Le paradoxe du musicien
le compositeur, le mélomane et l'État dans la société contemporaine
Pierre-Michel Menger
Quoique traitant de modernité et d’avant-garde, cet ouvrage a plus de vingt ans ! Son projet demeure intéressant : confronter l’aspiration à l’innovation musicale (par la création, la recherche), à la réalité du monde : sociale, économique ou idéologique. Mais le tableau est aujourd’hui largement dépassé, voire profondément modifié. Il y a donc deux lectures très contradictoires de ce « paradoxe ».
Deux lectures très contradictoires
La première est celle que l’on aurait faite en 1983, quand parut l’ouvrage, fruit d’un travail universitaire, offrant à la problématique sociologique (tout fraîchement marquée par les travaux de Pierre Bourdieu), un champ d’exploration innovant et difficile, celui des arts et, singulièrement, de l’art musical le plus abstrait et « irréaliste » d’entre eux. Pierre Michel-Menger, aujourd’hui directeur du Centre de sociologie du travail et des arts à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), prétendait aborder de façon rigoureuse et scientifique les mécanismes de cet univers complexe de la création musicale.
– Présenter d’abord le profil social, culturel et professionnel des compositeurs en le fondant sur une enquête statistique, forte de tous les signes extérieurs de la rigueur scientifique. Par le dépouillement des archives comptables de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem), la lecture d’une documentation biographique et des entretiens avec certains d’entre eux, l’auteur a établi un échantillon de compositeurs, croisant le critère du montant des redevances touchées de la Sacem pour des œuvres sérieuses (« symphoniques » en termes Sacem) 1. Il les a séparés en deux populations différant par leur réussite (« légitimité » en termes bourdieusiens) traduite par l’origine familiale, le niveau de formation musicale, le lieu de résidence et l’activité extra-compositionnelle.
– Montrer ensuite que les pouvoirs politique, universitaire, médiatique renforcent et reproduisent ce clivage initial lui surimposant un modèle intellectuel et artistique dominant. Ainsi, l’État maintient en vie artificielle une tendance très précise de la création musicale, héritée de l’École de Vienne, disqualifiant les modèles concurrents : la musique concrète, les musiques fonctionnelles (cinéma, ballet), les musiques tonales… et contredisant les pratiques réelles des publics consommateurs de musique de variétés ou de musique classique du répertoire. La musique contemporaine, soutenue et estimée à l’époque qui va de la création du Domaine musical (1953) à celle de l’Institut de recherche et de coordination acoustique-musique (Ircam) (1978), profite d’un modèle socio-économique complet qui régit le mode de production des œuvres mais aussi celui des acteurs (les compositeurs : parisiens, bourgeois, formés au Conservatoire national supérieur de musique-CNSM…), des consommateurs (l’élite politico-mondaine)… et est magistralement incarné par la figure de Pierre Boulez.
À ce premier paradoxe d’une activité élitaire financée par une collectivité nationale qui l’ignore (c’est le destin quasi permanent des innovations intellectuelles et artistiques) mais, surtout, en est exclue, s’ajoute celui, démocratiquement plus contestable, d’une conception de l’art prétendant à la subversion esthétique et au radicalisme critique mais confisquant à son seul profit l’essentiel des aides publiques. De fait, le tableau sociologique est aussi (avant tout ?) l’argument d’une polémique.
Comme peinture d’une « tranche » de la société musicale parisienne des années 1970, des privilèges institutionnels et faveurs intellectuelles dont elle a bénéficié, cet ouvrage est devenu aujourd’hui un véritable document « primaire ». En soi il est un objet social, un produit culturel à décrypter et justifie une lecture seconde.
Pourquoi, en effet, rééditer, après vingt ans, un tel travail sans modifications ni mises à jour ? Ainsi dans tout ce qui concerne le droit des auteurs et sa propension à figer le rapport économique et idéologique des forces, les raisonnements sont rendus vains à ignorer l’évolution cruciale de la législation sur la propriété intellectuelle et artistique que constitue la définition de droits voisins, pour les producteurs et les interprètes, dans la loi de 1985.
De même sur la politique de l’État en matière de financement de la recherche ou de la pratique musicales. Comment ne pas soumettre à l’argumentaire tant d’initiatives plus récentes : la Cité de la musique (qui pourtant aurait apporté de l’eau au moulin de la thèse de l’omnipotence boulezienne), le Centre de musique baroque de Versailles, le soutien aux « musiques actuelles »... ?
Ou, à propos des publics musicaux qui, depuis plusieurs décennies déjà, sont traversés par d’autres tendances consuméristes que celles qui opposeraient simplement, variétés, classiques du passé et contemporain. Le succès confirmé des concerts et disques « baroques » n’est pas que l’engouement (très encadré certes par les médias) pour un répertoire nouveau et l’occasion de nouveaux achats, il s’accompagne de l’affirmation de valeurs musicales « critiques » qui reconnaissent à l’interprétation sa part fondamentale dans la performance musicale et réussissent à replacer la musique dans le concert des arts et des activités intellectuelles mieux que n’y étaient parvenus ces tenants de la modernité autour de l’École de Vienne.
Les « défauts » de la méthode
Fussent-ils uniquement de façade, tous ces événements de la vie musicale française, méritaient l’attention d’un sociologue ! Au-delà donc d’une réserve sur la validité du contenu de l’analyse, on relèvera les « défauts » de la méthode elle-même, tous présents déjà en 1983.
Derrière un appareil « positiviste » très important et la démonstration de critères « objectifs » quantifiables (l’âge, le lieu de naissance, de résidence, le montant des droits Sacem…) – qui ont le mérite de fournir une importante documentation en annexe – beaucoup de ces développements sont strictement « qualitatifs », considérations d’esthétique musicale très connotées – en la critiquant – des tendances de l’Université dans les années 1970 (structuralisme, École de Francfort) ou simples propos à la limite du racontar (sur les salons parisiens ayant soutenu le Domaine musical). Mais cette partialité du propos n’offre même pas prise à un engagement personnel dans l’écriture qui compenserait un peu la retenue docte du style.
Le manque de clarté des méthodes ressort en particulier du malaise qu’on ressent à lire la transcription « anonyme », sous le prétexte – justifié peut-être en 1983 – de confidentialité, de la parole des compositeurs interrogés dont on fait deviner l’identité par quelques indications clés (à destination de ces happy few qu’on veut pourtant pourfendre). La rigueur réclamait soit de ne pas citer cette « matière première » mais d’en produire une analyse, soit d’identifier clairement les interlocuteurs. Le procédé, vingt ans après, est ridicule sinon indélicat.
Plus généralement il convient de s’interroger sur l’opportunité de sortir cet ouvrage et souhaiter qu’une nouvelle lecture sociologique vienne l’inscrire avec rigueur dans le bilan des polémiques musicales d’antan et le tableau de celles du moment.