Les bibliothèques des présidents américains.

Gernot U. Gabel

Le 20 janvier 2001, au terme de ses deux mandats à la tête du pays, le président Bill Clinton a transmis les rênes du pouvoir à son successeur, George W. Bush et entamé son déclin politique. Il a maintenant tout loisir de réunir les sommes nécessaires au règlement des honoraires astronomiques de ses avocats, et préparer les plans de la bibliothèque présidentielle qu’il va pouvoir ériger dans le site de son choix.

La pratique antérieure

En 1797, lorsque George Washington, premier président de la jeune nation des États-Unis d’Amérique, quitta ses fonctions pour se retirer dans sa demeure bien-aimée de Mount Vernon, au bord du Potomac, il emmena avec lui les papiers officiels et les nombreux présents accumulés au cours des huit années de sa présidence. Il instaura ce faisant un précédent dont allait s’autoriser la grande majorité de ses successeurs, estimant comme lui que les documents d’État leur appartenaient en propre. S’ils trouvaient cela légitime, ils n’avaient aucun scrupule à trier ces papiers et à en disposer comme bon leur semblait. Leurs veuves et leurs héritiers observèrent des pratiques similaires, et détruisirent ou vendirent des pans entiers des archives présidentielles. Au cours des XIXe et XXe siècles, nombre d’entre elles furent ainsi à jamais perdues pour la recherche. Le président Grant (1869-1877), par exemple, se chargea lui-même d’en brûler une bonne partie, et la veuve du président Harding (1921-1923) jeta l’essentiel de ces documents afin de mieux servir la mémoire de son mari ; à l’heure actuelle, il n’en subsiste que des reliques, pieusement conservées par la Harding Memorial Association.

Dès le milieu du XIXe siècle, il n’échappa pas aux chercheurs américains que ces archives présidentielles constituaient des sources indispensables dont la perte était forcément dommageable pour l’historiographie nationale. La Library of Congress résolut d’intervenir en acquérant, souvent au terme de difficiles négociations avec les héritiers des défunts chefs d’État, des lots entiers de ces papiers. On peut aujourd’hui consulter à la section des manuscrits les archives de vingt-trois présidents des États-Unis. En comparaison, celles qui concernent les autres anciens présidents du pays sont beaucoup moins accessibles au public, puisqu’elles se trouvent, soit entre les mains de propriétaires privés, soit dans des bibliothèques et des centres d’archives gérés par diverses associations d’historiens.

Les débuts

En même temps que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les Américains prenaient mieux la mesure de leur puissance industrielle et politique, les détenteurs de la plus haute charge du pays réalisèrent progressivement l’importance qu’il y avait à sauvegarder intégralement leurs archives. La bibliothèque Rutherford B. Hayes apparaît à cet égard comme un modèle des bibliothèques présidentielles contemporaines (cf.encadré)

Illustration
Les différentes bibliothèques présidentielles

. Abritée dans la résidence de l’ancien président (1877-1881), dans l’Ohio, elle fonctionne grâce au budget alloué par l’État et aux fonds que lui verse une fondation privée. Des dispositions similaires ont été prises par le président Hoover, qui conservait soigneusement ses archives et les a léguées à une institution privée associée à l’université de Stanford.

Les bases de la bibliothèque présidentielle telle qu’elle se présente de nos jours ont été posées par Franklin Roosevelt. En 1938, au milieu de son second mandat, il rendit publique son intention de faire don à la nation des documents afférents à sa fonction. Au lieu toutefois de simplement les confier à la Library of Congress, il préféra qu’ils soient conservés sur le lieu de sa résidence, à Hyde Park, dans l’État de New York. Il octroya sur ses propres deniers une somme destinée à entretenir l’édifice et convainquit plusieurs de ses relations de participer financièrement à la création d’une fondation. Ces différentes contributions permirent de construire un bâtiment où furent transférées les collections du président. Roosevelt souhaitait également qu’elles soient gérées par les Archives nationales et l’année suivante, en 1939, le Congrès vota des mesures dans ce sens. La bibliothèque Roosevelt ouvrit ses portes en 1946, après la démission du président dont elle porte le nom.

Les dispositions légales

Les années passant, l’idée que la recherche historique ne pouvait que bénéficier du rassemblement en un lieu unique des documents traités par un même président s’imposa peu à peu. Les deux successeurs immédiats de Roosevelt, Truman et Eisenhower, n’ayant pas suivi son exemple, des parlementaires influents relayèrent la démarche d’historiens qui plaidaient pour que la loi prévoit la cession systématique de ces fonds documentaires aux Archives nationales. Le Congrès entérina cette initiative en votant la loi de 1955 sur les bibliothèques présidentielles. Elle stipule que les Archives nationales sont habilitées à recevoir tous les papiers, objets, terrains et immeubles en rapport avec la création de bibliothèques présidentielles, à cette réserve près que les coûts de construction immobilière ne peuvent être pris en charge par l’État et doivent donc être couverts par des dons privés ou tout autre source financière. Il incombe en revanche aux Archives nationales d’assumer à perpétuité l’administration de l’institution fondée à cet effet. Première créée à l’intention du public conformément à la nouvelle loi, la bibliothèque Truman ouvrit ses portes en 1957. Depuis, tous les présidents qui se sont succédé à la tête des États-Unis ont une bibliothèque à leur nom.

Jusqu’en 1978, les fonds d’archives présidentielles devenaient propriété du gouvernement par donation ou par legs. À la suite du scandale du Watergate et du refus du président Nixon d’abandonner au domaine public certains de ses dossiers, le Congrès reprit la main en adoptant la loi dite « de conservation des archives et documents présidentiels ». Elle permit de saisir d’autorité les papiers du président Nixon afin de les confier aux Archives nationales. Dans un deuxième temps, ils furent provisoirement mis à l’abri dans un centre d’archivage situé dans la capitale du pays. Nixon attaqua le gouvernement en justice, mais la Cour suprême statua que les dispositions prises étaient justifiées eu égard aux circonstances particulières ayant conduit à la destitution de l’ancien président. Le Congrès nomma quant à lui une commission chargée d’évaluer les problèmes liés à la surveillance, à la présentation et à la conservation des archives présidentielles. L’immense majorité des avis émis lors des auditions préconisaient de traiter ces fonds documentaires comme appartenant de plein droit au domaine public. Des délibérations détaillées aboutirent, en 1978, à l’adoption de la loi sur « les archives présidentielles », dont la principale innovation est d’affirmer le caractère de propriété nationale des archives présidentielles rassemblées à partir de janvier 1981 ; y sont en outre précisées les conditions dans lesquelles elles doivent être mises à la disposition du public à l’achèvement du mandat présidentiel.

En 1955 déjà, la NARA (National Archive and Records Administration), organisme d’État, avait mis sur pied une « Direction des bibliothèques présidentielles » chargée de contrôler l’acquisition, la conservation et l’utilisation des documents historiques par nature destinés à constituer les bibliothèques présidentielles. Elle assure par ailleurs la liaison avec le gouvernement sortant et les fonctionnaires qui lui étaient rattachés pour tout ce qui concerne l’organisation et le stockage des papiers présidentiels et dossiers divers. Ladite direction administre à l’heure actuelle dix bibliothèques présidentielles et deux collections spéciales : le « Nixon Presidential Materials Staff », à Washington, qui contient notamment les cassettes d’enregistrements réalisés dans les mois consécutifs au Watergate, et le « Clinton Presidential Materials Projects », composé des archives relatives à la présidence de Clinton, lesquelles ont été confiées à la garde de la NARA et transférés à Little Rock, en Arkansas, où doit être érigée la bibliothèque Clinton.

L’augmentation des dépenses afférentes au système des bibliothèques présidentielles commença à devenir préoccupante dans les années quatre-vingt. Après avoir consacré plusieurs séances à l’examen de mesures destinées à réduire les charges superfétatoires – celles notamment liées à la taille, à l’espace utile et à la résistance au feu des bâtiments –, en 1986 le Congrès adopta la loi sur les « bibliothèques présidentielles », qui se distingue surtout par la clause fixant à moins de 6 300 mètres carrés la surface totale des locaux. Cette loi s’applique aux présidents nommés pour la première fois après le mois de janvier 1985.

Les collections

La NARA gère aujourd’hui dix bibliothèques et autant de musées, normalement rattachés aux bibliothèques présidentielles. Les collections conservées dans ces institutions représentent au total 317 millions de pages de papier, 5 millions de photographies, 500 kilomètres de pellicule de film, 385 000 objets, et quantité de disques, bandes vidéo et cassettes audio.

À s’intéresser d’un peu près à ces établissements, on est frappé de constater qu’ils n’ont guère de bibliothèque que le nom puisque leurs collections contiennent un nombre restreint de livres. Aucun des hommes auxquels ils sont consacrés ne s’est d’ailleurs jamais prétendu grand lecteur. Dans la mesure où il s’agit presque exclusivement de dépôts destinés à accueillir les documents officiels des présidents et leurs papiers personnels, il serait plus logique de parler à leur propos de « centres d’archives ».

Démentant les intentions du législateur, les bibliothèques elles-mêmes n’attirent qu’une poignée de visiteurs chaque année, contrairement aux musées et boutiques attenants qui drainent des foules considérables. Les objets et souvenirs innombrables exposés en ces lieux permettent, mieux que des documents officiels, de se représenter les divers présidents dans l’exercice de leur charge et dans leur vie privée. Cela va des jouets qu’ils possédaient enfants à la tenue de football qu’ils endossaient du temps de leurs études, en passant par leurs clubs de golf, la robe de mariée de leurs épouses, jusqu’aux antiquités qui leur ont un jour servi de voitures. S’y trouve même aussi parfois une réplique exacte du Bureau ovale de la Maison Blanche, que les touristes, ici, sont autorisés à photographier. Enfin, toute la panoplie des cadeaux offerts au chef de l’État lors de visites officielles à l’étranger ou par de simples particuliers des quatre coins du monde, s’offre aux regards.

Chaque année, les services postaux livrent à la Maison Blanche une pile impressionnante de cadeaux qui sont tous dûment répertoriés et rangés avant de trouver leur place définitive dans la bibliothèque-musée du président. Ils composent souvent un assortiment disparate mais soigneusement conservé, où coussins, couvertures et bottines, généralement marqués au chiffre du président, côtoient les tableaux, les fauteuils à bascule, les montres, les coiffures indiennes et tutti quanti. Beaucoup de ces objets sont d’une laideur repoussante, d’autres, d’une facture exquise, n’ont jamais servi, mais tous expriment la sympathie des gens simples pour l’homme qui tient la plus haute charge du pays. La télévision, grâce à laquelle chacun peut désormais se familiariser avec l’intérieur de la Maison Blanche, a encore accru la propension des Américains à couvrir leur président de cadeaux. La quantité de ces offrandes est proportionnelle à la popularité du premier personnage de l’État. À ce jour, le plus comblé fut, de loin, Ronald Reagan : au cours de ses huit années d’exercice, il en a reçu plus de soixante-quinze mille.

Les bibliothèques-musées qui leur sont consacrés font la part belle à l’adulation qui entoure les présidents durant leur mandat. La plupart d’entre elles accordent nettement plus de place à ces hommages tangibles qu’au classement et à l’exposition des documents officiels. Leurs détracteurs ne manquent d’ailleurs pas de souligner que leur mission d’archivage en pâtit. Sans doute n’est-ce pas délibéré, mais le simple fait que ces institutions soient appelées à se multiplier donne quelque poids à l’argument. Ce sont les musées présidentiels qui, en réalité, intéressent l’Américain moyen. Aussi n’est-il pas étonnant que les critiques n’hésitent pas à les qualifier de « temples de la présidence ». L’exaltation du détenteur de la charge relègue au second plan la conservation de la mémoire nationale. Est-il si sûr, cependant, que l’histoire accordera à tous les présidents des États-Unis d’Amérique le statut de grands chefs d’État ?

La fréquentation et les coûts

Le chiffre annuel des visiteurs qu’attirent les bibliothèques présidentielles donne une image assez juste de leur réel impact social. Selon les statistiques établies pour l’année 2000, les salles d’exposition des musées ont intéressé 1 200 000 personnes, alors que le nombre des chercheurs admis dans les salles de lecture se limitait à 4 100.

À partir du moment où ces bibliothèques sont confiées à la gestion de la NARA, les salaires des personnels et le budget de fonctionnement sont pris en charge par les Archives nationales. Compte tenu des règles qui rythment la vie politique, une nouvelle institution est appelée à voir le jour tous les quatre ou tous les huit ans. D’où l’augmentation régulière des coûts à laquelle on assiste depuis une quarantaine d’années. En 1970, la NARA dépensait 2 millions de dollars pour l’entretien des bibliothèques présidentielles ; cette somme passa à 10 millions de dollars en 1980, à 16 millions en 1989, à 25 millions en 1993, et en 2000 l’ensemble des frais d’exploitation a dépassé les 48 millions de dollars. L’ouverture prévue de la bibliothèque Bill Clinton à Little Rock, en Arkansas, placera inévitablement les contribuables américains devant une nouvelle hausse de ces coûts à la croissance vertigineuse.

Conscient du caractère inéluctable de cette ascension des coûts, le Congrès s’est penché voici quelques années sur des solutions de rechange. Certains parlementaires ont demandé avec une fausse naïveté si la nation pouvait vraiment, ou simplement souhaitait, continuer à entretenir ces institutions. Pour réduire l’inflation des dépenses, certains proposèrent de constituer un centre d’archives unique où seraient stockés tous les papiers officiels des futurs présidents. Installer un tel dépôt à Washington permettrait sans nul doute à la NARA de réaliser des économies considérables. L’administration et, au-delà, les chercheurs, auraient tout à gagner à une telle solution. Aujourd’hui, en effet, les historiens et les écrivains se plaignent non sans raison de devoir consacrer trop de temps et d’argent à la consultation d’archives présidentielles couvrant une période de dix ans ou plus. Leurs recherches les obligent parfois à traverser le continent d’Est en Ouest. Étant donné la taille du territoire américain, un simple aller de Boston (bibliothèque Kennedy) en Californie (bibliothèques Reagan, ou Nixon) représente un voyage de quatre mille kilomètres.

Le Congrès hésitant cependant à rompre radicalement avec les pratiques en cours, deux nouvelles bibliothèques présidentielles au moins devraient encore voir le jour (celles de Clinton et de son successeur, George W. Bush). Aujourd’hui, il faut toutefois que le président sortant soit issu d’une famille très fortunée ou se soit passablement enrichi au cours de sa carrière pour ne pas se laisser dissuader par le prix faramineux qu’il lui en coûte de faire construire sa bibliothèque. Alors que Roosevelt n’a consacré que 370 000 dollars à l’édification de la sienne, George Bush dut régler une addition de 83 millions de dollars. Bill Clinton, le plus jeune ex-président des États-Unis, devra user de tout son charme et de son sens aigu des affaires pour amasser le pactole dont il aura besoin à seule fin de réunir les fonds nécessaires à la construction de sa bibliothèque.

Les Premières Dames

Les épouses des présidents ont-elles, elles aussi, une chance de créer une institution vouée à célébrer leurs accomplissements et leurs contributions à l’histoire nationale ? L’absence de dispositions légales à cet égard les a contraintes à prendre les choses en main. Hillary Clinton, dont nul ne songerait à nier le courage et la force de caractère (l’automne dernier, elle a remporté les élections pour le poste de sénateur de l’État de New York), a su convaincre une foule de femmes aussi enthousiastes qu’énergiques de fonder un monument à la gloire de toutes les conjointes ayant résidé à la Maison Blanche.

Grâce à l’appui de puissants sponsors (Coca Cola, Microsoft, General Motors, Procter & Gamble), la « Bibliothèque des Premières Dames du Pays » fut inaugurée en juin 1998. Cette organisation à but non lucratif choisit pour lieu de résidence la maison de famille d’Ida McKinley, qui occupa les fonctions de Première Dame de 1897 à 1901. L’imposant immeuble du XIXe siècle, sis dans la ville de Canton, dans l’Ohio, a été restauré de façon à mettre en valeur ses attraits victoriens d’origine. Le conseil de direction du nouvel organisme lança à tous les Américains un appel pour récupérer les objets ayant pu appartenir à l’une ou l’autre des anciennes Premières Dames. Depuis son ouverture officielle, la bibliothèque s’est dotée d’un site web 1 qui fournit des renseignements de tous ordres sur la longue lignée des épouses de nos présidents, de Martha Washington à Laura Bush (dernière en date et, soit dit en passant, première bibliothécaire à loger à la Maison Blanche).