L'art en conflits

l'oeuvre de l'esprit entre droit et sociologie.

par Anne-Marie Bertrand

Bernard Edelman

Nathalie Heinich

Paris : La Découverte, 2002. – 273 p. ; 22 cm. – (Armillaire). ISBN 2-7071-3516-X : 21 €

En quoi ce livre à quatre mains, élaboré par une sociologue (Nathalie Heinich) et un juriste (Bernard Edelman), peut-il intéresser quelqu’un qui (comme moi) n’est ni sociologue ni juriste ? En ce que ses analyses en disent long sur la place de l’art dans une société en voie de judiciarisation accélérée. Je prends quatre exemples.

Uriner dans l’urinoir

Le 24 août 1993, un visiteur de l’exposition « L’ivresse du réel », au Carré d’art de Nîmes, urine dans la Fontaine de Duchamp, puis lui administre quelques coups de marteau. Couverture médiatique et procès s’ensuivent, donnant du grain à moudre à notre sociologue et à notre juriste. Cet intéressant paradoxe (pourquoi poursuivre quelqu’un qui a uriné dans un urinoir ?) leur permet de mettre en évidence le jeu du faux vandalisme et de la vraie performance, tout comme la relativité des gestes, des valeurs et des interprétations qui aboutit à une mystification (compliquée du fait que seuls les coups de marteau sont considérés comme du vandalisme, d’une part, et que ladite fontaine est un multiple, d’autre part).

Buren et Serra

En 1986, une tempête médiatique tenta de s’opposer à l’achèvement des Deux plateaux de Daniel Buren (plus connus sous le nom « les colonnes de Buren »), au Palais-Royal. À la même époque, le Tilted Arc (immense plaque d’acier) de Richard Serra, installé à New York, était démonté à la demande des riverains. Même controverse, solutions inverses : pourquoi ? C’est qu’en France l’artiste est protégé par le droit moral, alors qu’aux États-Unis, le copyright n’est qu’un droit matériel sur les bénéfices d’exploitation de ses œuvres. Richard Serra aurait eu gain de cause en France. Aux États-Unis, il n’aurait pu gagner que sous la protection du Premier Amendement, c’est-à-dire, explicite Nathalie Heinich, si son œuvre avait « comporté la moindre expression d’une position politique ou morale », alors que son caractère « conceptuel et abstrait » le lui interdisait.

Utrillo

En 1997, France 2 diffusait un reportage sur une exposition Utrillo, au musée de Lodève, en montrant les tableaux de l’exposition. L’ayant droit d’Utrillo intenta un procès, au motif que « France 2 ne lui avait demandé aucune autorisation pour représenter les tableaux, ce qui constituait une contrefaçon », explique Bernard Edelman, qui critique la défense de France 2 : non, dit-il, la liberté d’information ne peut prendre le dessus sur le droit d’auteur (je n’ai, à vrai dire, pas été convaincue par ses arguments).

Loft Story

Les participants à Loft Story (le premier, en 2001) ont-ils été privés de leurs droits ? On a, à l’époque, énuméré la liste des atteintes au droit commis à leur encontre : atteinte au droit d’auteur, atteinte à la dignité, à la vie privée, au droit à l’image, au droit du travail, etc. Au contraire, rétorque Bernard Edelman, le contrat passé entre le producteur et les « joueurs » (?) « est l’exposé minutieux, tatillon à la mode anglo-saxonne, et quelquefois grotesque, d’une réduction en servitude », « où, clause après clause, on voit des êtres humains dépouillés de tous leurs attributs ». La servitude volontaire, au bénéfice d’une « machine totalitaire », n’est pas la conséquence d’un déni de droit.

Et aussi

On pourrait multiplier les exemples, sortis de ce riche petit livre – peut-être trop langage d’initiés pour être toujours convaincant pour les profanes –, comme le statut d’auteur des commissaires d’exposition, les objets traités comme des personnes ou les aléas de l’authenticité. À ceux que ces sujets intéressent, on peut aussi conseiller la lecture d’un ouvrage précédent de Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie (Minuit, 1998), où l’on voit que « l’art permet de repenser un certain nombre de postures, de routines, d’habitudes mentales ancrées dans la tradition sociologique ». Ainsi, de la posture a-critique qui consiste à « se donner pour objet non de dire ce que l’art est, mais ce qu’il représente pour les acteurs » : « Il s’agit de prendre au sérieux les représentations que les acteurs se font du monde, au lieu de les considérer comme une illusion à dévoiler par sa confrontation avec le réel. L’art oblige le sociologue à prendre au sérieux le fait que la réalité n’est pas faite que de réel. »