Histoire du livre
Frédéric Barbier
Jadis objet d’érudition bibliophilique, considéré d’abord sous le double aspect de sa forme matérielle (typographique) et de son économie propre (tirage, stockage, classement), le livre a aujourd’hui largement conquis ses lettres de noblesse historique. Depuis les travaux fondateurs de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin 1, les recherches se sont en gros orientées dans trois directions, compte non tenu des monographies portant sur diverses grandes figures ou dynasties d’imprimeurs et d’éditeurs : celle de l’histoire économique et sociale 2, celle de l’histoire culturelle 3, celle enfin de l’histoire des usages et des pratiques de l’écrit 4, le tout monumentalement couronné par les quatre volumes de l’ Histoire de l’édition française 5.
À la convergence de trois courants
Porté par un remarquable esprit de synthèse, c’est à la convergence de ces trois courants que se situe manifestement l’Histoire du livre publiée chez Armand Colin par Frédéric Barbier, auquel on devait déjà, à la même enseigne, une non moins panoramique Histoire des médias, de Diderot à Internet 6. Frédéric Barbier, qui est à la fois docteur en histoire et docteur d’État ès lettres et sciences humaines, et dont les travaux portant sur le livre et l’édition dans le monde germanique font autorité, a en effet magistralement tiré la leçon de plus d’une quarantaine d’années de recherches.
>« Le livre, c’est bien plus que le livre », bien plus qu’un objet matériel, fruit d’un savoir-faire graphique autant que d’une compétence à cerner l’évolution du marché. Et bien autre chose qu’un simple support de textes. Pour Frédéric Barbier, le livre, à la fois produit et vecteur de toute une civilisation (dont nous sommes moins près de sortir qu’on le croit d’ordinaire), est bien davantage un opérateur de médiations, mettant non seulement en contact un auteur et un lecteur, pour s’en tenir à une vision réductrice et quelque peu mythifiante d’une relation autrement complexe, mais mettant plus encore en corrélation plusieurs sphères d’intérêts, allant de la sphère économique à la sphère intellectuelle, l’une et l’autre imbriquées dans ce qu’on pourrait appeler, avec Pierre Bourdieu, le champ du pouvoir. Autrement dit, en privilégiant la perspective de l’histoire longue, qui ne cède pas à la tentation de mettre en évidence des discontinuités artificielles, c’est bien plutôt aux configurations au sein et en fonction desquelles le livre est produit, diffusé, consommé que l’auteur a ici réservé l’essentiel de son attention.
Configuration technique et économique, soumise à l’évolution lente qui va du temps des manuscrits et de l’ère scribale au temps du livre imprimé et de l’homme typographique, et jusqu’aux transformations qui, de l’ère industrielle à celle des « nouvelles technologies », ont infléchi la forme du livre et sa définition médiatique. Configuration politique et religieuse, tour à tour autoritaire et libérale, simultanément portée à exercer sur le livre un ferme pouvoir de surveillance et de censure et à l’instrumentaliser en dispositif de propagande. Configuration sociale et intellectuelle, articulant le livre à des usages, à des pratiques, à des formes de sociabilité, à des représentations pour l’instituer non seulement en véhicule de savoir ou de culture, réservé à la consommation individuelle, mais aussi en vecteur d’assignation et de distinction sociales.
De l’aube de l’écriture à la médiatisation de masse
De ce projet ambitieux, Frédéric Barbier ne fait pas que dessiner les contours. Avec un sens rare de la concision (qui n’exclut pas la précision), l’historien brosse ici un tableau qui, de l’aube de l’écriture à la médiatisation de masse, de Sumer au MIT (Massachusetts Institute of Technology), du volumen à l’e-book, du scribe accroupi au nomade électronique, déroule plus de cinquante siècles. Et à l’échelle planétaire : car il faut encore ajouter, pour donner la pleine mesure de l’ouvrage, que Frédéric Barbier n’a pas limité son investigation au seul domaine occidental, ni a fortiori au seul domaine français. C’est à un exercice de haute voltige comparatiste qu’il a voulu convier son lecteur, jonglant autant avec les siècles qu’avec les cultures, accompagnant ici la migration des techniques, indiquant là l’insistance et la résistance des spécificités locales et des traditions, s’attachant là encore à livrer les moyens de caractériser et de confronter les modèles éditoriaux (germanique, anglo-saxon ou français) qui, depuis le XVe siècle, ont gouverné différents systèmes de l’imprimé (en termes de production, de diffusion, de circulation, d’usage).
Quatre parties structurent l’ouvrage. Réservée au « temps du manuscrit », la première conduit de l’invention de l’écriture à la veille de la révolution gutenbergienne. Charpentée en trois solides chapitres, elle convoque successivement les formes et modes de diffusion et de stockage du livre dans l’Antiquité, les institutions et les pratiques de lecture monastiques du haut Moyen Âge à l’époque carolingienne (sans négliger les mondes byzantin et musulman), la révolution scolastique et les réseaux de diffusion du manuscrit du Xe au début du XVe siècle. La deuxième partie balaie en quatre chapitres les prodromes, l’effraction et les conséquences (sur les formes du livre, ses contenus, les pratiques de lecture, d’érudition et de collocation humaniste des textes) de la révolution gutenbergienne, dont Frédéric Barbier prend soin d’équilibrer la puissance de nouveauté avec sa force d’ancrage dans la « renaissance scribale » stimulée par le développement des universités deux siècles plus tôt, qui a comme installé dans les pratiques et dans les esprits les conditions de possibilité du grand changement qui se déclenchera à Mayence.
Réservée à la librairie d’Ancien Régime (des années 1520 aux années 1760), la troisième partie propose une forte synthèse des mutations diverses qui ont réciproquement affecté le système du livre imprimé et, aux extrémités de la période, les deux mouvements de la Réforme et des Lumières, non sans s’attarder à la longue phase d’équilibre et de stabilité – mais aussi d’étroite surveillance – que le commerce de la librairie connaît sous régime absolutiste, avant que la montée en puissance du public, comme force sociale, ne vienne profondément réformer un système menacé de blocage : en Angleterre, puis en France, le libraire, bientôt l’éditeur et l’auteur, commencent alors de se profiler comme les ordonnateurs d’un nouveau jeu, dont les pouvoirs politiques et religieux ne s’arrogeront plus sans résistance les cartes maîtresses. Du XVIIIe au XXe siècle, la dernière partie accélère le rythme de l’exposé à la mesure des transformations qui précipitent le livre et ses acteurs dans une seconde « révolution » : division du travail accrue et différenciation des fonctions professionnelles (dans le triumvirat éditeur-imprimeur-libraire, c’est bien évidemment le premier qui passe aux commandes du système) ; explosion quantitative de la production sous détermination technique autant que sociale ; apparition du livre à bon marché et de la diffusion massive ; émergence d’une logique industrielle du « produit » aux dépens de l’ancienne logique, artisanale, du « prototype » : époque de « triomphe du livre », certes, mais aussi, une fois que l’esthétique de la librairie romantique aura jeté ses derniers feux, de banalisation du livre, devenu peu à peu produit de consommation courante – média de masse ayant désormais à affronter la concurrence d’autres médias, à bien des égards plus puissants (au premier rang desquels la grande presse industrielle).
Rien d’étonnant dès lors si l’ultime partie de l’ouvrage, en forme de rapide « épilogue », place le livre sous le signe des « concurrences » dont il fait l’objet : concurrence externe, avec l’émergence des « nouveaux médias », de la télévision à l’ordinateur « en ligne » ; concurrence interne au système dont il procède, sur fond de crise générale, avec la constitution de grands groupes internationaux, la montée en force des entreprises de distribution, la diversification des formes moulées sur une économie nouvelle de l’écrit (tel le livre de poche ou le « livre électronique »).
Une grande richesse documentaire
Le rapide survol qu’on vient d’effectuer ne rend pas justice à la richesse documentaire mobilisée par Frédéric Barbier ni à son souci de rendre compte et raison, dans les évolutions qu’il décrit, des faits de superposition, de friction, de latence, mais aussi de « perdurance » entre différents systèmes et moments. Mais s’il a adopté le tempo ample et mesuré de l’histoire longue, il n’a pas manqué pour autant de faire place à des coups de sonde approfondis ou à des portraits plus rythmés de grands acteurs du monde du livre (imprimeurs, typographes, éditeurs, etc.). Les pages qu’il réserve aux rapports entre appareils de la librairie et États-nations sont ainsi remarquables, d’esprit de finesse aussi bien que de synthèse (p. 200-206), de même que celles qu’il consacre à définir et caractériser le paradigme absolutiste (chapitre 9). Ainsi conçu et rédigé dans une langue élégante où perce ici et là cette nuance d’ironie à laquelle les lecteurs de Frédéric Barbier sont habitués, cette Histoire du livre – et ce n’est pas son moindre mérite – atteint pleinement l’objectif qu’elle s’était fixé conformément au public visé, celui des étudiants de deuxième cycle en histoire et sciences des bibliothèques et de la communication : nous tenons là un manuel précieux, assorti d’une bibliographie volontairement limitée à cent titres, parce qu’elle n’entend faire place qu’aux ouvrages cardinaux sur le domaine, auxquels l’étudiant se reportera pour prolonger l’exploration.
On exprimera toutefois quelques menus regrets, mais sachant qu’aucune carte ne peut prétendre recouvrir tout le territoire qu’elle représente. Le premier tient à l’absence d’illustrations : on aurait aimé, lorsque Frédéric Barbier détaille les codes et styles d’écriture ou les polices de caractères, ou encore lorsqu’il évoque la forme des livres, leur orchestration typographique, leur mise en page, que l’image vienne appuyer la description et le commentaire. On peut regretter d’autre part que son panorama n’ait pas réservé à la « Bibliothèque bleue » la place qu’elle mérite – à la fois comme protolivre de poche et comme structure de production/diffusion singulière – et que le XXe siècle ne soit gratifié que d’une quinzaine de pages : l’ouvrage en est, du coup, comme déséquilibré –, à moins que Frédéric Barbier ne se soit ainsi ménagé, ce que nous appelons de nos vœux, la possibilité d’un autre ouvrage à venir dans la même collection.
Un mot encore, de détail et de signature : le Wallon que je suis ne boudera pas son plaisir de constater que Frédéric Barbier n’a pas, comme si souvent, négligé la part jouée par les éditions Marabout dans la genèse du livre de poche moderne (quatre ans avant Hachette). Qu’il veille cependant à corriger dans la prochaine édition (p. 251) : c’est depuis Verviers, non depuis Liège, que l’enseigne de l’échassier à lunettes a inondé pendant une bonne vingtaine d’années le marché de petits livres palpitants ou pratiques qui continuent d’alimenter la nostalgie de ceux dont l’adolescence se confondit avec les débuts de la société de consommation.