Une bibliothèque en devenir
Nouvelles perspectives
Annie Le Saux
Cinq ans après l’ouverture du site de Tolbiac, la Bibliothèque nationale de France (BnF) a fait, les 24 et 25 janvier, le point sur ses orientations les plus marquantes, avec, comme fil conducteur l’intégration généralisée des technologies de l’information et de la communication et notamment d’Internet dans chacune de ses missions, et les redéfinitions que cela a supposées et suppose encore tant dans sa politique documentaire que dans ses stratégies vis-à-vis du public.
Deux journées, où la BnF s’est ouverte aux professionnels, avec ses avancées mais aussi ses interrogations, ses doutes et ses tâtonnements. Deux journées où l’on a pu apprécier les valeurs techniques, scientifiques – et humaines – mises en œuvre par cette bibliothèque pour faire connaître et mettre à disposition d’un public toujours plus nombreux et toujours plus diversifié toute la richesse de ses collections.
La collecte
Parmi les bouleversements les plus spectaculaires de ces dernières années dans le développement des collections, l’élargissement du dépôt légal n’est pas le moindre. La Bibliothèque nationale (BN) a déjà eu maintes fois l’occasion d’étendre, depuis 1537, la loi le concernant, que ce soit aux estampes, partitions musicales, photographies, phonogrammes, vidéogrammes, ou, plus récemment, aux documents électroniques. Mais, cette fois, avec les sites web, le changement d’échelle est important, tant en ce qui concerne le volume que le temps. Il s’agit en effet d’assurer dans l’urgence l’enregistrement d’une masse de documents souvent éphémères, disséminés rien que pour la France sur plus de 300 000 sites. Les problèmes posés par les supports traditionnels sont amplifiés, et les bibliothécaires se trouvent confrontés au « paradoxe de vouloir isoler un web national, alors que la nature même du web est d’être sans frontières » (Isabelle Giannattasio).
Collecter les contenus d’Internet – certains semblables à ceux des autres supports déposés jusqu’alors, d’autres différents – est devenu une nouvelle mission dont les bibliothèques nationales européennes se préoccupent, notamment en participant au projet Nedlib 1 (Networked European Deposit Library).
Deux pays ont choisi des méthodes d’archivage différentes : la Suède qui, avec Kulturarw3, assure une collecte automatique, de tout le web suédois 2 ; et l’Australie, qui a préféré la collecte sélective 3. Laquelle de ces deux démarches la BnF envisage-t-elle de privilégier ? En fait, estime Catherine Lupovici, c’est la complémentarité des deux qui semble la solution la plus satisfaisante : d’une part, à l’aide d’un robot adapté aux besoins de l’archivage patrimonial, qui donnera une vision large et globale du web ; et d’autre part, en affinant ce panorama par un suivi détaillé de sites sélectionnés. Ce sera l’archivage, entrepris actuellement par la BnF, de tout ce qui, sur le web, concerne les prochaines élections présidentielles et législatives, qui servira de test.
Ces études sur les procédures de sélection et d’archivage des sites nationaux 4, qui ont pour ambition de dépasser, à terme, le cadre national et d’aboutir à une navigabilité globale, se heurtent aux aspects juridiques, qui, et c’est ce qui se passe en Suède, bloquent la diffusion extérieure des informations contenues sur ces sites.
La conservation
Deuxième mission des bibliothèques nationales confrontée à des changements de méthodes et de politiques dus à l’apparition et à la multiplication des documents numériques : la conservation. L’une des complexités du stockage de ces documents est due à l’obsolescence rapide des environnements techniques – lecteurs, logiciels… L’information étant liée au support, il faut prévoir sa sauvegarde par une recopie permanente sur des supports neufs. On a aujourd’hui le choix entre deux modes d’archivage – les supports optiques et les systèmes de stockage de masse –, et entre deux stratégies de préservation de l’information – la migration 5 et l’émulation 6.
La Bibliothèque nationale de France ayant été avant tout jusqu’à présent une bibliothèque de conservation des ouvrages imprimés, devant la masse que ces documents représentent, un choix s’avère nécessaire. Trois critères principaux, que chacun des départements de la bibliothèque applique, ont été établis pour sélectionner les ouvrages : l’état physique des documents, leur taux de communication, et des critères intellectuels, comme l’intérêt bibliographique, la rareté ou la valeur documentaire. Ces critères sont appliqués à des ouvrages déjà abîmés, mais pas seulement, ont précisé les intervenants de la table ronde consacrée à la conservation de l’imprimé à la BnF. Ce qu’il est de plus en plus nécessaire de faire, c’est d’anticiper et de repérer les documents neufs qui risqueront d’être dégradés ou les documents, qui, quoique bien conservés, doivent être protégés avant de subir des détériorations.
La situation semble donc évoluer et les bibliothèques ont pris conscience qu’il ne suffit pas de soigner, mais bien, d’abord, de prévenir. À côté des mesures curatives, il existe désormais des mesures de conservation préventive. Parmi celles-ci, Hubert Dupuy insista particulièrement sur le contrôle, plus que des documents eux-mêmes, de leur environnement (température, hygrométrie, éclairage, dans la salle de lecture comme dans les magasins), l’environnement impliquant aussi les meubles de rangement. Les autres priorités s’appliquent à l’analyse systématique des constituants, à la formation des personnels et à l’information des lecteurs (sur les dangers de la photocopie, les limites de la consultation des originaux…). Enfin, chaque établissement devrait connaître l’état matériel de ses fonds et disposer d’un plan rédigé et mis à jour de prévention des sinistres, quoique, comme le fit remarquer Jean-Frédéric Jauslin, de la Bibliothèque nationale suisse, il soit rare que, dans des situations de simulation, les plans d’urgence fonctionnent.
La situation, dans les musées, présentée par Jean-Pierre Mohen et Roland May, du Centre de recherche et de restauration des musées de France, est à la fois semblable et différente de celle des bibliothèques. Semblable, car ils cherchent aussi depuis peu à intervenir sur l’environnement plus que sur l’œuvre elle-même, semblable encore car ils doivent également faire face à la multiplication des expositions temporaires, avec ce que cela implique de manipulations, de transferts et de variations climatiques. Différentes, cependant, par la très grande diversité des matériaux concernés par les musées, par le fait qu’il ne s’agit que d’originaux, et par la nécessité de conserver in situ le patrimoine (par exemple le port musée de Douarnenez). Mais les problèmes dépassent largement les réponses techniques et les mesures à prendre ne sont pas forcément compatibles avec la politique de l’établissement, comme le fit remarquer Roland May, qui mit aussi l’accent sur l’importance de la notion de chaîne dans le processus de surveillance : depuis le surveillant (pour les musées) ou le magasinier (pour les bibliothèques) jusqu’au directeur.
Les services sur place et à distance
Les services offerts sur place à la Bibliothèque nationale de France ont de plus en plus leurs équivalents en ligne. Doit-on considérer ces « clones » comme des concurrents ? Non, répondent d’une seule voix les différents intervenants, il s’agit de « leur extension », de « leur complément ».
Pourtant, les premiers éléments que l’on offre à distance sont les ressources traditionnelles qu’on obtenait auparavant en venant à la bibliothèque, qu’il s’agisse d’une information générale sur l’établissement, d’une information professionnelle et pratique, de la réservation de places et de documents, ou de la consultation des catalogues…
Les expositions virtuelles 7, réalisées à partir des expositions temporaires de la bibliothèque, peuvent être, en revanche, considérées comme un service enrichi par l’accessibilité permanente qu’elles permettent, même une fois l’exposition réelle terminée. Ces expositions mises en ligne offrent de plus des possibilités de gros plans, de juxtapositions de vues, de feuilletage des livres, et aussi des liens sur Gallica, toutes ces ouvertures apportant un plus à la recherche.
À ces offres sont venues s’ajouter des ressources totalement nouvelles accessibles uniquement via le web. Parmi lesquelles, les signets, répertoire encyclopédique sélectif d’environ 2 500 ressources principalement gratuites. Ce service, que nombre de professionnels ont déjà pu apprécier, sera compatible avec le projet européen Renardus 8, qui propose un guichet unique d’accès à des ressources sélectionnées sur le web.
Toutes les ressources électroniques ne pouvant pas être accessibles à distance, souvent pour des raisons à la fois juridiques et économiques, la BnF a créé Renet, sorte d’Intranet, où le public peut consulter, mais uniquement sur place dans les salles de lecture du haut et du rez-de-jardin, 55 bases de données en ligne, 156 cédéroms et un nombre important de périodiques électroniques. Pour ces derniers, leur liste, mais leur liste seule, figure sur le site Internet de la BnF, avec des liens sur les sites de leurs éditeurs. Ce service n’en est qu’à ses débuts et l’adéquation de cette offre avec les besoins du public et sa cohérence avec l’ensemble de l’offre de la BnF restent encore à évaluer.
Les services évoluent, de même que les comportements des publics. Selon Jean-Pierre Angremy, plus de la moitié des utilisateurs distants n’ont plus l’intention de venir à la BnF. De plus, la bibliothèque, par son site web, capte un public nouveau, qui n’a pas la possibilité de venir sur place. Quant au lecteur qui s’y déplace, il a la possibilité d’anticiper sa venue à la bibliothèque. Entre les offres sur place et à distance, lesquelles privilégier ? L’équilibre est fragile et les risques d’un conflit de priorités ne sont pas à exclure. Une connaissance de ses publics, de leurs besoins et de leurs attentes, devient, dans ce cas, un enjeu essentiel pour la bibliothèque. Depuis l’ouverture du site de Tolbiac, la BnF a déjà réalisé plusieurs enquêtes sur les usages de la bibliothèque, et, pour mieux cerner ce public encore méconnu qu’est le public distant, elle a mis en place des indicateurs d’audience, destinés à mesurer, à l’aide d’un moteur de recherche, la durée des visites sur son site Internet, le nombre de pages vues par visite, les pages d’entrée et de sortie…
Pour répondre à des demandes nouvelles, découlant en partie de l’explosion des ressources en ligne, la Library of Congress a été amenée à développer un service de références en ligne, organisé en un réseau de bibliothèques ou de consortiums implantés dans le monde entier, depuis l’Australie jusqu’à la Thaïlande, les Émirats arabes unis, la Chine. Ce réseau, CDRS ou Collaborative Digital Reference Service 9, est défini par Laura Gottesman, comme une « bibliothèque au service des bibliothèques ». Les demandes sont centralisées et redistribuées aux membres du réseau les plus à même d’apporter la meilleure réponse, à partir d’une base de données recensant les profils des différents participants.
C’est à une échelle bien moindre que l’on peut parler de réseau au sujet du service des renseignements aux lecteurs de la BnF, qui, non plus qu’aucun autre organisme en France, ne fait partie du CDRS. Ce service de la BnF ouvre cependant sur la notion de partage entre bibliothèques en proposant comme réponse aux questions posées, soit un renvoi sur le site de la BnF, ou sur d’autres sites, soit une orientation du lecteur vers une bibliothèque proche de chez lui.
Valorisation des collections
Les bibliothèques ont depuis longtemps compris qu’une valorisation de leurs fonds devait passer par une plus grande visibilité. La première phase consiste à rendre leurs catalogues accessibles à tous, sans se masquer les difficultés liées à la spécificité de certains d’entre eux et à la complexité de la réflexion sur ce qui doit être signalé. À la BnF, la mise sur Internet, en 2001, des catalogues des collections spécialisées sur la base BN-Opaline constitue une étape, quelquefois jugée insuffisante par les bibliothèques qui aimeraient récupérer encore plus d’information – dans le cas, par exemple, du traitement de certaines collections, comme celles du département des Estampes et des Photos, en recueils et non pas pièce à pièce 10. Deux autres expériences sont venues illustrer cette démarche : celles de la Bodleian Library et celle des Archives de France. À travers l’exposé de Mary Clapinson, il fut clair que les aspects financiers influent largement sur la stratégie choisie. Le projet de numérisation des catalogues des manuscrits occidentaux, lancé pour remplacer la publication imprimée devenue trop onéreuse, a vu certaines orientations imposées par le recours à un financement extérieur. Le choix des outils informatiques est décisif dans les développements futurs et pour l’intéropérabilité entre bibliothèques. D’où l’importance des normes. Dans les cas présents, ce sont l’EAD (Encoded Archival Description) comme DTD, ainsi que le format XML qui ont été choisis.
Après la mise en ligne des catalogues sur Internet, l’étape logique suivante est la numérisation des fonds, procédure désormais maîtrisée dans les bibliothèques. Du moins techniquement. Ce qui n’empêche que les bibliothèques restent confrontées à des questions juridiques ainsi qu’une fois de plus au choix des fonds à numériser.
Dans la réflexion qu’elle mène sur ce qui doit être numérisé, la BnF a privilégié plusieurs approches : une approche encyclopédique, pour Gallica, une approche par typologie de documents, pour les publications des sociétés savantes, une approche par fonds, pour le projet de numérisation du fonds Gaignières de dessins du XVIIe siècle relatifs à l’histoire et à la topographie de la France, une approche thématique, pour les voyages en France et en Afrique, et une approche anthologique, avec le projet « Mémoires », offrant une sélection de 1 000 documents de toute sorte – manuscrits, imprimés, antiques, monnaies, reliures, documents graphiques, musicaux… – représentatifs des collections de tous les départements de la BnF, corpus limité mais ouvrant, par des rebonds possibles, sur des corpus plus importants sur le site de la BnF, sur Gallica en particulier.
Parmi les trois projets de numérisation à partir de collections appartenant soit en totalité soit en partie à la BnF qui furent présentés, celui des manuscrits, xylographies et peintures du site bouddhique de Dunhuang 11 pose la question de l’utilité de la numérisation d’un fonds alors qu’il est déjà entièrement microfilmé en noir et blanc. S’il est vrai que le microfilmage apporte une réponse au souci de conservation, il faut reconnaître que la numérisation ajoutera, outre l’apport de la couleur, une meilleure définition de l’image et une plus grande souplesse dans la recherche, avec des possibilités de consultation à distance, de navigation dans la collection, de mise en relation de tous les documents du site, de déroulement des manuscrits en rouleaux… Ce projet est un exemple de partenariat international, soutenu par la Fondation Mellon et auquel participent, outre la BnF et le musée Guimet pour la France, une dizaine d’institutions internationales, dont la British Library et le British Museum, la NorthWestern University of Chicago, l’Institut d’orientalisme de Saint-Pétersbourg…
Lors de ces journées, il ne fut fait qu’à peine mention de l’éventualité d’une tarification à terme de certains des services aux utilisateurs, et pas du tout des coûts des opérations de numérisation, même si l’on a pourtant vu, à partir d’exemples étrangers, à quel point le financement influe sur les politiques suivies par les établissements.
On gardera surtout de ces deux jours, à l’instar d’Elmar Mittler, directeur de la bibliothèque universitaire de Göttingen, un sentiment d’admiration devant l’incroyable foisonnement des collections conservées à la Bibliothèque nationale de France, et devant les savoir-faire mis en œuvre et les efforts déployés pour les faire vivre et les sortir d’un cercle réservé à un seul public de happy few.