Refonder les bibliothèques municipales : préliminaires
Jean-Luc Gautier-Gentès
Les bibliothèques municipales (BM) n’ont pas attendu ces dernières années pour s’interroger sur leur audience, telle qu’elle apparaît à travers l’évolution du taux moyen des usagers inscrits selon les statistiques ministérielles. En effet, à force de stagner, le supposé « palier » de 18 % (environ) prenait des allures de plafond ; coup d’arrêt d’autant plus préoccupant que ce plafond restait en deçà, voire très en deçà, des résultats dans certains autres pays européens.
En outre, il rappelait trop une prophétie de Jean-Claude Passeron en 1981, selon laquelle le « réservoir » des classes moyennes, auxquelles s’adressaient surtout « contenus » et « techniques d’offre » des BM, n’était pas « inépuisable » 1 pour ne pas inviter à un bilan de l’élargissement des publics recherché du côté des classes populaires.
Au nombre des raisons de ce plafonnement, étaient portés, à juste titre, des moyens encore jugés insuffisants 2. Mais les milieux professionnels n’ont pas fait l’économie d’un retour sur soi, qui n’ont cessé de débattre de l’adéquation de l’offre documentaire (nature, quantité) et des modalités selon lesquelles elle est proposée (classification, etc.) à l’objectif précité d’élargissement du public au-delà des seules classes moyennes. Autant d’interrogations légitimes et même nécessaires.
Aujourd’hui, le phénomène statistique dont il s’agit ici n’est plus seulement une stagnation, c’est une baisse. Une baisse certes modérée. Mais qui peut d’autant moins être ignorée qu’elle s’observe pour la deuxième année consécutive (1999-2000) ; de plus, elle s’accentue (– 0,6 % d’inscrits en 2000 par rapport en 1999, pour – 0, 2 % en 1999 par rapport à 1998). Elle situe le taux des inscrits, qui croissait de façon continue depuis 1992, à un niveau intermédiaire entre ceux de 1992 et de 1993.
Il faut donc que, par rapport à la situation antérieure, quelque chose se soit produit, qui, soit du côté des BM par rapport à l’attente de la société, soit du côté de la société par rapport à ce que sont les BM et peut-être veulent être, expliquerait que l’union, d’abord seulement en suspens, semble tourner au divorce et, ce, alors même que les premières années laissaient augurer une réussite. C’est à tenter d’identifier ce « quelque chose » que cet article est consacré.
Que faut-il penser de la baisse du taux moyen des usagers inscrits ?
La baisse constatée est celle du taux moyen des usagers inscrits par rapport à la population à desservir. Elle présente au moins deux caractéristiques :
–elle n’affecte pas, ou moins, les petites communes ; ce qui protège les BM de la désaffection semble donc être plutôt un facteur négatif : l’absence ou la rareté d’autres activités possibles ;
–elle est plus marquée chez les enfants, qui constituent pourtant traditionnellement une part privilégiée du « public cible » des BM 3.
Si, d’un côté, le tableau dressé par ces éléments n’a rien d’apocalyptique, d’un autre côté, il concourt à donner l’image d’une institution moins attractive.
Devant une telle baisse, il faut d’abord se demander si les chiffres sont fiables, puis, s’ils le sont, si la baisse est vraiment significative d’une moindre audience des BM. Il appartient à ceux qui fournissent les chiffres et à ceux qui les traitent de répondre à la première question. Les statistiques nationales, dont ces chiffres sont extraits, se fondent sur les réponses à l’enquête annuelle du ministère de la Culture ; or, nous savons bien que, pour diverses raisons, ces réponses ne correspondent pas toujours à la réalité. Mais cela a toujours été le cas et l’on voit donc mal pour quelles raisons les chiffres seraient plus véridiques hier et moins véridiques aujourd’hui.
Supposons que la baisse soit effective. De nombreuses explications ont été ou peuvent être avancées, non exclusives les unes des autres. En voici quelques-unes. Elles peuvent être classées selon la typologie sommaire suivante : le public ne se détourne des BM qu’en apparence; les conditions de fonctionnement ont changé et sur un autre plan sont insuffisantes, autrement dit, c’est la faute à la politique; le public se dérobe pour des raisons qui dépassent l’institution BM.
Succès réel, insuccès apparent
La théorie du passé trompeur
Plutôt que de moindre succès aujourd’hui, il faudrait parler de chiffres sensiblement gonflés hier. Gonflés par le comptage :
–jusqu’en 1999, la population de référence était celle du recensement de 1990 ; le taux d’inscrits aura ainsi paru croître au sein d’une population stable, alors que tout ou partie de la progression provenait de l’accroissement de la population. Je note qu’il ne peut s’agir que d’une partie. En effet, de 1990 à 1999, le taux des inscrits a augmenté de plus de 10 % alors que la population n’augmentait que de moins de la moitié ;
–statistiques peu fiables (dispositifs informatiques inexistants ou moins performants ; présence parmi le chiffre des inscrits communiqué au ministère d’usagers n’ayant pas emprunté dans l’année).
Gonflés aussi par des circonstances d’ordre divers :
–l’ouverture de nouveaux équipements, qui, ainsi qu’on l’observe généralement, ont attiré bien au-delà de 18 % (ensuite, la proportion a décru et/ou les ouvertures se sont ralenties) ;
–le contexte économique et social, à savoir l’augmentation continue du nombre des chômeurs, qui sont venus temporairement grossir, avant que ce nombre ne tende à diminuer, le public « ordinaire » des BM. (Si cette thèse est fondée, la proportion des inscrits devrait s’élever dans les prochaines statistiques nationales, puisque le nombre des chômeurs a entre-temps réaugmenté.)
Ces facteurs ne sont pas exclusifs les uns des autres.
L’explication par la démographie
Explication n° 1. Le recensement de 1999 est pris en compte à partir des statistiques 2000. La population desservie augmente de 2 millions. Le temps que ces 2 millions prennent, éventuellement, le chemin des BM, il en résulte mécaniquement une baisse du taux des inscrits. Une baisse qui, au demeurant, est d’une ampleur moindre que l’augmentation de la population. On peut en tirer la conclusion que, grosso modo, l’attractivité des BM a bien suivi cette augmentation. Cette thèse ne rend pas compte du fait que la baisse du taux des inscrits apparaît dès les statistiques de 1999, fondées sur le recensement précédent.
Explication n° 2. La baisse du taux des inscrits pourrait résulter en particulier de la baisse de la population étudiante, sachant qu’elle constitue une part non négligeable du public des BM. De fait, cette population décroît sensiblement depuis 1997. Elle a remonté en 2000, mais seulement de 0,54 % 4.
Une situation transitoire
Selon cette thèse, la baisse du taux des inscrits est un phénomène conjoncturel qui, loin de traduire une situation préoccupante, exprime et annonce, ou est susceptible d’annoncer, une amélioration :
–Création de bibliothèques rejoignant le corpus des BM incluses dans les statistiques.
Cet argument en est-il un ? Certes, la population comptabilisée comme à desservir s’accroît du fait de l’augmentation du nombre des équipements pris en compte. Mais les équipements nouveaux attirent un public nombreux, souvent très supérieur à la moyenne (avant, éventuellement, de décroître et de se stabiliser) ; et l’on voit donc mal pourquoi la seule apparition de bibliothèques nouvelles dans le corpus des BM prises en compte tirerait nécessairement la proportion des inscrits à la baisse.
Autre serait le cas de petites bibliothèques peu fréquentées et qui, ayant échappé aux enquêtes du ministère, y apparaîtraient désormais. Est-ce un cas fréquent ?
–Fermeture de BM pour cause de réaménagement ou de nouvelle construction, en particulier dans le cadre du programme des bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR) 5 ; interruption de la tenue des statistiques du fait d’une informatisation ou d’une réinformatisation 6.
Déplacement des usages
Les usagers inscrits se définissent dans les statistiques commentées par ceci qu’ils ont effectué l’emprunt d’au moins un document dans l’année. Or, l’usage de la BM ne se limite pas à l’emprunt. Du point de vue qui est le nôtre, cet usage de la BM hors emprunt peut être subdivisé en deux grands groupes.
1. Un usage traditionnel et qui n’est guère susceptible d’être à l’origine de la baisse du taux des inscrits. Je veux parler de la consultation des documents imprimés et manuscrits en magasin et donc, singulièrement, des documents patrimoniaux. En effet, en théorie, les usagers qui y recourent sans emprunter soit ces documents (les documents non patrimoniaux, les patrimoniaux n’étant pas empruntables), soit des documents en libre accès ne figurent pas parmi les inscrits selon la définition officielle. Or, il est plus qu’improbable qu’une partie des emprunteurs se soit récemment tournée et, ce, de manière exclusive vers ces documents en magasin. Cette explication de la baisse du taux des inscrits est d’autant plus improbable que, dans un certain nombre de BM, les « consulteurs » en question, quoi qu’il en soit de la définition officielle des inscrits, sont en fait comptés avec ceux-ci 7.
2. Des pratiques plus récentes, liées à l’évolution conjuguée de la demande sociale et de l’offre des BM en documents et en services. Déjà, en 1991, Anne-Marie Bertrand mettait l’accent sur ce point. L’article auquel je fais allusion 8 invitait à prendre en compte, pour évaluer les BM, l’ensemble de leurs prestations, en relation avec la constatation que, de 1977 à 1987, le nombre de prêts avait moins augmenté que celui des emprunteurs, et un décrochage du taux des usagers inscrits (de 15,7 % en 1986 à 15,1 % en 1987) qui devait s’avérer accidentel.
Outre le bénéfice retiré de l’action hors les murs (dépôts, etc.), il était distingué deux grands modes d’utilisation de la BM, emprunts exceptés : la consultation sur place hors le cas précité, accrue par l’amélioration des locaux, le développement du libre accès et la multiplication des documents sonores et audiovisuels de tout type ; l’interrogation des catalogues à distance. Deux modes d’utilisation qui ne passaient pas et ne passent toujours pas, en principe, par l’inscription.
Or, il est de fait qu’ils se sont développés.
L’amélioration générale des locaux et le développement du libre accès se sont poursuivis. À des documents sonores et audiovisuels consultables sur place plus abondants et à la documentation électronique sur supports séparés (cédéroms, etc.), se sont ajoutés des accès de plus en plus nombreux – et dont l’usage peut échapper à l’inscription – à Internet. Le déplacement des usages que cette évolution a à la fois traduit et permis (du papier à l’écran, de l’imprimé « culturel » emprunté à l’imprimé utilitaire exploité sur place) est relevé de toute part. Il semble confirmé par le fait que le nombre de prêts par inscrit est inférieur à la moyenne nationale dans les BM qui remportent pourtant, du point de vue du nombre d’inscrits (+ de 30 %), un succès supérieur. Rappelons que, selon l’enquête de 1997 sur les pratiques culturelles des Français, la proportion des usagers non inscrits a augmenté plus que celle des inscrits depuis la précédente enquête (1989) 9.
Quant à la mise en ligne du catalogue, elle s’est développée, Internet s’étant substitué au Minitel. Pour autant, il ne s’agit guère d’un phénomène susceptible d’avoir fait baisser le taux des inscrits, sauf à supposer que la découverte de l’offre à travers le catalogue produise paradoxalement un effet dissuasif.
En va-t-il différemment de la consultation à distance des fonds numérisés, qui ne passe pas par l’inscription ? Il s’agit d’un phénomène encore marginal pour les BM. Mais à terme, à mesure que l’offre se développera, est-il susceptible de faire baisser le taux des inscrits ? Sans parler de l’éventuelle acquisition par, ou pour, les BM pour le compte de leurs usagers de droits à la consultation à distance de documents produits ou diffusés par d’autres.
Pour que ces phénomènes soient de nature à faire baisser le taux des inscrits, entendus comme des emprunteurs, il faudrait que la consultation sur écran des documents en question soit substituable à leur lecture sur papier. Or, c’est improbable, à tout le moins pour la fiction.
La bonne tenue des prêts
Le nombre moyen de prêts par usager inscrit est, lui, à la hausse. C’est bien le signe que la BM n’est pas désertée. L’argument n’en est pas vraiment un. Ce n’est pas parce que certains usagers utilisent plus intensivement la bibliothèque que son audience n’est pas moindre et donc problématique. D’autant que c’est au vu de cette moindre audience que, selon un des seuls moyens d’action dont elles disposent directement, des BM ont augmenté le nombre des documents empruntables.
La faute à la politique
Le développement de l’intercommunalité
Le nombre de bibliothèques intercommunales s’accroît. Il en résulte que la population de la ville siège de l’équipement, par rapport à laquelle est calculé le nombre des inscrits, se voit tout à coup grossir de celles des autres communes membres de la structure intercommunale. De ce fait, au moins au début, la proportion des inscrits baisse 10. Si, à l’équipement central, s’ajoutent des équipements de proximité, il faut du temps à ceux-ci pour trouver leur public.
Intéressante et sans doute pour partie pertinente, cette thèse appelle pourtant quelques nuances et interrogations. La mutualisation opérée en matière de lecture à la faveur de la mise en place d’une structure intercommunale revêt les formes les plus diverses. Ainsi, elle consiste parfois :
–à ne mutualiser que l’équipement de la ville centre alors que les autres ou d’autres en possèdent aussi. Dans ce cas, la population par rapport à laquelle est calculé le taux des inscrits reste-t-elle celle de la ville centre ou s’agit-il des populations cumulées de toutes les villes ?
–à mutualiser non seulement un équipement central mais aussi des bibliothèques locales attirant un public plus ou moins nombreux ; plutôt plus que moins, s’il s’agit de petites communes, dans lesquelles il y a toute chance que la BM soit le seul établissement culturel (on sait que la proportion des inscrits est supérieure à la moyenne dans les villes de moins de 10 000 habitants).
Une question de moyens
Beaucoup par rapport au point de départ, mais encore trop peu par rapport aux besoins : ainsi peut-on qualifier les progrès accomplis en matière de lecture publique. Des équipements restent à construire, soit qu’il n’en existe pas, soit qu’ils ne soient pas proportionnés aux besoins. Il faut aussi leur donner tous les moyens de fonctionner ; combien, de ce point de vue, d’équipements sous-employés, d’investissements non rentabilisés pour parler en ces termes.
Le constat est irréfutable. Quant à l’utilisation de l’argument du déficit en moyens (équipements, fonctionnement) pour contribuer à expliquer la baisse du taux des inscrits, il doit être utilisé à bon escient. S’il s’agit d’un déficit en équipements, il est de nature à expliquer plutôt une absence d’augmentation qu’une décrue 11. Il n’en est pas de même d’une éventuelle diminution des moyens des équipements existants, susceptible de générer une moindre attractivité auprès du public.
De ce point de vue, en 1999, si les informations relatives à l’évolution des investissements sont favorables, il n’en est pas de même pour la qualification des personnels et les plages d’ouverture. S’agissant de l’offre documentaire, un premier regard révèle une évolution positive : dépenses d’acquisition par habitant en hausse, diversification des supports, multiplication des accès à Internet. Toutefois, le nombre total des imprimés acquis, ainsi que celui des phonogrammes, baissent par rapport à 1998. Or, rapportée à chaque BM, la baisse est d’autant plus marquée que le nombre de BM a entre-temps augmenté. En ce qui concerne les vidéogrammes, la situation paraît stable. En effet, le nombre total de vidéogrammes acquis connaît une progression ; mais, du fait de l’augmentation du nombre de BM, le nombre moyen de vidéogrammes acquis par chacune ne varie pas. À moins qu’il ne faille considérer que ce chiffre moyen est tiré à la hausse par les créations de vidéothèques, génératrices d’achats plus conséquents, dans cette phase de constitution des fonds, que les acquisitions annuelles en temps normal ?
La conclusion s’impose : s’ils ont augmenté, les budgets n’ont pas suivi l’enchérissement des coûts. Et, ce, depuis de longues années ; on a pu estimer à un quart et plus la diminution effective, c’est-à-dire en francs constants, des budgets des BM des villes de 20 000 à 100 000 habitants de 1991 à 1997 environ 12. Le renouvellement des imprimés et des phonogrammes s’est ralenti, probablement d’autant plus dans les BM qui se sont mises à acquérir des vidéogrammes. Dans ces dernières, l’intérêt des usagers a pu se déplacer des imprimés et des phonogrammes vers les vidéogrammes. Mais seul environ un quart des BM offre des vidéogrammes. Dans les autres, le moindre renouvellement de l’offre aura pu être d’autant plus sensible au public.
Si l’hypothèse est juste, si un moindre renouvellement de l’offre documentaire n’est pas étranger à la baisse des inscrits, sans vouloir rouvrir une querelle close, il est de fait que le plafonnement prévu des remises consenties aux collectivités pour les acquisitions constitue un motif supplémentaire d’inquiétude. Sauf abondement correspondant des budgets, plutôt improbable, ce plafonnement signifie en effet que ceux-ci permettront d’acheter moins de documents.
En 2000, toutefois, les indicateurs s’améliorent. La diminution des personnels professionnels semble enrayée ; les plages d’ouverture connaissent une légère hausse 13 ; les investissements s’amplifient. L’offre documentaire elle-même connaît une évolution positive. Les supports continuent de se diversifier, les accès à Internet de se multiplier. De plus, on voit augmenter, outre le nombre total des vidéogrammes, celui des imprimés et des phonogrammes, ainsi que le nombre moyen par BM pour chacun de ces types de documents. Or, la diminution des inscrits se poursuit et même s’accentue en 2000. Il faut donc que la baisse des documents acquis ne l’explique pas ? En fait, d’une part, si le renouvellement, rapporté à chaque BM, est supérieur à celui de 1998 pour les phonogrammes et les vidéogrammes, il ne retrouve pas son niveau de 1998 pour les imprimés ; d’autre part, les effets d’une « déception » du public devant l’offre en 1999 ont pu se prolonger l’année suivante.
La querelle de la gratuité
Les BM offrant des services entièrement gratuits ne représentent qu’environ 20 % du total. Depuis 1996 (je ne suis pas remonté au-delà), la tendance est à l’érosion de la gratuité, lente il est vrai et temporairement stoppée en 1999 par l’ouverture de nouvelles BM dans de petites communes. En outre, le montant moyen des droits d’inscription par adulte inscrit a augmenté plus que l’inflation.
Au-delà de l’habituelle querelle théologique entre les partisans du tout gratuit (vers lesquels je confesse que va ma sympathie), pour lesquels tout paiement produit un effet dissuasif, d’autant plus sur les moins fortunés, et les partisans d’une tarification, fût-elle réduite (selon une conception du profit culturel étrangement proche de la théorie psychanalytique, le degré d’investissement et le bénéfice seront d’autant plus élevés qu’une sorte de « droit d’entrée » aura été acquitté), il resterait à mettre en rapport tarification d’une part (niveau comparé, évolution), et inscription et recours aux différentes prestations d’autre part.
À première vue, il semble que la baisse du taux des inscrits soit indépendante de la tarification, puisque cette baisse affecte surtout les enfants alors que ceux-ci sont généralement exemptés de droits d’inscription. Toutefois, la gratuité de l’inscription (et de l’emprunt de livres) peut s’accompagner du paiement d’autres prestations. En outre, le taux des enfants inscrits n’est pas le seul à baisser. En 2000, la diminution des inscrits ne s’observe pas seulement dans les villes qui présentent les droits moyens les plus élevés (villes de 100 000 à 300 000 habitants), mais elle les inclut ; il n’est donc pas impossible que la tarification fasse partie des causes d’un phénomène qui en comporte sans doute plusieurs.
La tarification est l’exemple d’un de ces éléments dont les effets mériteraient d’être mesurés à travers un échantillon de BM précises plutôt qu’à travers la moyenne nationale. Des BM qui ont augmenté leurs tarifs ont-elles vu baisser le nombre de leurs inscrits ? S’agit-il de la seule cause ? À l’inverse, des BM qui sont passées à la gratuité (sans doute sont-elles rares) ont-elles vu le nombre de leurs inscrits augmenter ? Si oui, s’agit-il de la seule cause ? Nous avons tendance à le penser. Des exemples nous y invitent. Ainsi, il y a quelques années, Jean-Loup Lerebours constatait-il que la suppression de la gratuité à la BM de Nîmes s’était accompagnée d’une chute des inscrits de 21 000 à 17 000, remontés à 21 000 après le rétablissement de la gratuité 14. De même, le directeur de la BM de Lorient est-il conduit à mettre en relation une déperdition d’inscrits et la politique tarifaire 15.
S’il faut la livrer, mon opinion est la suivante. La tendance n’étant pas à la gratuité, il nous arrangerait de penser qu’elle ne constitue pas une incitation à s’inscrire, et que la non-gratuité ne produit pas un effet dissuasif ; nous en persuader, cela nous permettrait d’être en accord avec nos valeurs professionnelles. Malheureusement, le public ne nous aide pas, pour qui payer ou non, et si oui combien, revêt une importance.
Où le public se dérobe /est dérobé à la BM
Encore la démographie
Dès lors que les enfants constituent une part importante du public des BM, et que la baisse du taux des inscrits est surtout une baisse du taux des enfants inscrits, il est tentant de corréler cette baisse au vieillissement de la population. Or, celui-ci a commencé bien avant 1999-2000 16 et la hausse du taux des inscrits lui a été parallèle. Pourquoi ce phénomène, sans effet hier sur le taux, en aurait-il un aujourd’hui ? Aurait-on atteint quelque point de rupture ?
Les « progrès de l’ignorance » (« le niveau baisse », l’illettrisme)
Pour que l’illettrisme explique que le taux des usagers inscrits baisse, il faudrait qu’il ait augmenté. Or, pour le savoir, il conviendrait, d’une part, que la définition de l’illettrisme ait fait et fasse l’objet d’un consensus, d’autre part, que l’on ait eu et que l’on ait les moyens de quantifier précisément les illettrés.
Dans « Culture écrite et illettrisme 17 », Jean-Marie Besse rappelle quelques estimations. Pour la population adulte, deux enquêtes publiées la même année (1989) font état l’une de 17,8 % (Infométrie-Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme [GPLI]), l’autre de 6,68 % (Insee). Selon une autre étude publiée en 1992, portant sur les appelés, 19,51 % d’entre eux correspondraient à la définition de l’illettrisme. Dans une récente mise au point, les deux auteurs, dont la secrétaire générale du GPLI, se gardent de donner des chiffres 18.
Des éléments ont été dégagés pour 1999-2000 à la faveur de la substitution en 1998, à l’ancien service national, de la « journée d’appel de préparation à la défense 19 » . En effet, cette journée inclut des épreuves d’évaluation de la compréhension de l’écrit ; par rapport à l’ancien service national, elle présente du point de vue de la représentativité de l’échantillon l’avantage d’être obligatoire pour les filles aussi bien que pour les garçons. Ils ont environ 17 ans. Établis d’après un échantillon, les résultats sont les suivants.
La première épreuve sollicite des compétences de recherche et de sélection d’informations dans un document de la vie quotidienne (un programme TV organisé en un tableau à double entrée), ainsi que la compréhension d’un texte narratif d’environ 600 mots. À l’issue de cette épreuve, il apparaît que 9,3 % des jeunes ont des difficultés réelles de compréhension de l’écrit; parmi lesquels, aux termes d’épreuves complémentaires, 5 % se révèlent être dans une situation proche de l’illettrisme. Les 90,7 % de jeunes ne présentant pas de difficultés particulières en lecture passent également des épreuves complémentaires : test d’orthographe à partir du texte d’un auteur français classique ; tests de compréhension à partir d’un dossier de candidature à un concours administratif de secrétaire et d’une nouvelle d’un auteur contemporain. Ils réussissent en moyenne 93,3 % des items de compréhension immédiate, 71,7 % des items de compréhension logique et 61,5 % des items de compréhension fine. Sans surprise, une concomitance s’observe entre les scores et le niveau scolaire. Il y a moins de filles que de garçons parmi les jeunes en difficulté (7,1 % pour 11,5 %) ; dans le groupe des jeunes qui ne présentent pas de difficultés, elles devancent les garçons dans les épreuves complémentaires testant la compréhension selon trois niveaux.
Cette situation représente-t-elle une aggravation ? C’est, au contraire, une amélioration générale que fait apparaître la comparaison avec l’enquête précitée réalisée elle aussi dans le cadre du service national au début des années 1990 (19,51 % d’illettrés), même en tenant compte du fait que l’apparition des filles dans l’échantillon a dû tirer la moyenne vers le haut ; mais, précisément, l’écart entre les deux chiffres est trop important pour qu’ils puissent s’appliquer aux mêmes compétences.
Une aggravation, l’évaluation conduite dans le même cadre pour 2000-2001 20 semble en faire apparaître une : le nombre des jeunes ne présentant pas de difficultés descend de 90,7 % à 88,4 % ; celui des jeunes qui en ont monte de 9,3 % à 11,6 %, 6,5 % – au lieu de 5 % – étant dans une situation proche de l’illettrisme. Toutefois, la différence est faible. En outre, si, d’un côté, une partie de ces chiffres n’est plus fondée sur un échantillon mais sur l’ensemble de la population concernée, d’un autre côté, l’agrégation au groupe de jeunes retardataires qui auraient dû se présenter précédemment grèvent les résultats dans la mesure où ils manifestent des compétences en lecture inférieures à celles des autres. À l’inverse, les moyennes baissent pour les trois types de compréhension, surtout le plus élevé.
L’explication de la baisse du taux des inscrits par une éventuelle progression de l’illettrisme est conciliable avec celle d’un déplacement des usages de la BM de l’inscription, condition de l’emprunt, vers la consultation sur place, s’il est vrai que l’illettrisme ne s’applique pas nécessairement à l’usage de l’ordinateur. Sans parler de la consultation sur place des images et des sons.
La même double observation vaut pour l’éventuelle défaillance, chère aux contempteurs de l’école, du système éducatif, défaillance qui, sans aboutir à un véritable illettrisme, ne mettrait pas les élèves en état d’avoir envie de lire des livres et de les apprécier.
Le déclin de l’édition de sciences humaines et sociales est la version éditoriale et universitaire du thème des progrès de l’ignorance.
Le recours, pour expliquer la baisse de la fréquentation des BM, à cette thèse, s’est vu récemment enrichir d’une sorte de variante. Dans un article 21 se proposant de mettre en relief le caractère déterminant du niveau de diplôme, pour fréquenter ou non une BM, par rapport au seul rapport à la lecture, Claude Poissenot constate que les lecteurs de moins de 35 ans peu ou pas diplômés « ont plutôt un peu moins de chances de détenir une carte d’inscription que ceux qui ont passé cet âge (28 % contre 34 %) ». « Notre résultat semble […] montrer, commente-t-il, que l’élévation du niveau moyen de diplôme se traduit par une “relégation” plus forte des fractions les moins diplômées hors des bibliothèques, pour un même degré d’investissement dans la lecture. » Et d’ajouter : « L’accès à ces équipements culturels [les BM] exigerait davantage de diplômes qu’avant. »
Phrase lapidaire et qu’il faut expliciter. Selon la logique qui est celle de l’auteur, si les lecteurs peu ou pas diplômés s’inscrivent moins aujourd’hui à la BM que leurs prédécesseurs dans cette condition, c’est ou bien que le niveau et la nature de leurs connaissances les en éloignent davantage (point de vue qui se rattache à la thèse du progrès général de l’ignorance ou à tout le moins de connaissances inadaptées) ; ou bien que les BM elles-mêmes les rebutent davantage parce que s’inscrivant dans un univers encore plus savant et normatif. Entre ces deux déclinaisons possibles, C. Poissenot ne fait pas connaître son choix ; elles ne sont d’ailleurs pas incompatibles. Mais il avait mis préalablement l’accent sur le caractère dissuasif de la normativité intellectuelle des BM auprès de la partie la moins diplômée du public potentiel : « La non-fréquentation ne résulte pas d’un “manque”, mais d’une inadéquation entre l’univers des lecteurs [en particulier ceux qui ne sont pas titulaires diplômés de l’enseignement général] et la mise en scène de la lecture dans les bibliothèques », telle qu’elle se manifeste notamment dans la classification.
C’est presque malgré lui qu’il faut tenir compte des observations de C. Poissenot. S’il s’agit d’opposer, comme il le donne à penser, le niveau de diplôme à la familiarité avec la lecture comme le facteur discriminant de la non-fréquentation, sa thèse est étrange et il a été fait justice de celle-ci en avançant qu’elle « prenait la partie pour le tout » 22 : le niveau de diplôme pour l’ensemble des facteurs culturels, économiques et sociaux pouvant expliquer la non-fréquentation. Et, de fait, s’il est vrai qu’il vaut mieux être aussi diplômé que possible pour devenir un usager des BM, réciproquement, une moindre familiarité avec la lecture – celle à laquelle elles invitent et dont elles supposent la maîtrise – fait partie des facteurs susceptibles d’expliquer un niveau d’étude moins élevé. Sous ce rapport, on pourrait aussi dire de la thèse de C. Poissenot qu’elle prend le symptôme pour la maladie.
Au prix de quelques retouches, elle n’en présente pas moins un avantage : celui de mettre une fois de plus en relief que, sous bien des rapports, on a d’autant plus de chances de fréquenter une BM – et de s’y repérer et donc de continuer à la fréquenter et, le cas échéant, de s’y inscrire – qu’on entretient une familiarité avec l’univers de la culture et du livre. Nous le savions, il n’est jamais mauvais de le rappeler. Quant à une éventuelle accentuation de ce phénomène, bien des raisons sont susceptibles de l’expliquer, exposées tout au long de cette partie. Par ailleurs, peut-être appelle-t-elle des nuances : au moins une fraction de ces inscrits perdus, peu ou pas diplômés, ne se trouverait-elle pas parmi les usagers non inscrits ?
Concernant l’illettrisme, si son évolution quantitative ne saurait être indifférente aux bibliothécaires, il leur pose surtout le problème de leur place dans les dispositifs visant à y porter remède, du mode de participation le plus approprié. De cette question, ils ne sauraient ni se sentir seuls investis (la résoudre demande de toutes autres forces que les leurs), ni se désintéresser ; il y a un peu de cynisme, quand on est un service public culturel, à proposer une offre dont on sait qu’une certaine partie de la population n’est pas à même de la saisir, le voudrait-elle. Le dilemme est celui-ci : afficher, par rapport à la population en question, une volonté formatrice, c’est risquer de la rebuter en la renvoyant à son « ignorance », en plaçant la BM du côté d’un univers scolaire qui l’a laissée dans un sentiment d’échec, voire d’humiliation ; ne miser que sur son libre arbitre, aiguillonné par des documents « faciles », c’est risquer d’élargir sa prison sans en abattre les murs. En somme, l’illettrisme, représentation à la fois spéculaire et construite des failles de la société, pose, sous une forme exacerbée, le problème ordinaire de la démocratisation culturelle.
La concurrence
Les BM se sont développées plus tard en France que leurs équivalentes dans les pays anglo-saxons et les pays scandinaves. Dans une certaine mesure, elles ont bénéficié de ce retard : elles ont été portées par l’essor du loisir culturel ; sur un autre plan, et même s’il reste à faire en la matière, elles se sont ouvertes aux supports autres que le papier, puis à la documentation électronique distante. En même temps, certains des phénomènes précités, dont elles ont profité, les mettent en cause.
Le thème de la concurrence que connaissent les BM comporte une version optimiste (essor des autres types de bibliothèques) et une version pessimiste (déclin des bibliothèques).
Selon la version optimiste (essor des autres types de bibliothèques), une cause de moindre fréquentation des BM pourrait être le développement des bibliothèques scolaires. Le fait que l’érosion des inscrits soit plus marquée pour les enfants – qui constituent près de 40 % du public des BM – ne prouve en rien que cette hypothèse soit fondée (cette érosion peut avoir d’autres causes) ; mais, du moins, ne va pas à son encontre. Probable, le développement des bibliothèques scolaires reste à démontrer. Il s’agit, comme on sait, d’une terre largement inexplorée. Dans son rapport pour 1998-1999, le Conseil supérieur des bibliothèques mettait l’accent sur ce point, qualifiant à juste titre de « dysfonctionnement majeur » le fait que la France « contrairement à d’autres pays [ne soit] pas aujourd’hui véritablement en mesure de chiffrer les moyens et l’activité » de ces bibliothèques 23.
Conduite par la Direction des écoles, la dernière enquête sur les bibliothèques-centres de documentation (BCD) des écoles maternelles et élémentaires remonte à 1996 24. Les résultats sont, comme on dit, contrastés. La superficie est rarement supérieure à 60 m2 ; malgré tout, presque toutes les BCD comportent un coin lecture. Le fonds comprend en moyenne deux fois plus de fictions que de documentaires. Si seulement 36 % des BCD sont ouvertes hors du temps scolaire, 80 % pratiquent le prêt à domicile. La recherche documentaire vient en tête des activités organisées dans le cadre scolaire avec les BCD ; mais l’heure du conte est également pratiquée dans plus de 70 % d’entre elles, ainsi que les ateliers de lecture et d’écriture (respectivement 65,3 % et 45,1 %). Autant d’activités qui « concurrencent » les BM ; d’autant que « l’existence d’une BM n’apparaît pas comme un obstacle au financement par la commune de la bibliothèque d’école ». Toutefois, le directeur des écoles, commentant les résultats, estime qu’ « il est manifeste que la diversité des lieux de lecture ne les met pas en concurrence les uns avec les autres mais concourt à démultiplier l’offre et les pratiques ».
Une synthèse a été consacrée aux centres de documentation et d’information (CDI) des lycées et collèges en 1999 25. « Tenter d’accéder à des statistiques actualisées » sur ce sujet – ne serait-ce que le nombre exact des CDI – relève, selon l’auteur, de « l’enquête policière ». À cette réserve près, il esquisse un état présent en 1998. Le taux de couverture est estimé à 97,6 % pour les lycées, 95,6 % pour les lycées professionnels et 92,2 % pour les collèges. Ces chiffres recouvrent évidemment des situations très diverses. La tendance est à la modernisation (locaux, mobilier, informatisation). Outre des places de travail, les CDI proposent des fonds de littérature générale et de littérature pour la jeunesse ; la part des albums et des BD y a crû. La fonction « bibliothèque » (lecture sur place et emprunt) compte pour les élèves.
Les NTIC ont fait une entrée massive (cédéroms, vidéos, Internet). Autant de possibilités susceptibles de retenir une partie des élèves au détriment des BM.
Toutefois, selon l’enquête de 1997 sur les pratiques culturelles des Français, « peu d’élèves ont déclaré être inscrits dans une bibliothèque scolaire sans l’être dans une BM » 26; la comparaison n’est malheureusement pas possible avec les résultats des enquêtes antérieures, la question étant apparue à l’occasion de celle-ci. Rares sont les CDI ouvrant au-delà des horaires des cours. Comme les BM, les CDI voient fléchir la lecture des imprimés à l’entrée des élèves dans l’adolescence.
Faut-il faire état, et pour se poser la même question (concurrence accrue faite aux BM), de la progression des mètres carrés de bibliothèques universitaires (+ 301 535 m2 de 1985 à 2001) 27, sans oublier les rénovations, des BU dans lesquelles se trouvent parfois, de surcroît, des espaces qui sont autant de petites bibliothèques de lecture publique ? C’est, au contraire, une progression importante du nombre des étudiants qui apparaît dans les BM par rapport à 1979 (passage de 2 à 18 %) 28. Ces chiffres ne font que confirmer l’impression produite par la visite des espaces publics des BM, particulièrement celles des villes importantes, sièges d’une ou de plusieurs universités. Sans parler des BM, qui, délibérément, jouent le rôle de BU, en particulier dans les villes où se trouvent des antennes universitaires.
L’hypothèse de la concurrence que feraient aux BM d’autres types de bibliothèques présente un avantage : celui d’appeler l’attention sur le fait que si l’objectif est de mesurer non l’attractivité des BM en soi, sujet qui n’a guère d’intérêt, mais celle de la lecture et de la culture, s’en tenir à l’observation des seules BM n’a que peu de sens. J’ai parlé des bibliothèques scolaires et universitaires. On pourrait mentionner aussi les bibliothèques d’entreprise 29. Des initiatives ministérielles, telles que le dispositif des « villes-lecture », veulent inciter toutes les instances concernées, de quelque tutelle qu’elles relèvent, à agir de concert ; la logique voudrait que l’évaluation se mît au diapason de cette philosophie.
Ce qui vaut à l’échelon national vaut aussi, et même plus, pour chaque BM. Pour mesurer son succès ou son insuccès, il faudrait pouvoir connaître et apprécier les prestations et l’activité (usagers et usages) de toutes les structures documentaires qui donnent à lire le même type de documents dans la même zone d’influence 30 ; plus, de toutes les structures dont les services recoupent les siens.
La version pessimiste (déclin des bibliothèques) comporte elle-même une sous-version optimiste et une sous-version pessimiste. Selon la sous-version optimiste, les BM sont concurrencées par d’autres institutions culturelles. De fait, le succès de la BM a tendance à être d’autant plus prononcé qu’elle est, dans une commune, la seule institution culturelle 31. Selon la sous-version pessimiste, la BM est concurrencée – voire, à terme, condamnée – par :
–Le divertissement ; il détourne d’autant plus le public de la culture, dont la BM est d’abord la maison, qu’il en prend volontiers l’apparence (à cet égard, l’apparition et la propagation de la notion de loisir culturel peuvent passer pour éloquentes) ; de ce point de vue, la BM peut bien s’évertuer à faire une place accrue aux genres et aux supports qui rencontrent le plus de succès, elle ne fera jamais aussi bien que, par exemple, la télévision, sauf à surenchérir. D’une certaine manière, cette explication se rattache aussi à la thèse des progrès de l’ignorance.
–Le déclin de l’imprimé au profit du son et l’image animée. Ces derniers se manifestent au moins sous trois formes : la télévision ; les phonogrammes et les vidéogrammes ; Internet – ces trois « manifestations » présentant, comme l’on sait, des points d’intersection techniques (appareils de consultation polyvalents).
Pour partie – pour partie seulement – la thèse du déclin de l’imprimé au profit du son et de l’image animée recoupe celle de la concurrence du divertissement, le premier passant encore pour culturellement plus légitime que les seconds. Le déclin de l’imprimé est un phénomène à la fois faux et vrai 32. Faux : le nombre de personnes n’ayant pas de livres à leur domicile a diminué ; l’achat de livres a progressé ; stable en général, la proportion de non-lecteurs a diminué dans les communes rurales. Vrai : la quantité de livres lus a baissé, en particulier chez les jeunes ; la proportion de forts lecteurs a continué de s’effriter, touchant tous les milieux sociaux et spectaculairement les jeunes ; la lecture de la presse quotidienne a baissé, en particulier chez les jeunes. On ne saurait montrer plus éloquemment que l’imprimé s’est « banalisé », pour le meilleur (en s’introduisant dans des maisons où il n’était pas) et pour le « pire » (en cédant une partie de la place, en particulier chez les jeunes, à d’autres supports).
Quant aux trois manifestations précitées du son et de l’image animée, il est à noter qu’elles ne menacent pas la BM au même degré.
La part croissante prise par la télévision dans la vie quotidienne est le sujet d’une déploration conventionnelle, réactivée par la multiplication des chaînes. Cette croissance s’est confirmée : le pourcentage de ceux qui regardent la télévision tous les jours est passé de 65 à 77 % de 1973 à 1997, et la durée hebdomadaire moyenne d’écoute à plus de 22 heures, soit 5 heures de plus qu’en 1973. La progression a été particulièrement marquée chez les jeunes.
Parallèlement, phonogrammes et vidéogrammes ont connu un succès exponentiel. Or, les BM en proposent. Pour expliquer une relative désaffection, il faudrait donc considérer qu’elles n’en proposent pas assez. J’avouerai mon penchant pour cette hypothèse : en l’état actuel du développement d’Internet en France, la BM est à mon avis moins concurrencée par celui-ci que par un appétit accru, et qui s’exerce aux dépens de l’imprimé, de documents sonores et audiovisuels – un appétit que les collections, en leur état actuel, ne peuvent que pour partie combler.
Cette proposition appellerait des développements. Il semble que les BM soient à la fois les spectatrices et les actrices du déclin de l’imprimé. Les spectatrices : elles ne sont pas au principe de l’intérêt accru porté à l’image animée et au son et, en leur ouvrant plus les collections, elles se contentent de prendre acte d’un phénomène qui les dépasse. Les actrices : en accueillant davantage le son et l’image animée, elles contribuent à les mettre en valeur, notamment en leur apportant un surcroît de légitimité culturelle, et donc à stimuler la demande ; simultanément, en raison des contraintes budgétaires obligeant à des redéploiements au détriment de l’imprimé, elles rendent celui-ci moins attractif du fait d’une offre moins abondante et moins renouvelée.
L’évolution du public étudiant depuis 1998 semble plaider pour un moindre succès de l’institution bibliothèque en général. En effet, si, cette année-là, la baisse qui commence dans les BU est comparable à celle de la population étudiante (– 1,69 %), elle lui est sensiblement supérieure en 1999 (– 2,77 % pour 1,55 % de baisse de la population étudiante) et se poursuit en 2000 (– 1,28 %) alors que la population étudiante amorce une remontée (+ 0,54 %) 33. Une baisse a, de même, été observée dans la partie haut-de-jardin de la BnF, dont les étudiants des premiers cycles représentent les trois quarts du public 34. Aux États-Unis, les prêts et la fréquentation diminuent depuis plusieurs années.
Ces phénomènes sont sans doute à corréler à l’essor de l’accès à Internet à domicile. Il n’y a pas de raison de penser qu’ils épargneront, à terme, les BM. À une nuance près : dans son ensemble, la documentation universitaire se prête mieux à être utilisée sur écran que la plupart des textes relevant de la lecture publique.
Où le public est son propre ennemi
« Beaucoup d’adolescents […] se retrouvent à la bibliothèque (ce qui peut poser, dans certains cas, le problème de la surveillance et de la sécurité). On se retrouve à la médiathèque, on y donne des rendez-vous, des personnes âgées jouent aux cartes, beaucoup de jeunes viennent faire leurs devoirs […]. La très forte fréquentation s’accompagne aussi de détournements dans l’utilisation du lieu : certains distribuent des tracts, d’autres viennent avec nouveau-nés et chauffe-biberons, des professeurs utilisent le lieu pour dispenser des cours particuliers, des parents laissent leurs enfants durant toute une partie de la journée profitant de cette garderie gratuite. » Extraits d’un récent rapport 35, de tels témoignages sont devenus un thème récurrent de la littérature professionnelle.
On s’est proposé d’ouvrir la BM sur la rue. Et voici que la rue s’est invitée à la BM.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet, sur ce que l’expression, qui revient souvent, de « détournement du lieu », comporte de fondé et d’erroné. Sur le fait qu’on ne peut pas à la fois vouloir tous les publics et les vouloir conformes aux classes supérieures et moyennes. Sur le fait que le bruit n’est pas l’apanage des bibliothèques de quartier ; on se déplace et on bavarde beaucoup dans les BU, et il n’y avait pas plus bruyant que la salle Labrouste. Dans les expositions, combien d’entretiens particuliers, sur les thèmes les plus triviaux et entre les personnes les mieux accoutrées, entre le tableau que vous aimeriez contempler et vous. Quand on recherche le silence, ce qui est légitime, il n’y a pas un brouhaha chic et un brouhaha vulgaire.
Or, ces hordes, elles sont décrites comme de nouvelles venues, attirées par la substitution des médiathèques aux bibliothèques. Se pourrait-il qu’elles aient chassé une partie des anciens usagers inscrits, qu’elles dissuadent certains des usagers potentiels de s’inscrire, et ce, assez significativement, sur tout le territoire, pour expliquer la baisse du taux moyen national ? Hypothèse non recevable, répliquera-t-on : le public « chasseur » s’est substitué au public « chassé », il n’y a dès lors pas de raisons que le nombre total des usagers diminue. Or si, précisément, car le taux qui baisse est celui des inscrits et les trublions, supposés les écarter, sont pour une bonne part des non-inscrits.
De 1979 à 1997 – c’est-à-dire parallèlement à la mise en service de nouveaux équipements et à l’augmentation du public – le nombre des usagers inscrits qui séjournent à la bibliothèque a considérablement décru 36. Faut-il y voir une confirmation qu’une population en a expulsé une autre, que des non-inscrits squattant les places et, le cas échéant, bruyants ont conduit des inscrits à ne pas rester, voire à ne pas revenir ? Sans aller jusqu’à évoquer une sorte de conflit, digne de La Guerre du feu, pour la conquête du territoire entre inscrits et non-inscrits, remarquons tout simplement que le public… se gêne lui-même. De ce point de vue, une BM est condamnée à être dans une certaine mesure victime de son succès : plus elle attire de monde, plus croît la proportion des usagers qui risquent de trouver qu’il y en a trop.
Plus généralement, il semble bien que la substitution de nouveaux équipements aux anciens n’ait pas recueilli l’adhésion d’une minorité d’anciens usagers, qui regrettent, en une déploration où sont mêlés le lieu et les personnes, un espace plus intime, plus chaleureux, moins bruyant 37. L’hypothèse de la « guerre des publics » – qui n’est guère séparable de la perception des nouveaux locaux par rapport aux anciens – a au moins le mérite de rappeler quelques évidences :
–Les usagers sont des êtres humains. En tant que tels, il n’est pas réaliste d’espérer qu’ils restent durant des heures assis devant un livre ouvert ou un écran, qu’ils se taisent en permanence, particulièrement les jeunes.
–Il n’y a pas un public mais des publics. À la faveur d’une conception généreuse de l’espace public, on aimerait que, en une sorte de ballet bien réglé, comparable à la mécanique céleste, ils se mêlent harmonieusement, se croisent en soulevant leur chapeau. Or, ils n’ont pas le même âge, n’attendent pas la même chose du lieu. Toutes les conditions sont réunies pour qu’ils se gênent. La conception des espaces doit en tenir compte.
–Les « nouveaux usagers » font, dit-on, un usage « consumériste » de la médiathèque. Or, d’une part, ils sont comme on les a faits, comme sont les étudiants à l’université 38, leurs parents quand ils font leurs courses, les téléspectateurs devant leur poste ; d’autre part, la médiathèque, ce faisant, n’est pas utilisée selon une conception si différente de celle qui a présidé à sa réalisation. Il est un peu contradictoire d’exciter l’appétit, surtout de ceux qui ont faim, et de leur faire grief de dévorer.
Élaborer une méthode de suivi
On tirera du récapitulatif parfois critique qui précède deux conclusions :
1. Personne ne sait vraiment comment expliquer la baisse observée. Avant de s’interroger sur l’impact des BM, il convient de scruter les statistiques en tant que telles. Pour les interpréter correctement, il faut des bibliothécaires, mais aussi des statisticiens et, par exemple, des démographes, des géographes et des économistes. Il importe, en effet, de faire le départ, dans les statistiques, entre les évolutions significatives et celles qui résultent automatiquement de phénomènes d’ordre, par exemple, mathématique (modification du corpus), démographique (croissance ou décroissance de la population en général et localement, modification de la pyramide des âges, immigration), socioéconomique (évolution du chômage, répartition socioprofessionnelle), ou « culturel » (évolution du niveau d’études).
2. L’analyse de l’évolution des publics est un chantier qui reste, sinon à ouvrir, du moins à approfondir. En premier lieu, les données disponibles n’ont probablement pas livré tous les enseignements qu’il est possible d’en tirer. En second lieu, elles ne suffisent pas.
Qu’est-ce qui caractérise exactement les BM qui remportent le plus de succès ? Quand le taux des usagers baisse, pourquoi baisse-t-il ? Les villes de toute taille sont-elles concernées ? S’agit-il de tout le public ou de certaines catégories de public et, si oui, lesquelles ? La baisse relève-t-elle d’un phénomène général, commun à toutes les BM, voire à toutes les bibliothèques (régression du chômage, etc.), ou de l’addition de situations particulières (population ou parties de la population en baisse, fermetures temporaires, etc.) ? Comment s’explique-t-elle ? Quelle est la part du développement de l’accès à Internet dans une éventuelle décrue de la fréquentation 39 ? Quelle relation la baisse entretient-elle avec les conditions d’accès (plages d’ouverture, tarification) et avec les prestations, en particulier un moindre renouvellement de l’offre documentaire, sans oublier la qualification des personnels (taux de professionnels, adaptation de la qualification aux besoins) ?
Pourquoi ne fréquente-t-on pas la BM, mais pourquoi aussi ne la fréquente-t-on plus ? Pourquoi se remet-on à la fréquenter ? Ceux qui ne viennent pas, s’abstiennent-ils parce que le monde de la culture leur est étranger ou parce que les prestations proposées ne répondent pas à leur attente ?
Quels autres types de bibliothèques le public potentiel des BM ou leurs usagers fréquentent-ils, pourquoi et quelles sont les conséquences de cette fréquentation sur leur fréquentation de la BM ? Sur place, quels sont les usages ? Comment les mesurer sans s’introduire indûment dans la privacy des usagers ? Sans briser l’anonymat dans lequel se plaisent à rester, pour des raisons qu’il faut respecter, les usagers non inscrits ? Comment mesurer l’usage, appelé à se développer, de la BM à distance s’il ne passe pas par une inscription ?
Ces questions ne sont pas inventées par le signataire. Elles ont été formulées. Des réponses ont été apportées, en particulier au moyen d’enquêtes. Mais peut-être toutes les questions n’ont-elles pas été posées. Et il manque aux réponses d’être vraiment nouées ensemble et aussi recueillies régulièrement, dans la durée et selon des critères à la fois évolutifs (prendre en compte les phénomènes nouveaux) et constants (permettre les comparaisons) ; mettre en relief les permanences et les mutations est à ce prix. Une méthode, ici, serait à mettre au point ; c’est le rôle de l’administration centrale du ministère de la Culture 40. Outre des statistiques nationales plus fiables et plus complètes (quantités, qualité) 41, une des voies possibles est la mise en place d’un réseau de « bibliothèques témoins » volontaires, retenues selon des paramètres assurant, autant qu’il est possible, la représentativité de l’ensemble, et auxquelles serait fourni un cahier des charges élaboré avec elles.
On ne peut pas ne pas appeler l’attention sur un point : si le principe selon lequel chacun doit pouvoir utiliser la BM sur place sans montrer patte blanche, c’est-à-dire s’inscrire en bonne et due forme, présente un avantage stratégique du point de vue de la démocratisation culturelle, il présente aussi une contradiction avec la nécessité politique de démontrer que les BM ne sont pas fréquentées seulement par les emprunteurs ; cette contradiction est d’autant plus flagrante que l’utilisation hors emprunt s’est développée.
Osera-t-on ajouter qu’il ne suffit pas d’interroger les lecteurs mais d’entendre ce qu’ils disent, ce qu’ils disent vraiment sur ce qu’ils attendent, et non ce qu’il convient aux destinataires des réponses d’entendre ?
Enfin, un véritable système de comparaison des moyens et des résultats des bibliothèques de pays à pays reste à bâtir. Un progrès considérable aurait été accompli, s’il l’était ne serait-ce que pour les bibliothèques européennes. Rapporté non à la population à desservir mais à la population totale, le nombre des usagers est accablant pour la France. En effet, non seulement le taux est très inférieur à celui de la Grande-Bretagne, du Danemark et à la Finlande, références habituelles en la matière, mais il est inférieur à celui de l’Espagne ou de la Grèce, pour ne citer qu’elles 42. Mais dans quelle mesure ces chiffres sont-ils comparables ? Que disent-ils sur les moyens respectifs des bibliothèques dans les pays considérés, et que disent-ils sur leur efficacité ? Sans oublier ce détail : efficacité par rapport à quels objectifs ?
Pour une refondation
Les BM exercent-elles un attrait moindre sur le public ? Il faut trouver une parade.
Mais peut-être les chiffres indiquant une baisse du taux des usagers inscrits ne sont-ils pas fiables. Et s’ils le sont, peut-être ne sont-ils pas révélateurs d’une moindre attractivité. Dans ce cas, une question n’en reste pas moins posée : pourquoi la proportion des inscrits stagne-t-elle autour de 18 % ? Qu’en est-il des 82 % – un pourcentage considérable – restant ? Question déplaisante ; elle paraît ignorer de quelle situation l’on est parti, quel chemin a été accompli depuis trente ans. Mais question légitime, les BM étant des services publics financés par l’impôt. Question d’autant moins irrecevable que, précisément, les moyens mis en œuvre pour le développement de la lecture ont crû.
Réelle ou fausse, la baisse supposée de l’attractivité des BM a pour intérêt d’obliger les professionnels à ne pas oublier ces questions : pourquoi pas plus de 18 % ? Et comment aller au-delà ?
Préalables
La parole est à l’avocat du diable
Provocation n° 1. Si disposer d’une bibliothèque devrait être un droit, c’en est un aussi de ne pas les fréquenter. Il n’est donc pas scandaleux, mais regrettable, que des personnes rétives à toutes les séductions se refusent à y pénétrer.
Provocation n° 2. Et, récalcitrantes, il y en a qui le resteront, quoi que disent et fassent les bibliothécaires. Il faut en prendre son parti. Parmi les non-usagers des BM, une forte proportion explique ce non-usage par le goût « d’acheter et de lire ses livres à soi » 43. Cette réponse peut désigner plusieurs dispositions qui n’impliquent pas nécessairement que la non-fréquentation soit définitive : faible lecture, suspicion portée sur la BM de ne pas offrir ou de réprouver les lectures recherchées, etc. Mais elle doit parfois être prise au pied de la lettre ; la fréquentation de la BM se heurte alors au goût d’avoir ses livres à soi – c’est-à-dire, à la fois, de les choisir, de les posséder, au prix d’un débours qui renforce le sentiment de cette possession, de les conserver, de les avoir à disposition, le cas échéant de les prêter ou de se refuser à les prêter. Le principe même de la BM, service public où les livres, achetés par tous, sont destinés à passer de mains en mains, et jusqu’à sa gratuité ou à la dilution du coût de l’inscription en une quantité indéfinie d’emprunts – ce principe se heurte dans ce cas à un rapport au livre qui dépasse la simple consultation à des fins ludiques ou utilitaires pour engager tout l’être ; des histoires personnelles complexes ne sont pas pour rien dans cette façon de lire (ou de ne pas lire) à travers la possession du livre. Il arrive qu’elle consente une place à la BM, chargée de signaler, à l’acquéreur impénitent, de quoi alimenter sa passion 44 ; d’autres fois, non.
Au demeurant, il y aurait toute chance pour qu’un pays dans lequel il y aurait autant d’usagers des bibliothèques que d’habitants ait quelque chose d’inquiétant. Pour qu’il s’agisse d’un pays sans spectacles, sans espaces où se promener, où pratiquer des sports ; d’un pays à la sociabilité empêchée et pauvre. (Qu’on en tire les conclusions qu’on veut : les bibliothèques finlandaises produisent le plus grand effet sur les Français qui les découvrent ; ils les citent en exemple ; le nombre des documents empruntés dans ce petit pays est égal, paraît-il, à celui que les Français, autrement plus nombreux, empruntent ; or, la Finlande – ce paradis des bibliothèques – se trouve être aussi un des pays du monde où le suicide connaît le taux le plus élevé.)
Provocation n° 3. Au fond, l’usager idéal selon les professionnels, c’est quelqu’un qui commence à fréquenter la BM à peine sorti du berceau et ne cesse que pour entrer dans la tombe (encore se prendrait-on à souhaiter qu’il y entrât avec un livre, si, ce faisant, il n’en privait pas les autres usagers). Cette attente est irrationnelle ; selon le cours d’une vie, et à tout moment, on peut être conduit à ne plus fréquenter la bibliothèque, temporairement ou définitivement, ou, au contraire, à en pousser la porte. Qu’on se mette à la fréquenter, ce peut être mauvais signe, celui d’une blessure de tout ordre, d’un manque, d’une dérive (il ne faut pas alors se réjouir que la BM soit fréquentée, mais qu’elle soit fréquentée plutôt que de se laisser aller à des vertiges autrement périlleux) ; et, au contraire, n’y plus venir, ce peut être le signe que la blessure s’est fermée, que le manque a été comblé. De même, se mettre à lire ou cesser de lire 45.
Il est sage de concevoir le rapport de l’usager à la bibliothèque, au mieux, comme une fidélité infidèle.
Un score estimable
Plus sérieusement :
1. Le nombre de BM a plus que triplé depuis 1980. Le nombre des inscrits est passé de 2 609 000 à 6 664 668. Depuis 1990, ce nombre a augmenté, sauf en 1992 46 et 1999. Il a continué à augmenter en 2000, atteignant un niveau supérieur à ce qu’il était avant la baisse (1999), en 1998, même si ce niveau représente une proportion plus réduite de la population.
2. Si, aux usagers inscrits, soit environ 18 %, on ajoute les non-inscrits, estimés à environ 7,5 %, le pourcentage des usagers atteint 25,5 %. Et même plus si l’on considère que certains des documents empruntés ne profitent pas seulement à l’emprunteur. (Mais, à l’inverse, le critère pour qu’un inscrit soit réputé usager n’est pas exigeant puisqu’il s’agit d’un emprunt et d’un seul dans l’année considérée 47.) Tout porte à croire que le chiffre de 7,5 % de non-inscrits est sous-évalué ; quoi qu’il en soit de la moyenne nationale, ils peuvent être nettement plus nombreux dans certains équipements 48.
Pour être tout à fait complet, il convient d’ajouter que l’usage des usagers non inscrits est susceptible d’être beaucoup plus intensif que celui des usagers inscrits, auxquels il suffit pour être réputés tels, comme on l’a rappelé, d’avoir effectué un emprunt dans l’année.
3. 18 et 25 %, ce sont les moyennes nationales. Des BM drainent une part beaucoup plus importante de la population 49. Or, sans doute s’agit-il des mieux dotées (locaux, personnels, crédits) ; ce qui renvoie non à on ne sait quels doutes sur la conception des BM telle qu’elle a actuellement cours et leur devenir, mais à l’insuffisance des moyens dont disposent les BM moins bien dotées.
4. S’il est vrai qu’une authentique démocratisation culturelle ne passe pas seulement par le taux de fréquentation (et d’activité) des institutions concernées, mais par la qualité du profit qu’en retirent les usagers, le succès des BM ne saurait se mesurer au volume de son public ; et un quart de la population est une quantité non négligeable. L’argument est, il est vrai, à double tranchant : plus la BM sera fréquentée, plus nombreuses seront les personnes susceptibles d’en retirer un profit qualitatif, pour reprendre la catégorie utilisée et pour autant qu’on soit à même de la définir.
5. Dans un contexte où tout semble concourir à éloigner le public des bibliothèques (effacement relatif de l’imprimé au profit de l’audiovisuel, abondance de l’offre audiovisuelle proposée directement à domicile, etc.), 25 % constitue un score inespéré.
La question des moyens n’est pas évacuable
Ce n’est pas céder à la surenchère que de le réaffirmer : toutes les chances n’ont pas encore été données à la lecture publique, il reste beaucoup à faire pour assurer l’égalité devant le service public de la lecture. On parle ici des équipements.
Le nombre de BM n’a cessé d’augmenter ; mais, pour figurer dans les statistiques nationales, il suffisait en 2000 ou de dépenser 60 000 F en personnel, ou d’ouvrir 6 heures par semaine et de dépenser 60 000 F en acquisitions. Soit une définition plus exigeante de la BM, et pourtant modérée, selon laquelle seraient cumulés les critères suivants : au moins 50 m2 de surface et 6 heures d’ouverture hebdomadaire, 50 000 F de dépenses de personnel et 6 000 F de dépenses d’acquisition. L’adoption de cette définition ferait descendre le nombre des BM de 2 886 à 2 287, et à 2 080 si la surface minimale était fixée à 100 m2 50.
Combien de villes même d’une certaine importance, encore, sans centrale satisfaisante. Dans les villes qui en comportent une, quels équipements de proximité ? En 1991, Anne-Marie Bertrand écrivait : « Est-ce que, là où elles existent, les centrales modernes (médiathèques) n’ont pas grosso modo atteint leurs objectifs et fait le plein de leur public et est-ce qu’une reprise de l’expansion ne doit pas, désormais, passer par un maillage plus serré d’équipements de proximité ? » 51 Si ce texte vise à démontrer que la première hypothèse, à supposer qu’elle soit fondée, ne constitue pas une fatalité, la seconde n’en reste pas moins valable. Les usagers des six BM constituant l’échantillon de l’enquête du DEP et dont la majorité indique être venue spécialement précisent aussi qu’ils l’ont rejointe, presque tous, en moins d’une demi-heure 52. Faut-il en déduire que la distance correspondante est celle au-delà de laquelle on renonce à fréquenter un équipement ? Qu’il y ait en tout cas une corrélation entre la fréquentation d’un équipement et le temps nécessaire pour s’y rendre, c’est ce que tend à montrer aussi la dernière enquête sur les pratiques culturelles des Français. En effet, sur 100 personnes de 15 ans et plus ayant fréquenté une BM au cours des 12 derniers mois, 69 % ont mis moins de trente minutes à s’y rendre, dont 37 % moins d’un quart d’heure, le chiffre tombant à 29 % au-delà d’une demi-heure. Au-delà d’une heure, le chiffre est insignifiant 53.
Il y faut la quantité mais aussi la qualité. Il y a plus désespérant que de voir les BM assumer dans des quartiers déshérités et le cas échéant « difficiles » une fonction sociale, c’est de la leur voir assumer du point de vue des bâtiments pour ne parler que d’eux (architecture, entretien) de façon si misérable et donc offensante pour ceux qui les animent et ceux qui sont appelés à les fréquenter ; entre des monuments d’un luxe tapageur, ressentis comme une provocation au sein des HLM, et de pauvres bâtisses qui ressemblent à celles-ci, quels bâtiments à la fois semblables et différents, occupant une position médiane entre la familiarité et la superbe, inspirant une sorte de respect tranquille et d’abord le respect de soi ?
En outre, tout naturellement dès lors que nous sommes partis de bas, nous avons une vision téléologique et cumulative de l’histoire des constructions de BM : ce qui a été fait n’est plus à faire, passons à ce qui reste à faire. Peut-être serait-il opportun de substituer une vision cyclique à cette vision téléologique et cumulative. Et si certaines des BM qui ont vu le jour au cours des dernières décennies étaient déjà à refaire ?
Je parle aussi, bien entendu, des moyens de fonctionner : si le nombre des emplois était en rapport avec les surfaces ainsi qu’avec les services à rendre ou susceptibles d’être rendus, si les emplois étaient tous pourvus, si les bibliothèques ouvraient enfin davantage, si les budgets de l’animation permettaient de donner toutes ses chances à l’offre documentaire, on verrait se consolider et s’amplifier les succès obtenus.
Une fois encore, et avec d’autres, il faut insister sur les plages d’ouverture hebdomadaires. En 2000, la moyenne se situait à 4,3 jours et 19 h 12. Même si cette moyenne recouvre des situations nettement plus favorables, il faut oser la qualifier comme elle le mérite : elle est misérable. Faut-il en outre rappeler qu’elle était de 20 h 08 en 1990 et n’est jamais montée, depuis, à plus de 19 h 44 54 ? Cette exiguïté des plages d’ouverture apparaît et apparaîtra d’autant plus comme telle, alors que le temps du travail se réduit tendanciellement au profit de celui du loisir et de la formation.
Des BM pour qui et pourquoi ?
Pour autant, est-on dispensé de réfléchir à l’adéquation des prestations proposées par les BM, aux finalités de celles-ci ? Il y a plusieurs façons d’ouvrir ce débat sans se donner la possibilité de le traiter complètement. En voici deux. La première – il faut y insister –, c’est de s’en remettre exclusivement pour résoudre les difficultés à l’horizon radieux de moyens qui ne seront, par définition, jamais assez conséquents.
La deuxième est de se limiter à des approches partielles pour ne pas dire myopes. Par exemple : quelle place exacte donner à la documentation électronique, comment la maîtriser (comme s’il ne s’agissait que d’une question technique) ? Ou encore : quelle part faire, dans l’offre documentaire, au projet culturel et quelle part à la demande (comme si cette question pouvait être traitée en soi, indépendamment d’une réflexion approfondie sur les missions, laquelle accroît pourtant les chances de dépasser l’apparente antinomie ; et comme si l’offre et la demande étaient condamnées à entrer en collision) ?
À quoi les bibliothèques servent-elles ? À qui ? Faut-il s’en satisfaire ? Et sinon, que faire et à quelles fins ?
S’il apparaît que ces questions conduisent à la conclusion que les BM sont inutiles, supprimons-les. Mais si on ne préconise pas leur suppression, il faut que ce soit au nom de raisons solides. Explicites. Expliquées.
Parmi les données disponibles sur la fréquentation, deux, qui ne sont pas parmi celles qui se font le plus remarquer à première vue, ne m’en semblent pas moins devoir retenir aussi l’attention.
–Sur les usagers interrogés dans le cadre de l’enquête du DEP, 7 % font leur, à la sortie, la réponse « C’est pour des gens qui ont des intérêts particuliers », manifestant par là qu’ils se sentent exclus de l’offre en documents et/ou en services 55. 7 %, c’est peu ; et c’est pourtant énorme si l’on songe que les usagers sont interrogés sur des équipements censés satisfaire des attentes autrement larges que les BM vieux style.
–Selon l’enquête conduite en 1997, les usagers inscrits depuis plus de dix ans représentent 31 %, contre 20 % seulement en 1979. Comment interpréter cette évolution ? Il y a la manière optimiste : les usagers sont plus fidèles parce qu’ils sont plus satisfaits. Il y a aussi la manière pessimiste : le contingent des usagers vieillit, se renouvelle peu.
Et si les BM, telles que nous les concevons encore aujourd’hui en dépit de mises à jour plus ou moins amples, correspondaient aux besoins pour partie dépassés d’une certaine génération, si elles étaient à réinventer ?