« Émile Zola, il écrit trop »
Les jeunes et la lecture
Quelles sont les pratiques de lecture des adolescents ? Outre les enquêtes régulières sur les pratiques culturelles des Français, plusieurs études importantes ont été menées depuis une dizaine d’années : où il apparaît que la lecture juvénile est une pratique non seulement culturelle mais aussi scolaire et conviviale, ce qui en fait l’objet de tensions symboliques et sociales. Cet article fait la synthèse de nos connaissances en ce domaine.
What are youngsters’ practical experiences of reading? In addition to regular investigations into the cultural practices of the French, several important studies have been undertaken over about ten years, from which it appears that juvenile reading is a practice that is not only cultural, but also educational and user-friendly, making it the object of symbolic and social tensions. This article synthesises our knowledge in this area.
Welche Lesegewohnheiten haben Jugendliche? Neben den in regelmäßigen Abständen durchgeführten Umfragen über die kulturellen Gewohnheiten der Franzosen, wurden in den letzten zehn Jahren mehrere wichtige Studien durchgeführt, aus denen hervorgeht, dass Lesen für Jugendliche eine Gewohnheit ist, die nicht nur von Kultur sondern auch von Schule und Gesellschaft abhängt, und dadurch zum Gegenstand symbolischer und sozialer Spannungen wird. Der Artikel weist auf den neuesten Stand der Erkenntnisse auf diesem Gebiet hin.
¿Cuáles son las prácticas de lectura de los adolescentes? Además de las encuestas regulares sobre las prácticas culturales de los Franceses, se han llevado a cabo varios estudios importantes desde hace una decena de años: en donde aparece que la lectura juvenil es una práctica no solamente cultural sino también escolar y convivial, por lo que es objeto de tensiones simbólicas y sociales. Este artículo hace la síntesis de nuestros conocimientos en este ámbito.
Le public des bibliothèques municipales est jeune : les enfants (par convention statistique, les moins de 14 ans) en représentent environ 40 %, tandis que 22 % du public « adultes » ont entre 15 et 24 ans. Les « adolescents » se trouvent dans ce riche vivier, composant une sous-population que l’on m’excusera de ne ni définir ni dénombrer – mais, intuitivement, empiriquement, le « sens commun » sait de qui on parle lorsqu’on parle des « adolescents ».
Ce texte de synthèse n’a d’autre projet que de tenter de faire le point sur nos connaissances actuelles sur la lecture de cette jeune population et ses relations avec les bibliothèques publiques.
Ce que l’on sait des pratiques de lecture des jeunes
Les jeunes lisent beaucoup, mais moins que leurs aînés au même âge, les garçons lisent moins que les filles, la lecture souffre de n’être pas adaptée à la sociabilité juvénile, et l’école vient brouiller les pistes : voilà quelques-unes des principales informations établies par les études sociologiques.
Quelques informations de base
Les jeunes lisent beaucoup : première vérité qu’il est bon de rappeler. Mais ils lisent moins que les générations précédentes au même âge. Surtout, ils sont moins nombreux à lire beaucoup (tableau 1)
, « beaucoup » s’entendant dans l’enquête « Pratiques culturelles des Français » par plus de 2 livres par mois, soit plus de 24 livres dans l’année. Les statistiques montrent une baisse régulière depuis 1973, qui touche toutes les classes d’âge mais davantage les jeunes, qui sont bien au-dessus de la moyenne nationale, puis s’en rapprochent, puis lui sont inférieurs – en 1997, 13 % des 15-24 ans sont de forts lecteurs, alors que la moyenne, toutes générations confondues, est de 14 %. « Passer beaucoup de temps à lire des livres est de moins en moins attractif pour les jeunes », résume François de Singly 1.
Non seulement l’intensité de la pratique a diminué d’une génération à l’autre, mais elle diminue au fur et à mesure que les jeunes grandissent. L’enquête menée par Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Detrez auprès d’une « cohorte » (un échantillon stable) de collégiens et lycéens montre ainsi que les jeunes sont de plus en plus nombreux à ne pas lire en dehors des lectures prescrites par l’école (le taux monte, en 4 ans, de 14 % à 25 %) et que ceux qui lisent le font de moins en moins, la baisse moyenne étant de l’ordre de 10 % : « À la sortie du lycée, un élève sur deux ne lit quasiment pas ou plus de livres à titre personnel. » 2 La pratique de la lecture, j’y reviendrai, est une activité en recul pour de multiples raisons, d’emploi du temps, de diminution du goût de lire et, sans doute surtout, de dégradation de l’image du livre, de la lecture et des lecteurs. En tout cas, le constat est clair, résume Olivier Donnat : « Le fléchissement de la quantité de livres lus traduit un réel recul du livre chez les jeunes générations. La lecture de livres en tant qu’activité librement choisie, c’est-à-dire hors de toute contrainte scolaire ou professionnelle, rencontre des difficultés croissantes à s’inscrire “spontanément” dans le temps et l’espace des loisirs. » 3
Dans ce contexte global de recul, il faut mentionner la disparité des pratiques entre garçons et filles – disparité que l’on retrouve, on le sait, à l’âge adulte entre hommes et femmes. Ceux qui ne lisent pas ou presque pas (en dehors des lectures scolaires) sont 58 % chez les garçons et 34 % chez les filles, la première année de l’enquête de Christian Baudelot ; les forts lecteurs sont, alors, 16 % chez les garçons et 31 % chez les filles. Les statistiques analysées par Frédérique Patureau indiquent, elles aussi, des écarts sensibles chez les 15-24 ans : 44 % des garçons mais 55 % des filles disent avoir lu au moins 10 livres au cours des douze derniers mois 4. Une enquête menée sur les loisirs des plus jeunes confirme cet écart (tableau 2)
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Enfin, il convient de faire un sort particulier à la lecture de magazines : si la lecture de livres connaît une baisse réelle, les magazines, eux, plaisent de plus en plus. Les 15-24 ans sont 88 % à en lire régulièrement (c’est-à-dire 1 numéro sur 2 ou 3), soit plus que l’ensemble des Français (84 %). Deux types de revues les placent à un niveau de lecture nettement supérieur à celui des autres classes d’âge : les revues culturelles (essentiellement, les revues de cinéma) qu’ils sont 19 % à lire régulièrement (10 % pour la moyenne des Français) et les revues de loisirs (actualité sportive) qu’ils sont 24 % à lire régulièrement (16 % en moyenne) 5.
Lecture et école
Les enquêtes sur les pratiques de lecture des jeunes et, plus globalement, sur le rapport des jeunes à la lecture, sont récentes sous leur forme actuelle. En effet, naguère, la lecture des jeunes était appréhendée sous l’angle de son apprentissage : un enfant, un adolescent, un jeune était « bon lecteur » ou « mauvais lecteur » en fonction de sa maîtrise technique de l’exercice, dans le cadre scolaire. On sait que la maîtrise du lire reste aujourd’hui le critère de la réussite scolaire (et, symétriquement, une maîtrise insuffisante est le symptôme de l’échec scolaire) et, en même temps, après l’alphabétisation de plusieurs générations, elle est devenue trop partagée pour distinguer (départager) les bons et les mauvais lecteurs. Par ailleurs, les travaux de François de Singly ont montré que le rapport à la lecture n’était pas mécaniquement calqué sur les performances scolaires : il souligne que « la compétence de lecture ne garantit pas un engagement positif pour la lecture » et met en évidence, dans son échantillon, l’existence de jeunes qui sont bons en français et petits lecteurs (15 %) et, cas de figure encore plus intéressant, de jeunes qui sont mauvais en français et gros lecteurs (26 %) 6. Le goût de lire n’épouse pas étroitement les frontières du savoir bien lire 7.
Depuis les années 1980, c’est ainsi plutôt sous l’angle de la lecture privée, non scolaire, qu’on analyse les performances de lecture. Le bon lecteur serait celui qui lit bien et beaucoup en dehors des lectures prescrites. Les enquêtes et études menées sur ce sujet s’attachent désormais à ce registre personnel de la lecture – pour découvrir, ou redécouvrir, paradoxalement, le poids des lectures scolaires dans les pratiques de lecture. L’enquête pilotée par Christian Baudelot montre, ainsi, que le poids des lectures prescrites amène à une diminution progressive des lectures personnelles : « Plus les élèves vont à l’école, et moins ils lisent de livres à titre personnel. » 8
Au sujet de la lecture des jeunes, un des apports de la sociologie serait donc de mettre en évidence le lien étroit, serré, peut-être inextricable, entre la lecture scolaire et la lecture personnelle, entre la lecture et l’école.
Mais, commente Michèle Petit, ce lien n’est pas forcément positif. D’une part, on sait depuis longtemps que l’école peut avoir un effet dissuasif sur le goût de lire. D’autre part, ce lien est en train de changer, puisque l’école cherche à « intégrer la lecture personnelle dans l’activité scolaire ». Michèle Petit s’élève contre l’idée « que tout doit être mis en commun dans la classe » et cite René Diatkine : « Rien ne fait plus perdre le goût de la lecture que le questionnement, intrusion indélicate dans un espace où tout est particulièrement fragile ». Et elle conclut : « Il y a probablement une contradiction irrémédiable entre la dimension clandestine, rebelle, éminemment intime de la lecture pour soi, et les exercices faits en classe, dans un espace transparent, sous le regard des autres. » 9
Des pratiques socialisées
L’adolescent est volontiers sociable, convivial, voire grégaire et conformiste – l’intégration dans le groupe est à ce prix. Les discussions entre amis, l’écoute de la musique, les sorties au fast-food ou au cinéma sont des activités collectives, des occasions de partager (discours, impressions, émotions, souvenirs…) – tandis que la lecture est, par essence, une activité individuelle. C’est la singularité de la lecture : elle ouvre au monde, mais elle isole de ses voisins, de ses copains et de ses proches 10. Défaut majeur pour les adolescents, soucieux de se conformer aux normes de sociabilité de leurs pairs. La lecture n’est pas favorable à l’intégration dans le groupe. « Je préfère être avec mes copains que de lire toute seule », résume une lycéenne 11. La lecture est un loisir pour isolés et, à ce titre, est en décalage avec les valeurs qui dominent la norme sociale d’aujourd’hui.
L’enquête « Et pourtant, ils lisent… » le montre sous un autre angle : interrogés sur leurs activités, le week-end précédant l’enquête, les jeunes placent la lecture de livres en 6e position la première année, et en 7e position la quatrième année de l’enquête. Les activités conviviales figurent, elles, aux premières places (tableau 3)
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Selon l’enquête sur les pratiques culturelles des Français, les jeunes lecteurs parlent peu de leurs lectures : 31 % d’entre eux (15-19 ans) n’en parlent jamais, 37 % en parlent avec d’autres membres de la famille et 54 % avec des amis 12. Chez les lycéens, un garçon sur cinq, une fille sur deux discute de ses lectures avec des amis, selon l’enquête menée par Christian Baudelot. Il n’est sans doute pas excessif de penser que les succès de Stephen King, ou de Harry Potter pour une autre classe d’âge, viennent de la sociabilité qui s’est constituée autour de ces livres : les jeunes se les prêtent, en achètent ensemble, se les offrent, et, bien sûr, en parlent. En dehors de ces cas exceptionnels, les jeunes semblent peu désireux de partager leurs lectures 13 – ou, plutôt, attentifs à ceux avec qui ils les partagent.
L’image du livre et de la lecture
La lecture occupe, aujourd’hui, une place modeste dans l’univers culturel des jeunes. Non seulement, elle est « décalée », en décalage, avec leurs valeurs, mais encore elle est encouragée et par l’école et par leurs parents. Double handicap…
L’héritage
On ne naît pas lecteur, on le devient. Cette formule (adaptée) vise à la fois l’apprentissage technique de la lecture, mais aussi la transmission du goût de la lecture. Dans la mobilisation familiale autour de la réussite scolaire des enfants, la lecture tient une place centrale, voire symbolique. D’où les injonctions à lire. Le lecteur héritier a une double tâche à assumer : continuer le peuple des lecteurs mais gagner sa propre autonomie en s’opposant aux prescriptions (familiales ou professorales), sur ce qu’on doit lire, quand (à table, au lit caché sous la couverture) ou comment. On devient lecteur contre…
Mais, symétriquement, on devient faible lecteur contre les incitations parentales. Le « Il faut lire ! » généralisé a, évidemment, des effets pervers – qui n’ont pas échappé aux sociologues, ainsi Olivier Donnat : « Les adultes, en faisant de la lecture un “problème de société” et en généralisant l’injonction à lire sans référence aux contenus, ont pris le risque de faire apparaître aux yeux des adolescents l’activité de lecture comme un acte de soumission aux exigences de leurs parents, et de moins en moins comme une manifestation du désir de s’en affranchir ou de les transgresser. » 14 Ou François de Singly, pour qui « l’extension de la bonne volonté pédagogique des parents peut avoir un double effet, augmenter le cercle des lecteurs et contribuer à diminuer l’appétit de lire » 15. Faudrait-il leur interdire de lire ? L’enquête menée par Christian Baudelot cite ainsi une enseignante de français qui donne « des conseils paradoxaux (“vous êtes trop jeunes pour lire ça”, “j’ai peur que ce soit un peu difficile pour vous”), en vue d’inciter à lire par transgression » 16.
Le déficit d’image
Trois défauts majeurs marquent l’image de la lecture auprès des jeunes : c’est une activité de filles, une activité de bons élèves et une activité démodée.
Des élèves d’une classe de BEP (brevet d’études professionnelles), interrogés par François de Singly, décrivent le grand lecteur comme « intelligent, emmerdant, coincé, solitaire, avec des lunettes et toujours en avance en cours », « il ne doit pas être bien dans sa peau », « quelqu’un qui reste toujours à l’écart ». Le grand lecteur est considéré comme un peu fayot et perdu pour ses copains. Des doutes sont émis sur sa virilité : « Quand tu lis, t’es pas loin d’être pris pour un pédé », résume radicalement un lecteur 17.
La lecture est, on l’a assez dit, étroitement liée à l’image de l’école, à l’effort et à l’ennui. Voici ce qu’en disent des collégiens : « Ça prend 3 minutes une chanson et il dit tout dedans ; tu prends un bouquin, il y a 300 pages et t’en as pour 3 mois » ; « Émile Zola, il écrit trop » ; « Je ne m’aventurerais pas à lire du Balzac, il paraît que c’est long Balzac ». 18
Olivier Donnat résume ce glissement symbolique : « Le livre souffre d’un déficit d’image […]. Il est devenu pour beaucoup emblématique d’un monde révolu, celui qui a précédé la généralisation des nouvelles technologies et la diffusion des valeurs de rapidité, de convivialité et d’hédonisme qui leur sont liées. » 19
Pourtant, il reste des jeunes gros lecteurs, des boulimiques, des acharnés, mais leur goût pour la lecture semble presque exotique, pour ne pas dire ridicule, aux yeux de leurs contemporains. Christian Baudelot souligne que la « pratique de la lecture n’est plus, parmi les jeunes, l’objet d’une valorisation et d’une légitimation aussi fortes qu’il y a trente ans » et parle d’une banalisation du livre : « En se laïcisant, la lecture se libère de son auréole ou du surmoi. » Cependant, gageons que des adolescents d’aujourd’hui pourraient signer les lignes écrites par l’éditeur Georges Monti : « Jeune homme, j’étais un lecteur exagéré. » 20
Les jeunes et la bibliothèque
Quelle est la place des jeunes dans la bibliothèque ? Comment les inciter à passer de la section jeunesse à la section adultes ? Faut-il créer des espaces, offrir des services spécifiques pour cette tranche d’âge un peu floue ? Alors que les bibliothèques sont emplies de jeunes, le silence paradoxal des bibliothécaires sur ce sujet a déjà été souligné – ainsi, dès 1993, Michel Melot parlait des adolescents dans les bibliothèques comme d’un « problème pas du tout résolu » 21. Et Caroline Rives, commentant la discrétion de la littérature professionnelle, parlait en 1994 du « retour du refoulé » 22 – retour qui sera bref, puisque le silence est, depuis lors, retombé sur ce thème.
Citons, à propos de ce silence, l’étude de Jean-Claude Utard sur les discours des bibliothécaires jeunesse 23. Que disent-ils des ados et pré-ados ? À 11 ans, 12 ans, « ils disparaissent et on ne fait pas grand-chose pour les retenir ». Quant aux ados, « il faut les gérer », formule résignée qui résume, selon Jean-Claude Utard, l’absence d’enthousiasme des bibliothécaires : la venue en groupe, le retour d’un usage scolaire, la difficulté de travailler avec les collèges ou de trouver des formes d’animation adaptées, tout semble poser problème. Qu’est-ce qui fait la spécificité de ces usagers adolescents ? Qu’est-ce qui en fait des usagers difficiles ?
Usages spécifiques
Les enquêtes statistiques montrent que les jeunes ont un usage particulier de la bibliothèque publique : c’est pour eux à la fois un outil de travail et un lieu de sociabilité.
La durée de la visite et, surtout, l’usage laborieux de la bibliothèque sont deux des manifestations de la spécificité de l’usage juvénile de la bibliothèque. Ajoutons-y la convivialité : si 12 % de l’ensemble des usagers viennent à la bibliothèque avec des « personnes hors du foyer » (description statistique des copains et amis), ce pourcentage monte à 55 % des 15-24 ans. Travailler à la bibliothèque et avoir un usage collectif de la bibliothèque sont, les statistiques le confirment, une spécificité juvénile.
Par contre, l’emprunt de livres ou de disques remporte un score identique selon les classes d’âge (tableau 4).
L’appropriation
Si les bibliothèques municipales semblent pleines de jeunes, c’est non seulement qu’ils y sont visibles et bruyants, que leur présence est notable, mais c’est surtout parce qu’ils y sont effectivement présents en nombre – comme le montrent les statistiques nationales, que confirment les études monographiques, ici celle de Nanterre.
À la bibliothèque municipale de Nanterre 24, plus des trois quarts des usagers non inscrits ont entre 14 et 19 ans. Ils viennent régulièrement à la bibliothèque : la moitié des 14-19 ans y vient au moins une fois par semaine. Si la bibliothèque est considérée comme un lieu de travail pour 17 % des usagers, ce taux monte à 32 % pour les 14-19 ans. Ils s’approprient l’espace par la régularité de leur venue : « Oui, on est toujours là, dans la salle de travail, à la même table, en plus », « On a des petits coins tranquilles, peinards comme ça… On a un petit coin depuis très très longtemps, et on reste là, personne ne nous l’a pris. » Une adolescente résume leur rapport à la bibliothèque : « La bibliothèque, c’est un endroit pour les collégiens, les lycéens surtout. C’est un endroit aussi familier pour nous que l’école. »
L’appropriation est celle du lieu-bibliothèque et de l’outil-bibliothèque, elle souligne le rôle des adultes-passeurs que sont (peuvent être) les bibliothécaires. L’appropriation du lieu, tous les bibliothécaires en connaissent de nombreux exemples, à la limite de l’excès quelquefois (excès de bruit, surtout). Mais les enquêtes, en particulier celle pilotée par Michèle Petit, montrent aussi l’importance du dialogue, du contact personnel, individualisé, pour trouver sa place à la bibliothèque – et alors peuvent intervenir les conseils de lecture 25.
La désaffection
Les enjeux que représente la fréquentation de la bibliothèque par les jeunes dépassent la question de la réussite scolaire. Il s’agit, aussi, de contribuer à former des adultes et des citoyens éclairés. C’est pourquoi la fidélisation de ce public est un souci constant des bibliothécaires, et leur « abandon » de la bibliothèque une déception. Or, beaucoup de jeunes cessent de fréquenter la bibliothèque en même temps qu’ils sortent du système scolaire : leur fréquentation étant prescrite, voire contrainte, dans le cadre du système scolaire, elle s’interrompt quand la contrainte disparaît, quand « les stimulations institutionnelles » (Christian Baudelot) cessent. Ce seuil qui marque l’entrée dans la vie active est précédé d’un autre seuil, tout aussi redoutable : l’entrée dans l’adolescence, souvent concomitante de l’entrée au collège. À 12 ans, analyse François de Singly, « le règne absolu de la prescription parentale s’achève. Pour lire, les jeunes adolescents doivent aimer lire » 26. La bibliothèque municipale sort, donc, de la sphère familiale et doit trouver de nouvelles raisons d’être fréquentée par les jeunes.
Une étude menée par Claude Poissenot 27 évalue à la moitié des jeunes inscrits ceux qui renoncent à fréquenter la bibliothèque entre 10 et 15 ans. Ceux qui résistent le mieux à cette érosion sont ceux qui présentent la plus grande familiarité avec l’établissement : ceux qui y ont été inscrits pour la première fois avant l’âge de 5 ans, ceux dont les deux parents y sont inscrits, ceux qui appartiennent à un groupe de copains qui trouve intéressant d’y venir. Les filles, sans surprise, ont un taux de réinscription plus important que les garçons.
Quelles sont les causes de cette désaffection ? Globalement, c’est que les modalités de l’offre ne leur conviennent pas. Citons, par exemple, l’anonymat de l’accueil 28, le silence obligé (même s’il est aujourd’hui relatif) 29, la féminisation de l’ambiance (des femmes bibliothécaires, des filles-usagères, la lecture connotée comme pratique féminine), le fonds inadapté à leurs attentes (pas assez de magazines ou de livres techniques). Les contraintes de la bibliothèque sont décalées par rapport à leur mode de vie quotidien, en milieu connu, rassurant, décontracté.
On sait aujourd’hui qu’une biographie de lecteur est rarement linéaire, qu’elle est ponctuée d’arrêts, de redémarrages, d’intermittences, d’investissements évolutifs. L’abandon de la bibliothèque, en ce sens, ne peut pas être considéré comme une rupture définitive. À la question « Qu’est-ce qui pourrait donner envie de fréquenter une bibliothèque municipale ? », les jeunes non usagers mettent en avant la richesse de la collection (« tous les genres de livres et de revues que j’aime lire »), la modernité (les disques, les films, l’ordinateur) et la qualité de l’accueil (le calme, l’accompagnement) (tableau 5).
Les groupes de jeunes
Les jeunes en groupe, les groupes de jeunes ont un usage particulier de la bibliothèque, un usage collectif (en groupe), et donc convivial et bruyant. Ces problèmes peuvent prendre une intensité très forte et évoluer vers le conflit, voire la violence. Ici, il ne s’agit pas des jeunes en groupe venant travailler, mais de groupes de jeunes, qui viennent à la bibliothèque parce qu’elle est un espace social. Ils n’en maîtrisent pas toujours les usages ni les codes et, en fait, s’en soucient peu. Ils utilisent le lieu comme ils le feraient d’un autre lieu public, quel qu’il soit.
« On s’est proposé d’ouvrir la BM sur la rue. Et voici que la rue s’est invitée à la BM », écrivait récemment Jean-Luc Gautier Gentès 30. La rue, c’est aussi la violence urbaine qui est, inévitablement, présente dans les bibliothèques, comme elle l’est dans l’école. Il y a des situations paroxystiques où les bibliothécaires gèrent des conflits verbaux, des tentatives de vol ou de racket, des vols, du racket, des gestes violents. Certaines bibliothèques, dans des quartiers particulièrement difficiles, ont dû fermer temporairement leurs portes. Dans certains cas, le retour à une situation normale se fait grâce à la présence d’éducateurs ou de vigiles – et on sait le rôle modérateur, régulateur, que peuvent jouer les « médiateurs » emplois-jeunes, interface utile entre l’institution et ces usagers en rupture. Bien sûr, les bibliothécaires doivent rappeler que, si la bibliothèque a pour vocation d’accueillir tout le monde, tout n’y est pas permis. Le « rappel au règlement » est, alors, un rappel aux règles du vivre ensemble. Il s’agit de « calmer, de rassurer, d’énoncer la règle à froid, sans forcément entrer dans les explications ou le raisonnement, mais simplement en répétant les consignes ou les limites », écrit une bibliothécaire confrontée à ces problèmes 31.
Dans ce tableau mitigé des relations entre les jeunes et la lecture (« un recours sans enthousiasme », « un investissement modéré », résume François de Singly), les bibliothèques jouent un rôle positif : « Si les jeunes entre 1967 et 1987 ont diminué l’intensité de leur lecture, ceux et celles qui ont fréquenté les bibliothèques l’ont fait moins que les autres. Ces équipements culturels donnent une certaine protection contre l’ambiance défavorable à l’engagement dans la lecture de livres, non pas en créant ex nihilo le désir de lire mais en le renforçant dans les périodes éventuelles où le jeune peut être tenté par un certain désinvestissement. » 32 François de Singly compare l’offre de la bibliothèque à celle des commerces du centre-ville : ils encouragent les achats d’impulsion. « La présence d’une offre, chez soi avec la bibliothèque familiale, ou à l’extérieur avec les bibliothèques publiques, entretient et réactive un besoin de lire rarement stabilisé », dit-il encore. Besoin de lire ou goût de lire ?
La singularité de la lecture, son poids symbolique, son importance intime, sa fonction sociale, son rôle dans l’évaluation scolaire : la complexité de cette pratique culturelle est analysée dans les ouvrages évoqués dans cet article. Mais la complexité résiste aussi à l’analyse : « Après 18 ans, je me suis arrêtée de lire. Je me suis mise à vivre. Les garçons, le cinéma, danser. » 33
Février 2003