Le conte de fées russe
Natacha Rimasson
Jusqu’au milieu du XXe siècle, le conte était considéré par les historiens européens de la littérature comme un genre mineur, appartenant au mieux à la littérature enfantine. C’est dans la tradition ouverte par la psychanalyse, qui reconnaît dans la personne de l’enfant un individu à part entière, que le genre du conte a peu à peu acquis ses lettres de noblesse : d’anodin, il devient porteur de sens. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’intérêt se porte tout autant vers les contes de fées – comme ceux de Charles Perrault ou de Madame Leprince de Beaumont – que vers les contes populaires. Avec ces derniers, c’est la tradition orale qui prend (enfin) sa revanche sur l’écrit.
C’est ce constat qu’a voulu mettre à l’honneur la Bibliothèque nationale de France par l’intermédiaire de deux événements du printemps dernier : l’exposition qui s’est tenue du 20 mars au 17 juin 2001 (site Richelieu), « Il était une fois… les contes de fées », ainsi que le colloque « Contes de fées d’hier et d’aujourd’hui », organisé les 10 et 11 mai derniers (site Tolbiac).
Un des thèmes majeurs abordés dans les différentes interventions était le statut complexe du conte entre oral et écrit, son va-et-vient entre ces deux domaines, qui met en cause notre représentation de l’œuvre littéraire comme quelque chose d’unique, de définitif, de clos. C’est cette circulation du conte entre le fonds imaginaire commun dont il est issu et son existence comme œuvre littéraire au sens classique du terme, c’est-à-dire comme production d’un auteur, qu’Alexandre Stroev 1 s’est attaché à mettre en lumière, considérant non seulement les contes, mais aussi leur utilisation par les grands auteurs russes, et c’est à son intervention que ces lignes sont consacrées.
Après quelques rappels historiques et méthodologiques, ont été abordés les trois points suivants : la place du Mal dans les contes russes, les grands types de héros, et enfin l’utilisation des contes populaires par Pouchkine et Gogol.
Une publication tardive
Comparée à la France, où le recueil de PerraultHistoires ou Contes du temps passé paraît en 1697, la publication de contes russes a été tardive – la première édition critique, celle d’A. N. Afanassiev, paraît en 1856 – et précédée de la traduction de contes de fées français.
Dans ses deux écrits majeurs, La morphologie du conte et Les racines historiques du conte merveilleux, Vladimir Propp décompose le conte en trois cycles d’épreuves : la situation initiale est perturbée par le Mal (Propp parle de méfait) ; plus tard, le héros doit se soumettre à des épreuves qualifiantes – il s’agit le plus souvent de formules de politesse ; enfin il doit affronter les épreuves principales : tuer le dragon, résoudre des énigmes, venir à bout de tâches difficiles avant de triompher du faux héros. Alexandre Stroev souligne à juste titre la parenté qu’ont vue des chercheurs comme Meletinski et Baïbourine entre cette structure du conte et les rites de passage : les rites de mariage et les rites funéraires, en particulier le voyage dans l’autre monde accompli par l’âme du défunt.
Dès son ouverture, le conte est confronté au Mal : celui-ci est obligatoire dans le déroulement de l’action comme dans l’organisation d’ensemble de l’univers du conte. Cette dualité du monde trouve son origine dans les légendes cosmogoniques slaves, d’après lesquelles le monde est création conjointe de Dieu et du diable. Dans cette organisation binaire du monde, le passage a une valeur particulière, notamment le franchissement du seuil de la maison, qui symbolise la frontière entre notre monde et l’au-delà. La tradition archaïque consistant à valoriser la frontière a été extrêmement forte, au point d’être reprise jusque dans les textes littéraires et les récits de voyages. Le déplacement horizontal conduit le héros dans un monde vertical qui est soit le Paradis soit l’Enfer ; à cette dualité du monde mythique répond une dualité des personnages qui appartiennent à la fois à notre monde et à l’au-delà. La réussite du héros dépend exclusivement de sa relation à ces êtres, qu’il doit gagner à sa cause.
La marginalité du héros
Évoquant les deux grands types de héros russes, le fils de tsar et le fils de paysan, Alexandre Stroev montre que le conte russe, comparé à d’autres variantes du même texte, met en valeur de façon très marquée la marginalité du héros, se plaçant dans la logique de l’Évangile… qui a aussi été celle de « l’Internationale » : « Les premiers seront les derniers. » Le conte russe favorise donc non seulement le pauvre, mais aussi le paresseux. Ivan-durak (Ivan le sot), celui qui ignore les normes de comportement social et qui refuse de bouger de son poêle – un lieu protégé par les ancêtres et les esprits de la maison.
Mais contrairement aux contes français où Jeannot le sot est l’anti-héros, Ivan est bien, lui, le héros de contes russes. Le vrai héros est celui qui adapte les normes du comportement banal aux situations extraordinaires, par exemple en traitant avec politesse les représentants de l’autre monde, alors que la norme voudrait que l’on élimine au plus vite ces ennemis potentiels. Les antagonistes qu’il rencontre sont aussi ambivalents que lui ; ainsi Baba-Yaga, la gardienne de la frontière avec l’autre monde, qui apparaît au premier abord comme une mangeuse d’hommes, mais que le héros sait spontanément amadouer… Celle-ci lui prodigue alors des conseils pour passer le rite initiatique. Il en va de même lorsque le héros est féminin : la jeune fille doit alors s’acquitter de tâches domestiques difficiles, qui ne sont autres que celles imposées par la belle-mère après le mariage.
Alexandre Sergueïevitch Pouchkine (1799-1837) fut en Russie le premier à récolter les contes auprès des paysans et des bonnes, au premier rang desquelles figure sa nourrice Arina Rodionovna. Puisant dans ce vaste réservoir de motifs, il écrivit plusieurs contes en vers, notamment Le roi Saltan, Le conte du pope et de son travailleur Balda ou Le pêcheur et le petit poisson. Ce dernier conte, pour lequel Pouchkine s’est inspiré du conte des frères GrimmVom Fischer un syner Fru, est devenu par la suite un conte populaire, s’éloignant de son origine écrite. Un autre conte très connu, Le petit coq d’or, fait partie, quant à lui, d’un cycle d’œuvres ayant pour figure centrale une statue qui s’anime afin de dénoncer un parjure ; tel est le cas dans Le cavalier de bronze, Le convive de pierre et La dame de pique.
Alors que les statues s’animent chez Pouchkine, chez Gogol, ce sont des parties du corps qui mènent leur propre vie, dont le récit Le nez offre le meilleur exemple. Le petit coq d’or, dont le motif remonte à des légendes de l’Égypte ancienne, permet donc de relier le conte populaire merveilleux, le conte littéraire – ou conte de fées – et, par le biais du fantastique, la littérature russe moderne.
Comme Nicole Belmont, dont un des principaux thèmes de recherches est le statut complexe du conte entre tradition orale et écrit, Alexandre Stroev conclut par le constat suivant : les métamorphoses du conte merveilleux font d’un texte transmis de bouche à oreille une œuvre littéraire qui finit par revenir dans le domaine de l’oralité. Après un détour par l’écrit, on revient donc au conte populaire, qui véhicule les valeurs de la communauté dont il est issu et qui rassemble autour de lui hommes et femmes, jeunes et vieux, lettrés et incultes. Vu sous cet angle, le retour à l’oralité n’étonne plus et apparaît comme un gain de reconnaissance.