Les chercheurs et la documentation numérique
nouveaux services et usages
Depuis plusieurs années maintenant, les chercheurs ont intégré dans leurs pratiques informationnelles le web et les nouvelles possibilités qu’il offre pour l’accès à la littérature scientifique, la recherche et les échanges d’articles et travaux. Internet constitue un des canaux de diffusion des résultats de la recherche, même si la revue « papier » reste encore majoritairement en vigueur comme support de publication. Les acteurs de l’édition et de la documentation (éditeurs, bibliothèques, agences d’abonnement) sont conduits à repenser leur place et leur rôle dans une chaîne réorganisée par des processus de « désintermédiation » et de « réintermédiation ». Dans son livre Les chercheurs et la documentation numérique, Ghislaine Chartron, maître de conférences à l’Urfist de Paris, étudie ces changements à partir des évolutions du modèle éditorial des articles scientifiques et cherche à identifier où se situent les innovations dans la circulation des résultats de la recherche. L’hypothèse que « c’est des négociations entre les développements techniques et les différents acteurs sociaux qu’émergent de nouvelles formes, de nouveaux schémas de publication et d’édition » est à la base de sa réflexion dont une large part porte précisément sur les stratégies des acteurs s’emparant de ces technologies. Cet ouvrage comprend deux parties. Dans la première, G. Chartron aborde les questions concernant « l’évolution des produits et services de la documentation scientifique numérique » et les repositionnements en cours dans la chaîne éditoriale. La seconde est constituée d’un ensemble de contributions de chercheurs, doctorants, responsables de bibliothèque qui analysent « les évolutions des services et des usages dans différents contextes ».
Une offre élargie et de nouveaux intermédiaires
Le processus de dématérialisation, qui concerne aujourd’hui l’ensemble des productions intellectuelles (livres, revues, littérature grise, etc.), s’inscrit dans une évolution amorcée dès les années 1960 avec les bases bibliographiques des universités et centres de recherche, rappelle tout d’abord l’auteur qui s’attache ensuite à définir l’offre. Avec l’édition électronique sur Internet, celle-ci s’est élargie et les services se sont multipliés et diversifiés. Cette offre ne peut toutefois être appréhendée comme une simple transposition du support papier au numérique, ce que montre l’apparition de notions nouvelles comme celle d’ « archive » (« entrepôt de données ») ou celle de « publication institutionnelle en réseau ». Ses caractéristiques principales sont directement tributaires des propriétés techniques et économiques du réseau. Sur le plan économique, le marché des revues s’organise selon le modèle dominant de la négociation contractuelle du droit d’accès aux collections numériques. Mais, parallèlement, on assiste au renouveau d’une économie non marchande que G. Chartron situe dans un contexte plus général, marqué notamment par un questionnement sur l’évolution du statut de l’information dans le secteur de la recherche, mais aussi dans l’ensemble de la sphère sociale.
Les activités liées à l’édition scientifique connaissent également des modifications importantes dans le contexte du numérique. Si l’élaboration du contenu et le travail éditorial ne changent quasiment pas – les éditeurs avec les comités de rédaction restant incontournables pour la validation scientifique – les trois autres composantes de la chaîne, à savoir l’infrastructure de conception et de réalisation technique, le commerce électronique et les services (aux éditeurs, bibliothécaires, intermédiaires, lecteurs) présentent des caractéristiques nouvelles. Ces transformations s’accompagnent d’un repositionnement des acteurs traditionnels et de l’apparition d’intermédiaires nouveaux (pour la mise en ligne, pour la distribution web), avec une place de plus en plus grande occupée par les acteurs technologiques.
De nouveaux savoir-faire pour les bibliothèques
En ce qui concerne plus précisément les stratégies, du côté des éditeurs, les tendances à l’œuvre montrent le renforcement de la présence des grands groupes sur les marchés professionnels et académiques, au premier rang desquels Reed Elsevier et Wolters Kluwer. De même, l’évolution des compétences, de l’édition de textes vers la gestion de connaissances, semble s’affirmer, en particulier dans le domaine biomédical. La présence des grandes sociétés savantes et des presses d’université américaines dès les débuts de l’édition numérique, l’engagement plus progressif de sociétés savantes, d’éditeurs de taille plus modeste et d’acteurs institutionnels (départements, bibliothèques universitaires), enfin, le développement de partenariats public-privé divers semblent cependant avoir contribué à limiter les risques d’une accélération de la concentration. Les intermédiaires traditionnels quant à eux (agences d’abonnement, producteurs et diffuseurs de données secondaires, etc.) se sont tournés vers le numérique et cherchent à développer de nouvelles valeurs ajoutées. Les bibliothèques ont dû faire face à de nouvelles demandes et notamment intégrer les ressources électroniques dans leurs politiques documentaires, s’impliquer dans des activités d’édition ou organiser la formation des usagers, qui supposent des méthodes et des compétences nouvelles. Elles ont également été amenées à se repositionner au sein de ces marchés et faire évoluer leurs pratiques. « Rationalisation des achats et des politiques documentaires, coordination d’un réseau, négociation collective sont devenues des notions centrales liées au numérique et impliquant un renouvellement important des savoir-faire pour les bibliothèques. » Enfin, à propos des communautés scientifiques, G. Chartron rappelle que les débats soulevés par le développement d’Internet s’inscrivent dans la continuité de réflexions plus anciennes portant sur le système d’information scientifique et plus spécifiquement la question des revues. La pression excessive de logiques marchandes développées par certains éditeurs a certainement favorisé les réflexions et les projets, mais à des rythmes et selon des modalités propres à chaque spécialité scientifique.
Au final, ce sont deux types de processus qui semblent réorganiser la chaîne de l’édition scientifique, avec toutefois des scénarios différents selon la discipline ou le contexte. Un processus de « désintermédiation » est ainsi à l’œuvre, se traduisant par exemple par des transactions directes (auteur-lecteur, éditeur-bibliothèques, etc.). Parallèlement, de nouvelles formes de « réintermédiation » apparaissent (dispositifs tels que des bases d’articles, de prépublications, des portails marchands ou non marchands) impliquant des compétences techniques ou économiques liées au numérique.
En conclusion à cette partie, G. Chartron souligne que « le développement d’Internet a eu, pour le moment, comme conséquence majeure, de débattre et de renouveler les règles d’articulation entre les trois niveaux qui traditionnellement structurent le modèle éditorial des articles scientifiques : la circulation directe d’articles entre chercheurs (les prépublications), l’édition de revues associées au processus de validation scientifique et l’archivage dans le temps des résultats de la recherche ». Par ailleurs, elle rappelle quelques questions essentielles, suscitées par l’essor d’Internet, auxquelles cette analyse apporte des éléments de réponse, notamment sur le travail de sélection et de validation du contenu, sur la reconfiguration de la diffusion des publications scientifiques ou encore sur l’avenir de la revue.
Analyse des pratiques de secteurs particuliers de la recherche
Les contributions qui forment la seconde partie de l’ouvrage conduisent le lecteur dans des secteurs de la recherche et de la documentation scientifique au sein desquels les technologies numériques sont bien implantées ou bien posent des questions spécifiques. Dans celui de la documentation et de l’édition scientifiques, sont ainsi analysées la place et la valeur ajoutée des bibliothèques dans l’enseignement supérieur, avec le développement du numérique, ainsi que les mutations du marché des bases de données et les réorientations des acteurs. Les pratiques dans la sphère scientifique sont examinées à travers plusieurs exemples : les usages des revues électroniques par des chercheurs du Commissariat à l’énergie atomique ; les applications d’Internet par la communauté des astrophysiciens, correspondant à des besoins spécifiques comme l’archivage électronique ou la constitution de réservoirs de données ; ou encore les effets des technologies d’information et de communication sur la production de connaissances dans le secteur de la génomique. Du côté des sciences humaines et sociales, les contributions portent sur les pratiques documentaires des chercheurs en économie/gestion d’une part, et de ceux d’une école de commerce d’autre part ainsi que sur l’émergence des études littéraires françaises sur Internet : quelles sont les pratiques en cours, les enjeux et les évolutions prévisibles.
Ce compte rendu ne donne qu’un aperçu du contenu très dense de cet ouvrage. Outre une grande quantité d’informations à la fois précises et claires, il permet de mettre en perspective, parfois en les relativisant, les changements annoncés avec le développement d’Internet. Ghislaine Chartron s’appuie, d’une part, sur les travaux qu’elle mène depuis de nombreuses années sur les publications scientifiques et, d’autre part, sur l’analyse de pratiques au sein de secteurs particuliers. Ces deux approches, très complémentaires, offrent au lecteur plusieurs éclairages facilitant la compréhension des évolutions et des enjeux du développement du numérique. Les analyses moins poussées sur le secteur des sciences humaines et sociales sont sans doute le reflet d’une accélération moins importante des changements que dans celui des sciences exactes. L’étude des stratégies d’acteurs intéressera en particulier les professionnels de l’information qui trouveront des explications aux repositionnements de ces dernières années. Cet ouvrage, qui ouvre de nombreuses pistes, invite par ailleurs à réfléchir à des questions plus générales comme celle des effets du numérique sur la production des savoirs.