Les ventes de livres et leurs catalogues, XVIIe-XXe siècle
Richement illustrés à grand renfort de reproductions en quadrichromie, imprimés sur un fort papier glacé, reliés pour les plus épais d’entre eux, les catalogues qui annoncent aujourd’hui les grandes ventes aux enchères dans le domaine de la bibliophilie apparaissent désormais comme des livres susceptibles de se convertir eux-mêmes en objets de collection convoités. Mais ils s’imposent également comme de remarquables instruments de travail, grâce à la science des experts et aux descriptions de plus en plus minutieuses que ces derniers donnent des pièces décrites et analysées. Nous sommes loin, à l’évidence, des modestes brochures du XVIIe siècle, au papier médiocre, dans lesquelles se succédaient, sans beaucoup d’ordre, des références sommaires, voire fautives.
Pour lacunaires qu’ils apparaissent parfois, les anciens catalogues de ventes constituent cependant, aux yeux des historiens du livre, une source d’informations très appréciable, comme l’ont mis en évidence les communications présentées lors de deux journées d’étude organisées par l’École nationale des chartes et par l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques en janvier 1998. Pour Annie Charon – coordonnatrice du volume avec Élisabeth Parinet – ces documents dont la rareté doit être d’emblée soulignée, ces pièces de surcroît encore mal recensées et trop peu exploitées par les chercheurs « permettent d’étudier les courants de circulation des livres et les pratiques commerciales ; ils sont aussi riches d’enseignements pour l’histoire de la lecture et du goût ». D’autres domaines encore, comme l’histoire de la bibliographie, celle des classifications en usage dans les bibliothèques privées ou l’étude du développement de la bibliophilie, sont concernés par les catalogues.
La partie visible de l’iceberg
Les ventes publiques de livres apparaissent à l’extrême fin du XVIe siècle. La première paraît avoir été organisée aux Pays-Bas par Louis Elzevier en 1596, mais le plus ancien catalogue imprimé que l’on ait retrouvé date cependant de 1599. Selon Otto S. Lankhorst, auteur d’une communication portant sur les ventes en Hollande aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce catalogue, qui subsiste en trois exemplaires, représente « le premier d’une impressionnante série de ces publications éphémères ». Eu égard à l’abondance d’informations qu’elles contiennent et aux perspectives qu’ouvre leur étude, il paraît éminemment souhaitable d’en entreprendre ou d’en mener à terme le recensement systématique, à l’instar du projet « Book Sales Catalogues of the Dutch Republic, 1599-1800 », mis en œuvre par Van Selm et poursuivi par Otto Lankhorst sous la forme d’une base de données, de reproductions sur microfiches (plus de 3 000 catalogues hollandais sont désormais ainsi disponibles). Ce chiffre représente le tiers des exemplaires conservés, lesquels ne constituent eux-mêmes « qu’une faible partie de ceux qui ont existé », en somme la seule partie visible de l’iceberg.
Pourtant, comparée à celle de la France, la situation des Pays-Bas semblera particulièrement florissante sous le rapport de la documentation préservée. L’obligation légale faite aux organisateurs de ventes néerlandais d’imprimer une liste des livres formant les collections dispersées n’est bien sûr pas étrangère à cette heureuse fortune. Il en va tout autrement dans l’Hexagone, comme l’explique Dominique Varry, qui s’est intéressé aux ventes publiques lyonnaises des XVIIe et surtout XVIIIe siècles. En puisant à des sources diverses, le chercheur est parvenu à repérer 70 catalogues datant tous, à deux exceptions près, du Siècle des lumières. À partir de ce corpus certes réduit, mais néanmoins significatif, Dominique Varry brosse le cadre dans lequel les dispersions venaient s’inscrire (décès du propriétaire, départ, vente judiciaire...). Annoncées au moyen d’affiches et de placards, mais aussi par voie de presse (ainsi, dans les Affiches de Lyon), ces ventes n’étaient pas toujours accompagnées de catalogues imprimés, une liste manuscrite en tenant parfois lieu. Elles se déroulaient en des lieux divers, souvent au domicile des défunts, mais « quelques libraires paraissent avoir eu une salle des ventes ». On est surpris d’apprendre que certaines de ces « auctions », comme l’on disait alors, pouvaient durer « plusieurs semaines, un mois, voire davantage... ».
Quant à la situation parisienne au XVIIe siècle, elle est décrite par Giles Mandelbrote comme « singulière », caractérisée par différents facteurs défavorables : « faible nombre des catalogues de vente imprimés, développement tardif des ventes aux enchères, large choix des livres anciens présents dans les catalogues de fonds de libraires ». Dès lors, dans la capitale, et pour la période considérée, sans doute les catalogues de vente doivent-ils « être tenus pour des essais exceptionnels alors que le gros du commerce des livres d’antiquariat se déroulait ailleurs ». Giles Mandelbrote se trouve en mesure de tirer de semblables conclusions, après avoir étudié en détail le tableau des ventes aux enchères françaises durant le Grand Siècle, dans le cadre de la révision qu’il a entreprise du répertoire The Distribution of Books by Catalogue from the Invention of Printing to AD 1800 de Graham Pollard et Albert Ehrman, « un monument dans l’historiographie des catalogues de vente ».
Si, pour les spécialistes de l’histoire culturelle, les catalogues forment une source de premier ordre, ils ne sauraient pas davantage être négligés par les spécialistes de l’étude des bibliothèques, tant privées que publiques, de leur formation et de leur évolution. Ainsi, Françoise Bléchet peut préciser la « politique d’acquisition de la Bibliothèque du roi » en réunissant des « glanes bibliographiques sur quelques grandes ventes publiques », de la fin du XVIIe jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, examinées dans l’ordre chronologique. L’initiative d’une participation régulière de l’établissement aux ventes, tant en France qu’à l’étranger, revint à l’abbé Bignon, lequel « fit adopter très vite l’habitude d’acheter aux auctions, aux ventes de bibliothèques à l’encan, non sans vitupérer constamment contre le prix des livres ».
Monuments commémoratifs
Au long d’une belle étude, aussi fine que documentée, Yann Sordet envisage quant à lui les catalogues de vente du point de vue de la position qu’occupent ces documents « dans l’histoire de la bibliographie et [...] dans l’ensemble de la production du temps », montrant comment, au fil du temps et de manière de plus en plus marquée, ils acquièrent le statut d’instruments de référence, exerçant de ce fait une influence sur le marché. Utilisés comme « usuels » par les collectionneurs, les catalogues de vente ne manquent pas, de ce fait même, d’évoluer et de répondre avec une précision croissante aux exigences des bibliophiles, tant sur le plan de l’information que celui, moins objectif, des « valeurs ». Ainsi, pour Yann Sordet, « l’invention d’une tradition bibliophilique doit beaucoup à l’existence et à l’utilisation de catalogues de vente qui se transmettent de génération en génération et constituent non seulement des références instrumentales des outils – mais aussi des références symboliques – des modèles ». Ils finissent même par se trouver investis d’une fonction « commémorative », revêtant l’aspect de « monuments » à la gloire des personnages ayant consacré leur vie à la formation d’une bibliothèque singulière, dont le catalogue permet ainsi, par-delà la mort du possesseur, d’en conserver la mémoire.
La diversité des usages n’est donc pas moins grande, en définitive, que celle des documents eux-mêmes. Dès lors, une « typologie des catalogues de vente » était la bienvenue. Celle qu’établit Nicole Masson considère successivement les ouvrages en question sous l’angle de la bibliographie matérielle (format, ornements, pagination...), des exemplaires, des conditions de vente, avant d’aborder les modes de rédaction ou de classement, pour aboutir à un panorama des bibliothèques privées que dépeignent indirectement ces catalogues : la bibliothèque érudite ou « robine », de nature encyclopédique, « inspirée par l’esprit de l’humanisme », le cabinet choisi et, enfin, le cabinet curieux ou cabinet de raretés. En écho à ces distinctions, Michel Marion s’attache plus particulièrement, à partir du fonds de catalogues de la Bibliothèque nationale de France (un millier de pièces), aux « collectionneurs et collections de livres à Paris au XVIIIe siècle ».
La culture du livre rare
L’une de ces bibliothèques, celle de Crébillon, suscite deux études. La première, due à Jean Viardot, se veut une approche « bibliophilique » et entend, fort brillamment, mettre en évidence « la contribution aux autres disciplines » que peut apporter, « devant n’importe quel catalogue de bibliothèque privée », en l’occurrence celle de l’écrivain et censeur du XVIIIe siècle, « un spécialiste de l’histoire du champ spécifique du livre rare ». De manière très générale, souligne J. Viardot, « le phénomène bibliophilique » n’est pas pris en compte par les chercheurs, au risque pour ces derniers de « se fourvoyer » ; danger d’autant plus réel que « la culture du livre rare n’est pas la chose du monde universitaire et même bibliothécaire la mieux partagée ». Au terme d’une lecture exemplaire du catalogue soumis à sa sagacité, le libraire-expert parvient à la conclusion que Crébillon serait « l’homme de deux bibliothèques, l’une instrumentale et l’autre jouet bibliophilique ».
À la question « Crébillon bibliophile ? », Catherine Volpihac-Auger oppose cette autre interrogation : « Crébillon lecteur ? ». De la Notice des principaux articles de [sa] bibliothèque, étudiée de près et confrontée à d’autres sources d’informations – parmi lesquelles figurent les œuvres mêmes du romancier – l’auteur tire de nombreux renseignements susceptibles d’intéresser les historiens de la littérature de l’époque des Lumières. Ces analyses invitent sans doute à réviser les idées par trop arrêtées relatives à un Crébillon qui se serait en quelque sorte ingénié à vouloir « dérouter les exégètes à venir ».
La fin des manuscrits littéraires ?
Thierry Bodin préfère, à l’étude de cas détaillée, un vaste panorama, que son expérience reconnue au plan international dans l’expertise des autographes et sa connaissance intime des plus prestigieuses collections lui permettent de brosser avec brio. Il déroule ainsi, par endroits tout juste esquissé en raison de l’ampleur du sujet, le tableau « d’un demi-siècle de ventes publiques, de 1935 à 1989, soit de Louis Barthou jusqu’à Daniel Sickles, période qu’on pourrait qualifier de demi-siècle d’or de la collection des manuscrits littéraires ». D’abord délaissés, ces documents constituent désormais « l’un des fleurons de la bibliophilie ». L’expert parisien montre, en s’appuyant sur d’éloquents exemples, combien les catalogues des ventes reflètent l’intérêt toujours croissant que suscitent les manuscrits d’écrivains des XIXe et XXe siècles et la connaissance plus rigoureuse et approfondie qu’en ont les rédacteurs des notices. Au terme de son travail, Thierry Bodin ne cache pas qu’une évolution récente doit sans doute être redoutée, car « le recours de plus en plus fréquent de l’écrivain à l’informatique rendra peut-être impossible à l’avenir la constitution d’une collection de manuscrits littéraires ».
En conclusion, Catherine Volpihac-Auger propose non une vision de cauchemar, mais un rêve, celui d’une base de données idéale qui regrouperait tous les catalogues de vente de bibliothèques privées jusqu’au début du XIXe siècle, avant de s’interroger sur les finalités qu’il conviendrait d’assigner à un tel instrument de recherche, sur l’utilisation qui en serait faite et le parti le plus pertinent qu’on pourrait en tirer. Un répertoire informatisé ne relève cependant pas tout à fait de l’utopie et Dominique Bougé-Grandon propose l’état des lieux des différentes entreprises d’inventaire des catalogues de vente en cours, en particulier à Lyon et Paris, lesquelles permettent d’ores et déjà de répondre, au moins partiellement, aux attentes des chercheurs.