Les enjeux économiques et culturels de la numérisation
Annie-Claude Bindyk
Du 29 au 31 mai 2001, s’est tenue au Palais des congrès la 18e édition du salon professionnel de l’information électronique, de l’Internet et de l’intelligence économique, organisé par l’Association des professionnels de l’information et de la documentation (ADBS) et le Groupement français de l’industrie de l’information (GFII). Stands d’exposants, ateliers, conférences, ont traité de l’ensemble de l’information professionnelle : technique, contenus et usages. Trois de ces conférences ont retenu l’attention : « Les enjeux économiques et culturels de la numérisation », « Éthique et technologies de conservation de l’information », et « La communication scientifique électronique ».
Une des conférences du 30 mai 2001 avait pour thème les enjeux économiques et culturels de la numérisation. Alain Jacquesson, directeur de la bibliothèque publique et universitaire de Genève, investi au sein de projets de numérisation et président de la conférence, fit le constat suivant : si le numérique permet aux éditeurs de faire des économies d’échelle en raccourcissant la chaîne de production, les organismes culturels doivent cependant faire face à des investissements conséquents pour accomplir leurs projets numériques.
Les cinq intervenants présentèrent les étapes de la réalisation de leurs projets numériques : une entreprise commerciale (l’éditeur scientifique Elsevier), deux associations à but non lucratif (Journal Storage 1 et le Research Library Group 2) et deux bibliothèques patrimoniales (la Bibliothèque nationale de France, et la Bibliothèque du Congrès, à Washington).
Des services de qualité… sur le long terme
La consultation de bases de données de documents numérisés (textes, images ou archives de périodiques) est un service de plus en plus recherché. Or, répondre à une demande croissante et garantir la qualité de l’accès aux références dans le temps représentent les deux défis auxquels sont confrontés les organismes culturels.
Le choix des technologies qui permettent d’anticiper l’avenir est déterminant pour maintenir des services de qualité. Kevin Guthrie, président de Journal Storage, déclara que l’établissement d’un système informatique stable et la mise en place de la politique de sauvegarde des données sont des priorités pour l’association. Amanda Spiteri, directrice marketing de Science Direct 3, expliqua aussi que « le choix des formats d’encodage de contenu digital susceptibles de rester stables a été primordial ». En 2000, l’éditeur a diffusé sa collection entière d’archives (plus de 11 000 titres remontant jusqu’au XIXe siècle). Le point fort de cette entreprise réside dans le suivi de ce nouveau service dont la pérennité est assurée.
À la recherche d’un modèle économique
L’élargissement des collections et la gestion des données numériques ont nécessité des investissements pour chacun des intervenants. La formation de partenariats, parfois nombreux, est la solution naturelle pour réaliser chaque projet de numérisation. En fonction de l’identité des structures culturelles, ces partenariats ont des formes diverses : la tendance est à leur mixité au sein d’un même établissement.
Le projet « Cultural Materials Initiative » (accès à 700 000 revues au minimum d’ici 2003) fut présenté par John Haeger, directeur adjoint émérite de l’association Research Library Group, fondée en 1974 par les universités de Harvard, Yale, Columbia et la Bibliothèque publique de New York. John Haeger précisa que 70 millions de dollars ont été nécessaires pour la numérisation des corpus et 14 à 15 millions de dollars pour la création des métadonnées. Grâce à la coopération d’une soixantaine de partenaires – bibliothèques et musées confondus –, le projet a pu aboutir. John Haeger précisa qu’aux États-Unis, le statut juridique d’association à but non lucratif permet aux organismes ayant un projet de numérisation de collections d’être financés par des fondations.
Pour les représentantes de la BnF et de la Bibliothèque du Congrès, les bibliothèques tendent à trouver un équilibre entre le financement par les autorités de tutelle, la proposition de services payants et la mise en place de mécénats.
Selon Caroline Wiegandt, directrice des services et des réseaux de la BnF, les projets de bibliothèques numériques doivent se réaliser en collaboration avec des grands programmes internationaux, comme par exemple le projet Bibliotheca Universalis, qui propose l’accès aux œuvres principales du patrimoine culturel et scientifique mondial par le biais des technologies multimédias. La bibliothèque numérique de la BnF a été construite grâce à un réseau de partenaires extérieurs. Caroline Wiegandt résuma les deux difficultés majeures que connaissent les bibliothèques, à savoir le maintien des niveaux de financement et l’élargissement des sources au fil du temps. Laura Campbell, directrice du programme « Digital Library Program » de la Bibliothèque du Congrès, expliqua que l’institution a fait le choix de la mixité : pour réaliser la bibliothèque numérique, les financements proviennent d’agences de sponsoring et d’organisations philanthropiques. Si beaucoup de donations ont été faites, le secteur privé a néanmoins participé à hauteur de 45 millions de dollars, contre 15 millions pour le secteur public. Les donateurs sont intéressés par un partenariat avec les organismes culturels, confia Laura Campbell, car les projets de bibliothèques numériques correspondent à une demande du public et ces derniers sont donc au cœur d’enjeux économiques et politiques.
Opportunités économiques ou enjeux politiques ?
John Haeger décrivit l’enjeu commercial lié à l’accès aux documents numérisés, et posa le problème du financement des projets numériques sur le long terme. Deux évolutions majeures sont en cours : la chute du taux de croissance du coût de la publicité en raison de la révolte des internautes contre les bannières publicitaires, et l’augmentation du nombre de services gratuits sur la Toile, à l’instar du projet « Open Course Web » (cours d’université gratuits) annoncé par le Massachusetts Institute of Technology. John Haeger résuma les défis que les institutions culturelles devront relever, à savoir l’invention de nouvelles stratégies pour financer les projets bibliothéconomiques et développer des services gratuits. De plus, il souligna qu’outre leurs missions d’accès à la culture, les organismes culturels ont un rôle à jouer dans la définition des normes bibliothéconomiques. C’est ce qu’a fait le Research Libraries Group lors de la création de la nouvelle Définition de Type de Document (DTD) pour les manuscrits et pièces d’archives. Caroline Wiegandt mit aussi en évidence les enjeux auxquels sont associées les bibliothèques dans la construction de la société de l’information : une autre conception des catalogues, une nouvelle définition des métadonnées, une gestion des informations qui permette de faciliter la recherche de documents. Le nombre de visites du site Gallica de la BnF 4 ou de la Bibliothèque du Congrès 5 atteste du bien-fondé des projets de numérisation pour démocratiser l’accès à la culture : 300 000 pages déchargées par jour (soit 1 000 ouvrages environ) à la BnF et 19 billions de clics par an enregistrés sur le serveur de la Bibliothèque du Congrès.
Pour les intervenants, la culture, accessible à tous grâce à la numérisation des corpus, serait également disponible pour d’autres institutions éducatives. C’est pourquoi la réussite de bibliothèques numériques englobe en réalité les intérêts de diverses communautés et ne s’inscrit pas dans un système bibliothéconomique stricto sensu.