La coopération des bibliothèques en France
Un nouvel âge ?
La nécessité de la coopération entre bibliothèques, comme le retard pris par les bibliothèques françaises dans ce domaine, ont constitué quelques-uns des thèmes récurrents de la littérature professionnelle de ces trente dernières années. Au moment même où les objectifs poursuivis depuis tout ce temps semblent atteints, les bouleversements du paysage institutionnel et la donne inédite de la documentation électronique introduisent un nouveau décalage entre politiques publiques et réalité. À travers l’examen des réseaux de coopération existants, cet article tente de mettre en lumière des tendances nouvelles.
The necessity for cooperation among libraries, as well as the tardiness of French libraries in doing anything about it, have constituted some of the recurrent topics in professional literature for the last thirty years. Just at the moment when long sought objectives seem within reach, upheavals in the institutional world and unpublished electronic information products introduce a new discrepancy between public policies and reality. By examining the existing networks of cooperation, this article attempts to highlight new trends.
Zwei Themen tauchen in der Fachliteratur der letzten 30 Jahre immer wieder auf: die Notwendigkeit der Zusammenarbeit zwischen Bibliotheken und der Nachholbedarf, der auf diesem Gebiet besteht. Gerade als die seit langem angestrebten Ziele erreicht zu sein scheinen, führen tiefgreifende Veränderungen innerhalb der verschiedenen Einrichtungen und das Aufkommen von digitalen Dokumenten zu einem weiteren Missverhältnis zwischen öffentlicher Bibliothekspolitik und Realität. Der Artikel versucht, neue Entwicklungen zu veranschaulichen indem er bestehende Netzwerke untersucht.
La necesidad de la cooperación entre bibliotecas, así como el retraso adquirido por las bibliotecas francesas en este ámbito, han constituido algunos de los temas recurrentes de la literatura profesional de estos últimos treinta años. En el mismo momento en el que los objetivos perseguidos desde hace buen tiempo parecen alcanzados, los trastornos del paisaje institucional y la baraja inédita de la documentación electrónica introducen un nuevo desfase entre políticas públicas y realidad. A través del examen de las redes de cooperación existentes, este artículo trata de poner a la luz las tendencias nuevas.
Évoquer la nécessaire coopération des bibliothèques françaises 1 constitue un topique (pour ne pas employer l’expression « lieu commun ») de la littérature professionnelle. Sujet souvent traité sur le mode de la pénurie, des concurrences indues ou de l’inquiétude, comme en témoignent ces quelques lignes écrites en 1991 2 : « Les professionnels des bibliothèques sont-ils suffisamment conscients des enjeux ? Ont-ils vraiment l’esprit coopérateur ou l’âme française est-elle définitivement vouée à ne s’intéresser qu’à son clocher ? »
Des objectifs dépassés aussitôt qu’atteints ?
Pouvoirs publics et associations ont avec une grande régularité tenu sur ce thème des discours volontaristes étayés par de solides arguments : la coopération entre bibliothèques constitue un impératif pour le service public qui doit rechercher une plus grande efficacité au service des usagers, tout en participant à la maîtrise de la dépense publique et en contribuant à l’aménagement culturel et universitaire du territoire.
Les responsables des politiques publiques ont observé les réussites étrangères dans ce domaine en tentant d’adapter des recettes éprouvées. Faut-il rappeler ici que l’observation de la situation dans les pays européens, y compris ceux qui ont une organisation plus décentralisée (on songe ici tout particulièrement à la situation allemande), a permis de mesurer qu’une coopération apportant un service le plus efficace possible aux usagers, tout en rationalisant les moyens mis en œuvre par les collectivités publiques, reposait sur quelques grands axes :
–l’existence d’une carte documentaire (à la fois thématique et régionale) visant à coordonner au mieux les acquisitions et les politiques de conservation des différents types de bibliothèques. Chaque réseau national paraît se structurer autour de pôles régionaux forts dotés d’importantes collections, la bibliothèque nationale jouant dans ce contexte un rôle de dernier recours ;
–l’existence, d’une part, de catalogues collectifs nationaux et régionaux permettant aux usagers de localiser facilement les ressources disponibles et, d’autre part, d’une organisation efficace de prêt et de circulation des documents entre bibliothèques ;
–la formalisation écrite (législative et/ou réglementaire) des niveaux d’intervention des différents types de bibliothèques et de leur articulation entre échelon national, régional et local ;
–l’existence d’un réseau riche de bibliothèques dotées des moyens professionnels (humains, documentaires et matériels) propres à faciliter la coopération.
Il n’est pas surprenant que les pays ayant su constituer une telle organisation se soient adaptés plus rapidement que la France aux nouveaux enjeux de la documentation.
Si l’on examine aujourd’hui la réalité française de la coopération, on peut considérer, sans optimisme exagéré, que la plupart des critères de succès envisagés ci-dessus sont enfin réunis : existence de catalogues collectifs, réseau de bibliothèques de tous types qui s’est largement développé depuis ces trente dernières années, formalisation croissante des politiques documentaires, rénovation réussie de la Bibliothèque nationale offrant un soutien efficace à la coopération. Il ne manquerait guère qu’une loi sur les bibliothèques. Mais manque-t-elle vraiment autant qu’on l’écrit si souvent ? D’où vient alors le sentiment d’inachèvement, de décalage, de retard que l’on retire de l’observation du paysage documentaire français ?
Un contexte en pleine évolution
Pour approfondir cette réflexion, il paraît cependant nécessaire d’aborder à nouveau le sujet de la coopération en tenant compte des évolutions et des bouleversements qui affectent le paysage administratif et documentaire : second souffle de la décentralisation et de la déconcentration, émergence de nouveaux échelons territoriaux, nationaux et internationaux, crise des budgets publics, nouvelle donne de la documentation électronique et inflation documentaire.
Le vocabulaire lui-même a évolué : le terme de « lien » est entré dans le lexique quotidien des bibliothèques et de leurs publics face à leurs écrans d’ordinateurs, et, si l’on parle sans doute moins de « réseaux » et de « coopération », on ne peut que constater la fortune du terme « partenariat », employé parfois avec intempérance, dans une multitude d’acceptions et pour décrire des réalités très dissemblables. Mais il faut discerner là un glissement sémantique positif : les bibliothèques ne sont pas condamnées, pour être efficaces et vivantes, à travailler exclusivement avec leurs homologues et sont incitées à étendre leur réseau aux « partenaires » les plus divers. Il convient d’ajouter que le partenariat prend son essor dans une société où l’on privilégie de plus en plus la notion de « contrat ». Quant à la « mutualisation », terme volontiers employé sur le territoire universitaire, elle suggère, entre autres, des connotations de solidarité économique en temps de crise. Il faut ajouter que ces questions ne peuvent être envisagées qu’à la lumière d’évolutions sociales plus générales, négatives comme positives, qui valent pour les bibliothécaires comme pour les usagers du service public : montée croissante de l’individualisme, défiance devant les institutions et les organisations lourdes, goût de la proximité et des solidarités concrètes.
Doit-on en déduire que les bibliothèques françaises travaillent désormais plus facilement ensemble et que les obstacles techniques et institutionnels d’hier ont disparu ? Faut-il voir dans l’évolution des vocables et des discours un double indice : celui de l’abandon définitif de l’illusion de réseaux volontaristes quadrillés par des instructions étatiques et celui d’une vision de plus en plus souple et pragmatique des actions menées en commun dans le souci de l’intérêt public ?
Ou, dit de manière plus brutale : n’avons-nous pas atteint des objectifs déjà amplement dépassés et construit des outils sans prise efficace sur la réalité mondialisée de la « société de l’information » ? Outils qui reposaient sur la vision d’un territoire stable, aux frontières institutionnelles et géographiques reconnues, sur la perception de collections physiques patiemment accumulées. À l’heure des réseaux, des catalogues facilement accessibles et de la fourniture en ligne de documents, le lieu de conservation d’une ressource devient indifférent, la capitalisation des imprimés n’a plus la même pertinence.
L’histoire culturelle récente fournit un bon exemple de ce type de déphasage inévitable entre politique publique et réalité : l’État aura pratiquement mis quarante années à couvrir la France de bibliothèques départementales alors même que notre pays devenait de moins en moins rural, alors même que l’intercommunalité s’imposait inexorablement et que, désormais, l’échelon départemental semble peu à peu remis en question…
Quel territoire ?
À l’heure de la documentation électronique, notre approche des réseaux et de la coopération ne peut plus être exclusivement territoriale. Certes, quel que soit le rattachement administratif des établissements (l’État, l’université, la ville, le département, la région, un établissement public, une structure privée ou associative), quatre niveaux d’intervention et de coopération peuvent être distingués : le site, la région, le territoire national, la dimension internationale (mondiale, européenne, transfrontalière, nord/sud). Mais cette typologie est en quelque sorte transcendée lorsque l’on évoque les bibliothèques numériques. Tel chercheur sera devenu plus familier des ressources en ligne de l’université d’Indiana ou du Karlsruher virtueller Katalog (le fameux KvK) que de l’offre documentaire de sa ville d’exercice. Au point parfois d’ignorer des ressources proches de son laboratoire ou de son domicile.
Cette observation n’autorise pas à ignorer l’un des objectifs essentiels du travail en réseau : l’égalité d’accès de tous à l’information et à la culture. Égalité encore loin d’être atteinte si l’on examine attentivement une cartographie des bibliothèques françaises, tant en termes de répartition que de moyens, ou si l’on fait l’inventaire des outils d’accès à Internet en France, dans les lieux publics comme dans le cadre familial.
La donne nouvelle des ressources documentaires électroniques
L’inflation documentaire, qu’il s’agisse des imprimés classiques ou encore plus de l’information disponible à travers les réseaux, pose avec chaque jour plus d’acuité la question de l’exhaustivité de l’offre des bibliothèques. La chose est jugée depuis longtemps : aucun établissement ne peut plus être autosuffisant, d’où la nécessité d’un partage des ressources documentaires. Cette incomplétude de chaque établissement, ou plutôt cette complémentarité entre ressources documentaires propres et réservoirs d’information distants, devient le lot de toute bibliothèque.
À cette surabondance d’information répondent des approches nouvelles en matière de description et de signalement de l’information accessible. Il semble que l’on ait aujourd’hui renoncé, fort d’expériences douloureuses passées, à de grandes entreprises coopératives de production et de quadrillage catalographiques. Mais ce n’est qu’un premier pas sur le chemin de la sagesse. Il suffit de recourir à sa propre expérience de chercheur pour mesurer l’inadéquation des systèmes traditionnels de description et d’indexation chers aux bibliothécaires. Les performances des moteurs de recherche, la recherche en langage naturel, les accès possibles par mot du texte ont rendu caduques les images qu’on associait traditionnellement dans les bibliothèques à la coopération. Non pas que les bibliothécaires doivent renoncer à associer leur compétence à cette situation nouvelle, mais ils doivent le faire avec infiniment plus de pragmatisme, sans restreindre leur apport au seul aspect technique. Le recours, pour les activités de catalogage, à des réservoirs de notices progresse plus rapidement dans le secteur universitaire. Il semble qu’un important travail de sensibilisation et de formation demeure encore à accomplir au sein des bibliothèques de lecture publique.
L’impact des ressources électroniques sur les bibliothèques et leur coopération doit être mesuré à cette aune, avec un mélange d’illusions à dissiper et de chances à saisir. Ainsi, devant les sélections de signets proposées par les bibliothèques, on se trouve partagé entre l’intérêt manifeste d’un tel balisage offert au public et le scepticisme devant l’ampleur désespérée de la tâche. Bien que je n’aime guère les raisonnements par analogie, une image s’impose à moi : tenter de vider la mer à plusieurs a-t-il plus de sens que de le faire seul, alors même que les moteurs de recherche (en dépit de leurs limites et de leurs défauts) permettent d’accéder, même sur la base de stratégies de recherche rudimentaires, à une si grande variété d’informations ? Tout au plus pourrait-on formuler le souhait que tous les sites web des bibliothèques françaises proposent un lien au moins avec la liste de signets entretenue par la Bibliothèque nationale de France (BnF) 3 ; vérification faite, c’est très loin d’être le cas.
Il est indéniable que nous nous trouvons maintenant munis de moyens de communication qui nous permettent de poser le problème de la coopération en de tout autres termes : du courrier électronique aux « portails » pointant sur un large éventail de ressources, sont disponibles des instruments qui relèguent les utopies coopératives des années 1980 au rang d’antiquités.
Les consortiums d’abonnements à des périodiques électroniques (on songe immédiatement à « Couperin ») montrent que le levier fort de la coopération est bien le partage concret d’intérêts communs. Il n’est pas indifférent à notre réflexion de constater que cette initiative est plutôt partie de la base du réseau, les établissements, avec un soutien rapide et efficace de l’État et que ce mouvement n’a pas toujours forcément complètement épousé les contours de réseaux de collecte documentaire déjà existants, comme les centres d’acquisition et de diffusion de l’information scientifique et technique (Cadist). Il me semble qu’il s’agit là d’un bon exemple de redistribution et de définition des rôles des acteurs de la coopération. Initiatives qui ne peuvent dispenser d’une réflexion commune sur les problèmes économiques, politiques et intellectuels posés par la diffusion de l’information scientifique et des activités de recherche. On laissera à Jean-Claude Guédon 4 la responsabilité de cette formule en forme de provocation : « Les consortiums, c’est le plaisir d’être fusillés en groupe, plutôt que seuls ! »
La situation inédite créée par la création de bibliothèques numériques implique l’apparition de nouveaux champs de coopération dans lesquels la BnF est appelée à jouer un rôle important, par exemple autour de la coordination indispensable des projets de numérisation.
Si l’on s’attarde sur la documentation liée aux activités de recherche, force est de reconnaître que c’est devant l’écran de son micro-ordinateur que le chercheur, le plus souvent, recherche la documentation qui lui est nécessaire. La fragmentation des disciplines en domaines d’investigation de plus en plus « pointus » et l’internationalisation de la recherche sont d’autres facteurs à prendre en compte. D’où l’émergence de ces « collèges invisibles » et de ces outils liés à une discipline ou à un fragment de discipline. Les exemples ne manquent pas, de la « Bibliothèque de mathématiques » à la liste « Fabula » destinée aux chercheurs en littérature. À travers ces nouveaux outils collectifs se dessine le profil de bibliothèques et de bibliothécaires à la fois compétents sur les instruments techniques de diffusion, la mise en forme de l’information et les contenus mêmes liés à une discipline, en vue d’élaborer ces bibliothèques numériques qui, peu à peu, prennent forme.
Dans ce contexte nouveau, les bibliothèques se trouvent désormais aux prises avec les réalités de l’économie, parfois de manière conflictuelle. La coopération entre les bibliothèques et le secteur privé est moins développée en France que dans d’autres pays européens. On voit cependant peu à peu apparaître des initiatives intéressantes. On peut citer l’exemple de CD-RAP : c’est une base de données qui regroupe le dépouillement de 180 périodiques français. Elle est le fruit d’un partenariat entre la bibliothèque municipale de Lyon qui en pilote le contenu et la société CD-Script qui réalise l’édition sur cédérom et qui gère abonnements et base en ligne 5. Le travail de dépouillement associe bibliothèques de lecture publique et bibliothèques universitaires et spécialisées.
Dans le nord de la France, BibOp, regroupement de bibliothèques utilisant le même système informatique, tente d’aller au-delà des activités traditionnelles d’un simple club d’utilisateurs, testant ainsi une nouvelle forme d’un partenariat entre sphère du service public et monde économique 6.
Esquisse de typologie
Un paysage administratif et documentaire éclaté
Il faut bien admettre que l’absence de personnalité juridique pour l’immense majorité des établissements et la diversité des tutelles administratives en présence constituent un frein à la mise en place rapide de projets coopératifs.
C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier les atouts de trois évolutions administratives et politiques récentes : la décentralisation, la déconcentration, l’intercommunalité.
L’autonomie des universités participe de ce mouvement général, tempérée par les relations contractuelles que les universités entretiennent avec l’État, avec les collectivités locales, avec d’autres universités. Toutes évolutions dont les responsables de bibliothèques prennent peu à peu la mesure en identifiant les interlocuteurs et les niveaux de négociation efficaces.
Il faut envisager, d’abord, les acteurs politiques et institutionnels et, au premier rang d’entre eux, l’État. Pour les collectivités locales et les universités et leurs bibliothèques, à travers le territoire, il semble que, de manière croissante et irréversible, dans ce double mouvement, amorcé au début des années 1980, de décentralisation et de déconcentration, le dialogue avec les représentants de l’État se situe à un échelon déconcentré, la région : le rectorat, la direction régionale des affaires culturelles. C’est le sens des propos de Dominique Ducassou 7 : «… L’État, représenté par le recteur, conserve dans les négociations un rôle essentiel, lié au respect des directives ministérielles. Mais la multiplicité des acteurs locaux s’est trouvé un fédérateur naturel dans la région… »
Ce qui ressort de tous les projets actuels, c’est la grande défiance devant des machineries administratives et techniques trop complexes et la recherche de l’efficacité concrète. Au-delà de toute considération de science administrative ou politique, c’est le principe de subsidiarité qui domine : ne pas faire ou refaire ce que d’autres font déjà, mener à plusieurs des projets qui ne pourraient aboutir dans l’isolement. L’autre leçon à tirer des nombreuses expériences déjà conduites et d’éventuels échecs, c’est qu’il ne peut y avoir de coopération efficace et pérenne sans une très forte implication des responsables politiques. Certains projets apparaissent trop exclusivement comme des initiatives de bibliothécaires, certes louables, mais qui, à partir d’un certain degré d’ambition, se heurtent à un manque de moyens auquel des décisions politiques peuvent seules apporter une réponse.
Des établissements et des organismes structurants
À l’heure où l’on vante, non sans raison et sur la foi d’indiscutables réussites, les mérites du contractuel opposé au réglementaire, des collaborations peu formalisées, des échanges de proximité, des partenariats spontanés, il ne paraît ni inutile, ni contradictoire, de passer en revue des institutions qui, chacune à son niveau, peuvent jouer un rôle précieux d’incitation, et ceci au moment où la capacité d’impulsion des administrations centrales de l’État change de nature dans un paysage de plus en plus décentralisé.
Il est, en effet, des bibliothèques et des organismes qui contribuent particulièrement à organiser le paysage documentaire qui les entoure. C’est même souvent leur mission première. On peut donc tenter d’établir une première typologie de la coopération en France par ce biais.
La Bibliothèque nationale de France
La plus grande, la Bibliothèque nationale de France, est devenue, peu à peu, « le cœur d’un réseau documentaire partagé », pour reprendre l’expression de Marcelle Beaudiquez 8. Sans nourrir l’illusion d’un réseau jacobin « en étoile » réunissant les régions françaises à Paris, on peut considérer que la taille de notre pays justifie, auprès d’ensembles plus proches, l’existence de réseaux nationaux.
La notion de « pôle associé », apparue d’abord comme un contrepoids politique indispensable face au grand projet parisien de Tolbiac, a pris progressivement consistance. Et le succès du rendez-vous annuel auquel la BnF convie ses nombreux partenaires (tenu symboliquement en juillet 2002 à Lyon 9) témoigne à la fois du rayonnement de l’institution nationale et de l’attente des bibliothèques associées. Rappelons que, dans ce cadre, 65 conventions lient des bibliothèques ou centres de documentation français à la BnF, dont 29 pour le seul dépôt légal imprimeur ; les crédits mobilisés pour les pôles documentaires permettent l’achat de 15 000 monographies par an. La réforme du dépôt légal imprimeur a accru la lisibilité et l’efficacité de ce système de collecte documentaire 10.
De manière moins spectaculaire, mais tout aussi concrète, la fonction d’agence bibliographique nationale de la BnF est essentielle à la vie des réseaux français de bibliothèques. La fourniture gratuite de notices en vue de constituer les catalogues locaux est un élément déterminant pour faire évoluer les pratiques professionnelles et améliorer la qualité générale de l’information bibliographique.
La Bibliothèque publique d’information
Il est une autre bibliothèque nationale, la Bibliothèque publique d’information, qui, selon ses statuts 11, « a pour mission […] de constituer un centre de recherche documentaire en liaison avec les autres centres, bibliothèques et établissements culturels ». Dans une perspective complémentaire de la BnF, la BPI souhaite revivifier cette mission coopérative et mieux partager avec les autres bibliothèques du territoire une expertise liée à ses pratiques innovantes. Elle devrait ainsi prendre la tête d’un réseau d’abonnements à des ressources électroniques et constituer un « portail » pour le compte des bibliothèques publiques. Ceci ne va pas sans obstacles. Ainsi, faisant le bilan de son action à la tête de la Bibliothèque publique d’information de 1993 à 2000, Martine Blanc-Montmayeur 12 exprimait un regret : « J’aurais voulu pouvoir inscrire bien davantage la BPI au sein d’un réseau de partenaires français. Mais le statut juridique unique de la BPI dans le réseau des bibliothèques françaises est dans les faits un frein pour instituer une réelle coopération, ainsi que son image de modèle difficile à transformer en image de partenaire. »
Les services communs de documentation
Là aussi, de par leur statut même et conformément à leur dénomination, les services communs de documentation (SCD) dans les universités ont vocation à jouer le rôle d’établissements structurants.
On connaît la réalité documentaire des universités françaises : des collections d’imprimés traditionnels encore trop modestes en regard d’autres bibliothèques en Europe, collections dont, en moyenne, la moitié se trouve dispersée entre une mosaïque de petites institutions sur le territoire du campus, pour ne pas parler des problèmes de la coopération interuniversitaire dans les villes accueillant plusieurs universités. Mais, une fois encore, nous nous trouvons devant une problématique sans doute dépassée. La fonction documentaire est devenue centrale dans l’université et ne peut plus être dissociée de la transmission pédagogique ni de la valorisation des travaux de recherche. Dans le contexte de la diffusion électronique de tous ces contenus, il faut sans doute davantage parler aujourd’hui d’édition (au sens étymologique de « mise au jour »), de construction d’outils efficaces de diffusion et de recherche et de médiation/formation que de regroupements documentaires (sans doute utiles) de collections d’imprimés de moins en moins consultées.
Ces coopérations documentaires dépassent désormais les frontières géographiques et administratives du domaine universitaire pour concerner l’ensemble des ressources d’information publiques et privées accessibles dans une ville ou dans une région. Et, selon une perspective inverse, le SCD peut constituer le lien avec les ressources nationales et internationales. Il suffit d’observer les pages d’accueil des sites web développés par les SCD pour constater la place prise par les liens vers d’autres institutions.
Les bibliothèques départementales de prêt
Les bibliothèques départementales de prêt (BDP) ont eu, dès l’origine, vocation à ordonner et développer un réseau départemental de petites bibliothèques. Au fil des années, cette fonction d’animation d’un réseau a pris une importance de plus en plus grande, au point de supplanter dans bien des cas la seule fonction de fourniture de documents. Confrontées aux phénomènes d’exode rural, de « rurbanisation », de regroupements ou de disparitions de services publics, d’extension de la zone d’influence des villes centres, les BDP se trouvent désormais engagées dans des processus politiques et administratifs inédits : regroupements intercommunaux, émergence de la notion de « pays », par exemple, au moment même où l’échelon départemental se trouve mis en question et désigné par certains responsables politiques comme un corps intermédiaire superflu entre la région et la commune. Dans un article récent, la bibliothèque départementale de la Mayenne présente le dispositif qu’elle tente d’adapter à ces nouvelles réalités territoriales 13. Elle distingue à cet effet trois échelons de bibliothèques, « têtes de réseaux », « bibliothèques relais » et « points lecture ». Il est intéressant de souligner que chaque département est libre d’imaginer la stratégie la plus efficace et la plus pertinente au regard de sa situation démographique et économique.
De telles organisations nouvelles évoquent irrésistiblement, pour les plus anciens de nos lecteurs, les « bibliothèques de secteur » chères à Michel Bouvy et au mouvement qu’il a animé dans les années 1970 autour de la revue Médiathèques publiques. Mais avec une différence de taille : là où l’on pouvait encore imaginer un modèle unique déclinable sur l’ensemble du territoire, ce sont aujourd’hui des organisations souples qui prévalent pour s’adapter aux besoins des usagers.
Les bibliothèques municipales à vocation régionale
À propos des bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR), il faut bien parler d’un abus de langage ou d’une anticipation sur une réalité escomptée.
L’échelon régional français n’échappe pas d’ailleurs à la mise en cause qui, comme on l’a vu plus haut, affecte l’échelon départemental : régions trop petites pour prendre place dans l’Europe des régions et dotées de trop peu de poids politique et de compétences pour soutenir la comparaison avec les Länder allemands. On le sait, la région, en tant qu’échelon politique territorial, n’est pas dotée de compétences culturelles. Ce qui ne lui interdit pas d’apporter son soutien en investissement (par exemple, pour la construction de la bibliothèque municipale à vocation régionale de Limoges), ou en fonctionnement aux agences régionales de coopération ou aux Fonds régionaux d’acquisitions des bibliothèques (Frab). La notion de BMVR n’est pour l’heure qu’une simple catégorie d’investissement, et n’a pas véritablement de contenu concret. Le directeur de la BMVR de Montpellier, Gilles Gudin de Vallerin, est parfaitement fondé à affirmer 14 : «… Cette coopération régionale ne peut pas fonctionner d’elle-même si les rôles et les financements ne sont pas mieux précisés. À l’heure actuelle, il est difficile de savoir qui fait quoi : comment attribuer à un service municipal des tâches extra-municipales ? En réalité, la vocation régionale se fait par cercles concentriques, de la ville au département, puis à la région. » Au-delà des limites de dénominations nouvelles, c’est la question même du statut de ces grandes bibliothèques régionales qui pose problème. Comme l’a souligné à diverses reprises, lors d’interventions publiques, le directeur de la bibliothèque municipale de Lyon, Patrick Bazin, le régime de régie municipale directe est dans ce cas inadapté à toute ambition coopérative. Seul un statut d’établissement public permettrait de combiner des financements d’origine diverse et autoriserait la marge d’initiative indispensable.
Les agences régionales de coopération et la Fédération française pour la coopération des bibliothèques, des métiers du livre et de la documentation (FFCB) vivent, avec des fortunes diverses, ces limites statutaires, liées cette fois à la forme associative. Ce qui n’exclut pas un grand nombre de réussites et ce qui ne remet pas en cause leur rôle précieux de catalyse et d’information : conservation partagée, « tiers réseau », pour ne citer que ces deux domaines d’intervention 15.
La relance d’agences de coopération dans des régions où une expérience antérieure s’était soldée par un échec (en témoigne la création récente de NUMetLIV en Nord-Pas-de-Calais et de l’Agence régionale du Livre en Provence-Alpes-Côte d’Azur) ne peut prendre de sens qu’en inventant des formes nouvelles d’action s’articulant avec les établissements et les réseaux existants.
À la lumière de ce qui a précédé, la création d’une nouvelle catégorie d’établissements publics, les établissements publics de coopération culturelle (EPCC), ouvre des horizons nouveaux dans le paysage coopératif.
L’Enssib et l’ABES
Pour n’être pas une bibliothèque, l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) n’en joue pas moins un rôle précieux en termes de coopération en offrant le support de son statut à de nombreux projets. La qualité et la richesse de son site web en font la démonstration 16. « Poldoc », « Compubib », « Expressodoc », et maintenant « Sibel », constituent autant d’outils d’intelligence collective et de compétences partagées.
L’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (Abes) a été créée dans cette perspective de coopération nationale et ne peut se 1717. Ainsi, sa revue, Arabesques, constitue un trait d’union précieux entre les structures documentaires des universités. Elle est également susceptible de tenir une place utile dans les négociations collectives d’abonnements à certaines ressources électroniques.
Des réseaux locaux
C’est à cet échelon de proximité que la notion de partenariat prend tout son sens. Les bibliothèques municipales sont de plus en plus accueillantes à ces croisements de propositions entre institutions locales. Partenariats autour du livre dans le cadre d’une politique locale de développement de la lecture, partenariats avec d’autres institutions culturelles impliquant des échanges fructueux entre toutes les disciplines artistiques, partenariats sociaux dans la mesure où la bibliothèque ne peut apporter de contribution utile à l’édification de la Cité qu’en travaillant avec tous les acteurs de la vie locale.
Cette notion de proximité n’est ni exclusive, ni contradictoire avec le recours à des ressources documentaires distantes. La bibliothèque de proximité sera même le point d’accès obligé à d’autres réseaux (par exemple, le prêt entre bibliothèques).
Dans les villes les plus importantes, les bibliothèques s’efforcent, au-delà de leurs disparités statutaires, de faire connaître à leurs publics l’ensemble de l’offre locale, par des brochures, par des liens raisonnés sur un « portail ».
Les exemples de Redoc à Grenoble (en dépit de ses difficultés actuelles), de Brise à Saint-Étienne, les efforts de coordination tentés par l’Observatoire permanent de la lecture publique à Paris (OPLPP) vont, chacun à sa manière, dans ce sens. Mais cette démarche de proximité vient se heurter à la question de la pertinence territoriale et de la bonne échelle de coopération. Pour reprendre l’exemple de Grenoble, les universités peuvent s’interroger sur le degré d’investissement qui pourrait être le leur dans un projet régional (dans le cas précis, le projet Brain, Bibliothèque en Rhône-Alpes d’informations numériques) parallèlement à une initiative locale telle que Redoc.
D’autres typologies possibles
De ce rapide tour d’horizon des types d’établissements, on pourrait tirer d’autres typologies, à partir de catégories d’actions ou d’objets : politique documentaire 18, conservation partagée, formation, relations entre des personnels poursuivant des objectifs communs. On s’attardera maintenant sur quelques-uns de ces champs d’action concertée.
Ainsi, en examinant la manière dont le paysage s’ordonne autour de différentes catégories de bibliothèques, on a vu se dégager d’autres typologies des réseaux et de la coopération : les activités de l’Agence bibliographique nationale, du Catalogue collectif de France, ou du Système universitaire de documentation (Sudoc/Abes) pourraient être rangées dans un ensemble lié à l’information bibliographique et au partage des contenus, puisqu’elles ne prennent tout leur sens qu’articulées avec un système de fourniture de documents, qu’on l’appelle PEB ou PIB, qu’il prenne la forme de circulation de documents physiques ou de données électroniques. Ces systèmes, si l’on y ajoute ceux de l’Inist (Institut national de l’information scientifique et technique) comme « article@inist », participent des clivages administratifs évoqués au début de cet article et nécessitent un travail d’harmonisation qui n’est pas toujours facile à conduire. Et, sur les campus, l’existence de réseaux de services concurrents liés à l’enseignement et à la recherche ajoute souvent à la dispersion documentaire.
Une autre typologie, qui compléterait la précédente, pourrait être organisée autour de la collecte documentaire et de la coordination nationale des politiques documentaires et patrimoniales. On retrouverait là le réseau du Dépôt légal autour de la BnF, les 21 Cadist et les Pôles associés de la BnF. Le Centre technique du livre de l’enseignement supérieur (CTLes), dont on ignore trop souvent les mérites et l’efficacité, apporte à cette typologie sa dimension de conservation et de partage des éliminations.
Une vie associative en réseau ?
Au milieu de ces divers réseaux, la vie associative des bibliothécaires en France est touchée par les mêmes tendances qui traversent l’ensemble de la vie sociale. À une grande association nationale unitaire, l’Association des bibliothécaires français (ABF), nos collègues semblent préférer des associations « dédiées » : soit par catégories d’établissements (directeurs de bibliothèques universitaires, directeurs de bibliothèques départementales, plus récemment directeurs des bibliothèques municipales de grandes villes), soit par catégories statutaires (conservateurs, bibliothécaires, attachés), soit même autour d’objets techniques fédérateurs (documents numériques, clubs d’utilisateurs d’un même logiciel), ou de supports (vidéos, disques).
La perte de substance des administrations centrales (déconcentration et décentralisation obligent) n’est sans doute pas étrangère à l’amplification de ces regroupements catégoriels et gestionnaires, quitte à entraîner les associations sur le terrain miné de la cogestion. Au-delà du repli individualiste qui affecte aussi la vie syndicale et politique dans notre pays, on retrouve là une préférence pour la proximité décentralisée (les groupes régionaux de l’ABF, par exemple, semblent souvent plus actifs et plus œcuméniques que ses instances nationales) et pour le partage concret de solutions pratiques.
On peut simplement dire à ce sujet que si les bibliothécaires français ne s’engagent pas dans une construction associative de forme fédérale, ils perdront tout pouvoir de représentation et d’influence auprès des pouvoirs publics. En outre, il ne faudrait pas perdre de vue que les formes que semble prendre la vie associative peuvent écarter de fait une grande partie des catégories de personnel (les prises de parole spontanée sur Biblio-fr traduisent pourtant un grand besoin de débat et d’expression chez toutes les catégories de personnel). Ce qui paraît plus grave, c’est que cette parcellisation centrée sur des intérêts gestionnaires risque d’évacuer du monde professionnel lieux et occasions de réflexion politique. Or, l’histoire des bibliothèques le montre assez clairement, c’est dans la prise de conscience politique que sont apparus les ferments de progrès des bibliothèques françaises. Faudra-t-il alors imaginer, comme dans le monde politique, des « clubs » de réflexion pour suppléer à cette carence ?
La liste de discussion Biblio-fr imaginée par Hervé Le Crosnier et Michel Melot est devenue au fil du temps un lieu d’expression et de partage d’informations tout à fait essentiel. L’un de ses grands mérites aura été de faire se croiser les points de vue d’interlocuteurs appartenant à des milieux professionnels différents.
Pour quel avenir ?
Comme on a pu en juger à travers ces quelques analyses, la coopération n’est sans doute plus une modalité facultative de fonctionnement des bibliothèques, voire un supplément d’âme optionnel, qui puisse se décréter d’en haut selon un modèle unique et exclusif, mais elle devient une donnée permanente de leur activité. Mais il n’est pas certain qu’elle vise exactement les mêmes objets qu’auparavant. Sans doute est-elle en train d’évoluer vers d’autres perspectives davantage liées à la médiation documentaire et à la formation qu’à la seule fourniture de documents. La mise en réseau de l’expertise documentaire et le partage de compétences, la constitution d’outils de recherche constitueront, peut-être, le cœur de nouveaux programmes.
À la lumière de ce qui a précédé, rien de surprenant à ce que nous souscrivions à la conclusion de Guy Saez 19 : « L’avenir des bibliothèques […] n’est plus l’affaire de l’État seul, elle ne saurait être exclusivement celle des collectivités territoriales et ne peut plus être l’apanage des bibliothécaires. Il réside dans la coopération de tous ces acteurs, qui découvrent et inventent, en partenaires, d’autres règles du jeu. »
Décembre 2002