L'enfance à travers le patrimoine écrit
Comme chaque automne, la Fédération française pour la coopération des bibliothèques, des métiers du livre et de la documentation (FFCBmld) vendange le fruit du travail mené aux quatre coins de la France à l’occasion du Mois du patrimoine écrit, co-organisé avec la Direction du livre et de la lecture, en publiant sept jolis catalogues consacrés cette année au thème de l’enfance 1. C’est l’occasion de porter sur un secteur longtemps délaissé des regards originaux, et de découvrir des fonds méconnus.
Comme le livre de cuisine, à l’honneur l’an dernier, le livre pour enfants a longtemps été mal conservé ou mal identifié dans les collections des bibliothèques, car victime de son peu de légitimité. Comme le livre de cuisine, il a souffert des usages de son public : les livres pour les enfants dans les familles se transmettent jusqu’à tomber en lambeaux dans des petites mains en apprentissage de feuilletage. Comme le livre de cuisine, le livre pour enfants associe malicieusement didactique et plaisir, tartine et confiture. Mais comme lui, il connaît aujourd’hui un regain d’attention, comme œuvre d’art, et comme source pour l’histoire de la vie privée. La publication de ces catalogues prolonge le travail entamé par la bibliothèque de l’Heure joyeuse à l’occasion de son cinquantenaire et poursuivi lors du colloque organisé l’an dernier à la Bibliothèque nationale de France, sur le recensement des fonds patrimoniaux adressés à la jeunesse 2.
Histoire du livre pour enfants
Chaque bibliothèque, dans son exposition et son catalogue, propose un regard qui lui est propre. Celui des bibliothèques de Liévin et d’Avion est plutôt panoramique. L’exposition se veut le reflet des collections des bibliothèques de la région Nord-Pas-de-Calais : livres représentatifs de l’histoire du livre pour enfants, avec une coloration régionaliste liée au thème plus particulier de la marionnette, qui, nous rappelle Alain Guillemin, a connu un développement très particulier à Roubaix au début du XXe siècle. Si les textes du catalogue ne révolutionnent pas l’historiographie du livre pour enfants (il s’agit d’une présentation classique qui aide à situer les livres exposés), l’attention portée à des genres dits mineurs (les jeux, les jouets, les chansons) est intéressante. Comme est intéressant le rappel du souvenir de Fanniebelle Curtiss, animatrice de la Kindergarten Unit de la Croix-Rouge américaine, qui fut à l’origine de la bibliothèque-jardin d’enfants de Liévin en 1926.
La médiathèque de Moulins choisit aussi de retracer une histoire du livre pour enfants, à travers l’extraordinaire collection de Gaëtan Sanvoisin : bibliophile et bibliomane, il légua en 1975 à Moulins les 25 000 ouvrages de sa collection, dont 1 400 livres pour la jeunesse si divers qu’ils sont représentatifs de tous les jalons de leur histoire au XIXe siècle. On retrouve à travers ces pièces remarquables l’infinie diversité de la production : les livres pour les plus jeunes (abécédaires, livres d’apprentissage de la lecture, contes et fables), le jeu (imagerie et albums d’images, chansons et rondes, jeux et spectacle, humour), les documentaires, les récits de voyages, le roman d’aventure, le roman pour demoiselles, et la naissance de la subversion, sous la figure insolente du désarmant Jean-Paul Choppart. Les grands livres du siècle sont présents, et l’on est saisi parmi tant de merveilles par la superbe image des chats jouant sur un toit, dans le Buffon illustré par Benjamin Rabier : on connaissait sa verve humoristique, mais moins son inspiration nocturne et poétique…
La bibliothèque de L’Heure joyeuse consacre son exposition et son catalogue à la figure de Charles Vildrac, qui en compagnie d’autres pionniers comme Paul Hazard et les fondatrices de L’Heure joyeuse fut à l’origine du renouveau de la littérature de jeunesse au début du XXe siècle. La richesse de l’œuvre pour la jeunesse de Vildrac ne tient pas à son abondance, mais à la perfection de sa démarche qui associe la bibliophilie la plus exigeante dans sa collaboration avec l’illustrateur Edy-Legrand au souci pédagogique le plus élevé dans ses ouvrages destinés aux enfants des écoles. L’inlassable action de Charles Vildrac s’est déployée à travers les adaptations théâtrales de son œuvre pour la jeunesse, l’animation du Prix Jeunesse en collaboration avec les éditions Bourrelier, qui contribua grandement à la légitimation du genre, et une conception démocratique du rapport des enfants aux livres qui rejoignait largement les idées généreuses de L’Heure joyeuse. Le moindre mérite de cet éloge est qu’il ne tombe jamais dans l’hagiographie. Il nous livre l’image d’un homme et d’un auteur qu’on a plaisir à redécouvrir. Puissent les éditeurs d’aujourd’hui nous y aider !
Illustrateurs contemporains, photographie
Chacun connaît l’importance de l’image dans le livre adressé aux enfants. Si chaque catalogue en témoigne par le charme de celles qu’il nous donne à voir, deux d’entre eux lui sont entièrement consacrés. La bibliothèque municipale de Marseille a choisi de mettre en valeur le fonds exceptionnel qu’elle a développé récemment autour des originaux d’illustrateurs contemporains. Les acquisitions menées ces dernières années auprès de la galerie L’Art à la page et des illustrateurs eux-mêmes ont permis de constituer cette collection. Le catalogue présente vingt-cinq œuvres de vingt-cinq artistes représentatifs de la fin du XXe siècle, qui a correspondu au renouveau de l’édition et de l’illustration du livre pour enfants. De Michel Boucher à Frédéric Stehr, il donne à voir la diversité d’inspiration, la richesse des techniques mises en œuvre et le charme propre à ces travaux destinés à se fondre dans l’entièreté du livre. Des notices présentent chaque artiste et les contributions de Jean Perrot et de Frédérique Entialgo aident à les situer dans un ensemble bigarré. Cet approfondissement est complété par une excellente bibliographie.
Autre type d’image, celles qui sont montrées sous la direction d’Élisabeth Lortic dans l’abécédaire que la bibliothèque de La Joie par les livres a consacré à la photographie dans le livre pour enfant. Longtemps considérée avec une certaine suspicion (l’image photographique serait difficile à décoder par les petits), elle occupe pourtant une place non négligeable, et a inspiré des artistes illustres, mais dont on sait peu qu’ils ont photographié pour la jeunesse, ou moins connus, qu’il est donc intéressant de découvrir ou de redécouvrir : c’est ainsi qu’on aborde avec un œil neuf le travail de Dominique Darbois, qui illustra avec talent la série des « Enfants du monde » aux éditions Nathan dans les années 1970. La forme de l’abécédaire permet de mêler rubriques thématiques et rubriques consacrées à des créateurs. Le tout constitue un ensemble à la fois très personnel et très savant d’une grande qualité, dont on peut seulement regretter qu’il ne donne pas les références bibliographiques des livres cités.
L’enseignement de la grammaire
Plus austère en apparence semble le catalogue de l’exposition organisée par la bibliothèque de l’Institut national de recherche pédagogique, autour de l’histoire de l’enseignement de la grammaire. Il s’avère à la lecture passionnant, car c’est de la formation du rapport à la langue qu’il s’agit, et de la lente élaboration de la pédagogie d’une discipline elle-même en pleine constitution : la pédagogie suit de près la recherche, comme l’expose magistralement (dans tous les sens du terme !) André Chervel dans sa stimulante contribution. On procède par tâtonnements et expérimentations, de l’étonnante méthode cacographique (il s’agit d’écrire de travers pour que l’enfant apprenne à repérer et éviter les bourdes !) aux recueils de dictées ; l’enseignement de la grammaire est associé étroitement à celui de l’orthographe, pour fonder une langue commune qui est aujourd’hui encore celle de la République. À des exemples sérieux, le catalogue associe quelques bizarreries divertissantes, telle la surprenante Cantatrice grammairienne, ou le Vélocifère grammatical, où l’on apprend que : « L’article le devant jardin / indique qu’il est masculin » se chante sur l’air de « Colinette un jour s’égara »…
La collection constitue, on l’a compris, un ensemble plein de charme et d’érudition, à l’iconographie joyeuse. Elle ouvre des pistes nouvelles pour découvrir un genre trop longtemps méconnu, et peut aussi simplement être un objet de plaisir à déguster soi-même, ou à faire partager à ses lecteurs et à ses amis.