Exposition « Les 3 révolutions du livre »
Dominique Arot
Disons-le d’emblée, l’exposition vaut infiniment mieux que son affiche, digne de la présentation des Tables de la loi dans les manuels d’histoire sainte de notre enfance, et dont la symbolique introduit un contresens : si la matérialisation du codex et du livre sur cette affiche a un sens, la figuration du dispositif de lecture constitué par le livre électronique fait perdre à la troisième révolution mise en scène dans l’exposition sa singularité immatérielle.
Une scénographie sobre et efficace
L’exposition se présente comme un parcours chronologique, à travers l’enfilade de quatre salles livrées à la pénombre pour heureusement préserver des documents précieux et fragiles. Compte tenu des contraintes du genre, on louera d’autant plus la qualité de la scénographie sobre et efficace signée par Norbert Uzan, avec un beau travail sur les éclairages et la posture inclinée des ouvrages, et la taille humaine du trajet proposé, puisque, en l’espace d’une heure, il est possible de prendre la mesure des étapes mises en évidence et de leurs illustrations. Quitte à s’offrir en sens inverse, une fois l’âge du numérique atteint, une remontée dans le temps en revenant lentement aux origines de l’écrit. Le mérite de cette présentation tient au fait que les amateurs de beaux livres comme les passionnés de technique y trouveront matière à s’émerveiller et à s’interroger devant des documents et des objets bien choisis et souvent d’une grande rareté.
Tout au plus faut-il regretter quelques effets de mode scénographiques comme la présentation en fin de parcours de citations anodines sur de grandes plaques de verre. On ne reviendra pas sur le caractère toujours frustrant et un rien statique de l’exposition de livres splendides dont le feuilletage est interdit. Les notices des différents documents exposés sont claires, mais n’incluent pas, pour les documents les plus anciens, la transcription et la traduction, au moins des premières lignes.
Le visiteur se trouve placé devant la juxtaposition d’un riche éventail de documents patrimoniaux, d’objets et d’instruments témoignant des grandes transitions techniques, de commentaires écrits et audiovisuels venant ponctuer de manière pédagogique le propos d’ensemble. On ajoutera que l’abondant catalogue, par la somme impressionnante de contributions très pointues qu’il réunit, va bien au-delà de la seule fonction traditionnelle d’accompagnement de l’exposition, en restituant la complexité du sujet, traité entremêlant histoire du livre, histoire des idées, histoire des techniques et histoire de la lecture et des lecteurs. Le site web du musée des Arts et Métiers 1 offre également des informations utiles sur l’exposition et sa conception, ainsi que quelques illustrations.
À cette occasion se trouve une nouvelle fois illustrée l’exceptionnelle richesse des fonds patrimoniaux des bibliothèques françaises, largement mises à contribution pour fournir la plus grande partie des cent quarante pièces proposées. La bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers, dont le très remarquable Conservatoire numérique en ligne 2 laisse pressentir la grande richesse, présente à elle seule huit documents, au nombre desquels la très belle et très monumentale Description de l’Égypte.
Quatre âges et trois révolutions
L’objectif de cet événement, largement relayé par les médias, est donc de présenter en quelque sorte quatre âges et trois révolutions du livre. Pour reprendre la catégorisation des concepteurs mêmes de l’exposition (le commissaire de l’exposition, Alain Mercier, entouré d’éminents spécialistes, dont l’historien du livre Frédéric Barbier), le visiteur franchira ces quatre étapes : d’abord, « les lointaines racines du livre et de l’imprimé » avec des pièces rares de l’Antiquité, occidentale comme extra-européenne (avec d’extraordinaires sceaux-cylindres), qui rappelle opportunément l’origine extrême-orientale de l’encre et du papier, puis « les berceaux de l’imprimerie », séquence illustrée par des pièces majeures telles que la fameuse Bible à 42 lignes de Gutenberg en provenance de l’abbaye Saint-Bertin et conservée par la bibliothèque de Saint-Omer, ensuite est abordé « le livre de l’ère industrielle » et enfin vient l’époque contemporaine, « du livre démythifié au livre dématérialisé ». Ce trajet, qui fait se rejoindre à travers les siècles un écrit précaire et fragmentaire et la démultiplication de l’imprimé contemporain, est rythmé par trois révolutions comme autant de passages : le passage du volumen au codex dans l’Occident chrétien comme dans les traditions arabes et hébraïques, le passage du manuscrit au livre imprimé, le passage de l’objet-livre à l’écrit dématérialisé. Par ailleurs, l’exposition n’élude pas la transition majeure, tant économique que technique, que représente la fabrication industrielle du livre, du fait de la mécanisation qui affecte la papeterie, la typographie et l’illustration. Les maquettes de monotypes, linotypes et autres rotatives empruntées aux collections permanentes du musée illustrent parfaitement cette dimension nouvelle. Est-ce un hasard si ces maquettes occupent le centre de la troisième salle alors que l’élément central de la salle précédente est la Bible de Gutenberg ? Au point qu’aujourd’hui la diffusion semble primer sur le contenu, comme le laisse pressentir la dernière salle.
La diversité des pièces présentées comme les savants commentaires du catalogue (en particulier, un très beau texte de Dominique Coq sur les incunables) tentent de faire percevoir au visiteur l’incertitude des frontières d’un âge à un autre et donc le caractère progressif de ces trois révolutions, le texte de présentation parlant de « valse hésitation » : caractères mobiles en bois inventés en Chine bien avant Gutenberg, livres imprimés encore si proches de la forme des manuscrits, abandon du plomb dans la composition typographique dès les années 1950 sont autant d’indices de passages moins tranchés qu’on a coutume de le dire. La troisième partie tente d’évoquer, en outre, les questions de la photographie et du « triomphe de l’image », avec quelques beaux exemples de livres chromolithographiques et de revues en pleine croissance.
La quatrième partie de l’exposition est sans doute la moins convaincante. Mais pouvait-elle l’être, alors même que le contenu des livres se dématérialise et que les possibilités techniques dans ce domaine sont très loin d’avoir été entièrement explorées ? On verra cependant avec intérêt le premier livre imprimé grâce à une lumitype et quelques livres-objets. Présentés sous vitrine, une « souris » et un micro-ordinateur portable, anticipent avec un humour sans doute involontaire sur un musée ethnologique des siècles futurs. Le fait que des consultations en ligne de textes ou d’images numérisés ne soient pas proposées et que la manipulation de livres et autres tablettes électroniques ne soient pas possible, pour des raisons pratiques évidentes, appauvrit la présentation ici trop peu interactive, et les petits films proposés laissent le visiteur sur sa faim. Il y a comme un paradoxe, au terme du parcours, à arriver devant un mur fini, au moment même où l’exposition tente de mettre en évidence la démultiplication de l’écrit et de ses supports et le fait que ses frontières soient comme transcendées. Mais cette issue, plus en forme d’aporie que d’impasse, laisse l’avenir ouvert…
L’exposition ne peut davantage rendre compte des révolutions individuelles et intimes vécues par les lecteurs eux-mêmes et se heurte à cette imbrication entre histoire du livre et histoire de la lecture, entre histoire des techniques et histoire des lecteurs.
Au total une exposition très passionnante, dont les quelques défauts tiennent plus à l’ambition du propos qu’à des lacunes de conception, et qui est complétée par des ateliers pédagogiques, des conférences et, bien sûr, par des visites guidées. Exposition dont la visite est hautement recommandable à tous les étudiants en bibliothéconomie et autres candidats aux (nombreux) concours des métiers des bibliothèques ! Après une telle expérience, on ne peut que songer à l’intérêt du projet souvent esquissé, par les responsables de la BnF et par les historiens du livre, d’un musée du livre à Paris.