de Sécession. « Les limites de la diversité, a-t-elle souligné, c’est l’égale dignité de tous » : les cultures traditionnelles posent problème en affirmant l’inégalité de statut entre hommes et femmes.

Elle s’est interrogée sur la possibilité de construire un espace public qui reconnaisse toutes les diversités. La sociologue s’est appuyée sur le cas des langues en France. Il n’y a pas de réponse simple, a-t-elle reconnu. Les sociétés démocratiques sont des sociétés de tension entre la liberté et les contraintes. Il faut gérer les valeurs qui ne sont pas en harmonie, car les tensions peuvent devenir des contradictions. « L’acceptation de la diversité est relative à un pays, à une époque, à l’évolution des valeurs collectives. »

De plus, jusqu’à quel point les fonds publics peuvent-ils servir à entretenir des cultures minoritaires ? Si les demandes sont illimitées, les ressources ne le sont pas. « Ce n’est pas le rôle de la politique culturelle commune d’imposer le multiculturalisme à ceux qui ne le demandent pas », a-t-elle affirmé. Toute politique consiste à faire des choix. Il faut donner la priorité à ce qui entretient les valeurs communes (« ce qui est transmis par l’école »). La sociologue plaide pour une prise de conscience des tensions, « une gestion raisonnable de la transmission des cultures particulières ». « Mais le sens des choix devrait être celui qui favorise l’intégration. » En répondant aux questions de la salle, Dominique Schnapper a reconnu que « la citoyenneté a un caractère utopique et trahit ses propres valeurs. La France se réfère à des valeurs qu’elle ne respecte pas totalement. Il faut lutter pour qu’elles soient appliquées ».

Un défi social

La table ronde qui a suivi, animée par Dominique Tabah, responsable du pôle action culturelle et communication à la BPI, avait pour thème les enjeux et les problématiques de la pluralité culturelle en bibliothèque publique. Vincent Geisser, chercheur à l’Iremam (Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, Aix-en-Provence), s’est posé en profane. Il a récapitulé les éléments saillants relevés lors de la journée d’étude sur le même thème qu’avait organisée le groupe Provence-Alpes-Côte d’Azur de l’ABF à Marseille en 2002 1.Il avait alors noté trois registres récurrents : celui des tensions, celui des problèmes spécifiques aux bibliothèques et celui des solutions.

Comme d’autres espaces publics, les bibliothèques sont des lieux de tensions. Ainsi la conception universaliste, l’idéal de cohésion, la mission de service public visant à l’unité s’opposent à la volonté de tenir compte des particularismes locaux. Les bibliothécaires, « passeurs, opérateurs de cohésion », ont à la fois le souci de promouvoir des valeurs communes et celui d’être proches des populations et de prendre en compte les pluralités culturelles. Cette tension se traduit d’abord par le non-choix, l’indécision. À Marseille, les discussions débouchaient sur « un désemparement, un impensé institutionnel face à des expériences locales ». Mais il ne s’agit pas de jeter la pierre aux bibliothécaires et aux institutions : il y a une difficulté pratique à cerner le pluralisme culturel. Il y a par exemple des risques de folklorisation. Vincent Geisser a constaté aussi une tension entre les professionnels des bibliothèques et les décideurs politiques, les autorités de tutelle : il a senti la crainte « d’être instrumentalisés par des élus gadgétisés » si l’effet de mode s’oppose à la cohérence des politiques d’acquisition. Enfin, il y a tension entre les professionnels et les usagers eux-mêmes. Si les bibliothécaires ont « une conscience aiguë d’être au service du public », ils éprouvent « un sentiment d’impuissance face à des demandes multiples ».

Vincent Geisser a identifié des problèmes spécifiques aux bibliothèques. Le ciblage des publics en fonction du critère pluraliste risque de « réifier des identités qui ne correspondent plus à la demande ». Les acquisitions soulèvent aussi des questions, car ce qui relève de la pluralité culturelle est très divers : faut-il acheter des auteurs classiques français traduits en langues étrangères ? Des romans sentimentaux en langue d’origine pour les publics « à faible capital culturel » ? En ce qui concerne le personnel des bibliothèques, trois logiques dominent : la formation permanente en langues étrangères, la spécialisation au moment du recrutement et la médiation culturelle. Cette dernière option conduit à la création d’une catégorie précaire « indigène, néo-coloniale » de médiateurs culturels. Plusieurs solutions s’offrent aux décideurs : le soutien aux bibliothèques communautaires associatives, la création de secteurs spécialisés dans les bibliothèques municipales et l’augmentation des achats de livres en langues étrangères.

Souad Hubert, chargée des relations internationales à la BPI, est responsable de la section des bibliothèques au service des populations multiculturelles de l’IFLA 2. Elle a rappelé que les bibliothèques étaient un facteur d’insertion sociale et que 7 % de la population française avaient eu une autre langue que le français. Elle a cité en exemple le réseau scandinave des bibliothèques multiculturelles.

La table ronde de l’après-midi fut consacrée à des comptes rendus d’expériences. Les collections et les services, les partenariats et les réseaux furent évoqués au cours des interventions. Anne Volkoff présenta le service autoformation de la BPI, Thi Chi Lan Nguyen la médiathèque Jean-Pierre Melville et les fonds asiatiques à la ville de Paris, Dominique Tabah, Isabelle Famechon et Carine Mignard le travail de fond mené à la bibliothèque de Bobigny et dans toute la Seine-Saint-Denis, Jérôme Barthélémy le réseau de coopération dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris. Autant d’actions à long terme, « en dehors des coups de balancier politiques », comme l’a rappelé Dominique Tabah, dans sa synthèse de la journée, en insistant sur le nécessaire travail de coopération.