L'édition française contemporaine
Maria Le Guen
Jean-Claude Utard
Le 2 mars 2001, avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France, le centre régional de formation aux carrières des bibliothèques Médiadix organisait dans les locaux du pôle Métiers du livre de Saint-Cloud 1 une journée d’étude intitulée « L’édition française contemporaine ». Les transformations des métiers de l’édition, les concentrations éditoriales, l’introduction du numérique et les défis de l’édition en ligne ou des livres électroniques furent quelques-uns des sujets que les organisateurs entendaient aborder devant les professionnels des bibliothèques.
Après une rapide présentation des objectifs de cette réunion par Martine Poulain, directrice de Médiadix, la parole fut donnée, le matin aux économistes, l’après-midi aux acteurs de l’édition.
Situation économique
La première intervention se fit à deux voix. François Rouet, responsable des études économiques au département Études et prospective du ministère de la Culture et de la Communication et auteur de Le Livre : mutations d’une industrie culturelle 2, et Jean-Guy Boin, directeur de France-Édition, se partagèrent en effet la charge de présenter le tableau de la situation économique de l’édition française. François Rouet partit des discours tenus, notant que celui de « la crise du livre » était récurrent et sociétal. Le monde du livre est le miroir du monde, ses mutations renvoient aussi bien à celles du monde lui-même, à celles de l’usage que la société fait du livre, et enfin à celles de la chaîne du livre proprement dite. Ne pouvant tout envisager, il se proposa d’étudier cette chaîne, par le biais d’un de ses aspects, celui de la fixation du prix du livre.
Jean-Guy Boin rappela alors que, durant les trente glorieuses connues par le livre de l’après-guerre à la fin des années soixante-dix, celui-ci était dans un régime de prix conseillé : les éditeurs proposaient un prix que les libraires respectaient, ces derniers pouvant appliquer s’ils le voulaient des rabais à certaines clientèles (enseignants, journalistes…). Or, en 1974, la FNAC ouvrait sa première librairie, appliquant systématiquement et à tous les types d’acheteurs, un rabais de 20 %. Le succès était foudroyant ; dès 1976, la FNAC s’installait en province. En 1979, l’arrêté Monory (du nom du ministre des Finances du gouvernement Barre) libérait le prix du livre. En dix-huit mois, on touchait au désastre pour toute la librairie de premier niveau ou de proximité : avec des remises atteignant 30 à 35 %, les hypermarchés confisquaient le marché des « prévendus » et privaient le réseau des librairies de tout phénomène de péréquation entre livres de fonds et de faible vente et livres à succès.
Le Syndicat national de l’édition demandait alors la fixation d’un prix unique. Ce dernier, qui figurait parmi les 110 propositions de François Mitterrand, était voté avec la loi du 10 août 1981 mise en chantier par Jack Lang, et entrait en application en janvier 1982. Non remis en cause par les divers gouvernements qui se sont depuis succédé, ce prix unique du livre l’inscrit dans une logique de solidarité des acteurs de sa chaîne et fait l’objet aujourd’hui d’un quasi-consensus des professionnels. Si des aménagements sur certains points sont à trouver – sur les remises aux bibliothèques par exemple –, la question importante est de préserver cette mesure dans un cadre européen.
François Rouet s’appliqua alors à expliquer la logique à l’œuvre derrière ce prix unique, logique mise à mal par les évolutions contemporaines. D’un côté, le livre participe du mode de production industrielle et des industries culturelles (sa distribution en est l’illustration type), de l’autre, il ne se résume pas à cela puisqu’il existe d’autres phases, en particulier du côté de sa conception, où il dépend plus d’un savoir-faire quasi artisanal et de décisions et de choix très individuels. Il existe donc des tensions au sein de la filière du livre et la question est de savoir qui pilote ou qui domine cet ensemble.
Dans l’économie en général, la dominance se situe vers l’aval. Or, une des spécificités du marché du livre est que l’offre peut créer la demande : les éditeurs proposent des livres qu’on attend et d’autres qu’on n’attend pas. Ce qui est implicitement inclus dans le prix unique, c’est la possibilité offerte aux concepteurs du livre de garder une certaine prééminence, en donnant des chances à leurs livres d’être lancés sur le marché et présents dans un certain nombre de points de vente.
Le poids des grandes surfaces
Si on observe cependant ce qui se passe vers l’aval, il faut bien constater que la vente de livres ne coïncide plus avec la librairie, qui ne représente au maximum que 40 % des ventes. La librairie indépendante y est fort minoritaire : parmi les 340 premiers points de vente, la majorité appartient à des chaînes. Il existe donc une tendance généralisée au regroupement et à un modèle où la vente de livres est un des éléments, parmi d’autres, d’une offre culturelle plurimédia. Cela signifie que le poids des grandes surfaces du livre se renforce par rapport aux éditeurs et qu’il existe un risque de « marchandisation » complet des relations entre éditeurs et points de vente – l’éditeur doit aujourd’hui participer aux efforts « promotionnels » de ceux-ci –, de rationalisation de la production – pour figurer dans les rayons des hypermarchés et des grandes surfaces –, et une accélération de la vie du livre, renforcée par l’informatisation de ces points de vente – le système Ariane de la FNAC, par exemple.
Par ailleurs, la logique distributive est de plus en plus industrielle : passage obligé pour arriver aux points de ventes, elle est sélective et bloque plus souvent qu’elle ne favorise l’arrivée des livres et des éditeurs nouveaux. Marc Jammet, des éditions Vuibert, et Christian Bourgois, présents à cet exposé, confirmèrent à ce moment que les éditeurs indépendants n’avaient pas vraiment profité de la rationalisation de la distribution et que celle-ci présentait un coût croissant.
Jean-Guy Boin nota la même tendance à la concentration en amont, avec la présence d’un groupe principal, Vivendi Universal Publishing (ex-groupe Havas) qui, bien que possédant les contenus et les tuyaux, s’inscrit plus dans une stratégie de l’éphémère, d’un deuxième groupe Hachette-Lagardère préoccupé par une politique d’alliances internationales et de contenus multimédias, et de quelques groupes moyens. À l’autre extrémité de la filière, il nota une pléthore d’éditeurs plus petits, au chiffre d’affaires pouvant varier entre un ou deux millions de francs (en deçà, le phénomène reste économiquement marginal) et quelques dizaines de millions, et une régularité de nouveaux entrants sur le marché puisque le ticket d’entrée dans l’édition demeure faible, sans aucune mesure avec celui qui est exigé dans l’édition numérique (25 à 30 millions de francs d’investissement probables pour l’éditeur 00h00).
Ce modèle est celui de toutes les industries culturelles. Il tend à réserver l’innovation et la nouveauté aux éditeurs indépendants : constituer un fonds est coûteux et incertain et les groupes préfèrent racheter ceux-ci, quitte à y mettre d’ailleurs le prix. Surtout, il remet en cause le mode de régulation « professionnel ». Ce dernier, à l’intérieur duquel les livres à succès permettent une péréquation avec les livres à risque, entre de plus en plus en concurrence avec la logique purement financière des groupes qui exigent aujourd’hui des niveaux de rentabilité élevés (jusqu’à 12 ou 15 %) pour leurs actionnaires.
Le marché numérique
Le second exposé de cette matinée envisagea un autre aspect des recompositions et mutations de l’édition, lié à l’introduction de la filière livre dans l’univers numérique. Marc Minon, enseignant-chercheur à l’université de Liège 3, rappela d’abord que le marché numérique est encore un marché virtuel, mais avec de fortes probabilités de développement. Un ensemble de facteurs technologiques (l’arrivée du haut débit, la croissance de la portabilité, etc.), sociologiques (les générations nouvelles ont grandi avec l’ordinateur) et économiques (les mauvais fonctionnements de l’édition traditionnelle pour les ouvrages à faible rotation ou en fin de vente) favorisent l’essor de l’édition numérique.
D’ores et déjà, on peut observer que l’électronique a révolutionné l’édition, depuis l’ordinateur personnel des auteurs à l’impression, en passant par les lourds systèmes informatiques de la distribution. L’électronique ne se résume donc pas à une dématérialisation du livre. Cependant, avec la possibilité de diffuser à la terre entière un même contenu, Internet permet au lecteur de recomposer selon sa demande propre un ouvrage (en ne prenant que ce qui l’intéresse dans un ouvrage documentaire), avec le risque d’une éventuelle disparition des intermédiaires, etc. L’électronique et Internet permettent également une baisse drastique des coûts de production, ce qui est une chance pour la masse des œuvres non publiées aujourd’hui pour des raisons économiques. Le seul frein au développement de cette édition numérique réside dans l’attachement des éditeurs à contrôler la diffusion et dans la nécessité d’obtenir des modes de sécurisation, avec une souplesse de tarification, des œuvres mises sur les réseaux.
L’après-midi permit de revenir sur certaines des questions évoquées. L’intervention de François Gèze, directeur général des éditions La Découverte, commença par un rappel historique sur les éditions Maspero-La Découverte. Dans le contexte des années quatre-vingt, l’offre et la demande de l’édition en sciences humaines se sont recentrées sur les collections de poche et sur un public essentiellement universitaire (étudiants, enseignants, chercheurs). Pour faire face à ce qu’il est convenu d’appeler la « crise » de l’édition de sciences humaines des années quatre-vingt, François Gèze a développé des collections à destination des étudiants. Il parvient cependant à maintenir une édition de qualité destinée au grand public avec des ouvrages collectifs, comme la collection « L’état des savoirs » qui jette un pont entre la recherche de pointe et les usages des professionnels. De même, la création de la collection « [Re]Découverte », qui rassemble des rééditions des fonds Maspero et La Découverte, donne une seconde vie à des textes parfois épuisés.
Selon lui, le système français de recension et de critique académique est trop lent, les livres ne se trouvant plus en librairie lors de la parution de la recension. Le risque est grand d’une fermeture du champ intellectuel français, car les grands chercheurs publient de préférence aux États-Unis : les éditions La Découverte sont alors dans la situation de devoir traduire des publications de chercheurs français édités aux États-Unis. Un bon usage des subventions associé à une évaluation critique de qualité, proche du système de validation scientifique en place aux États-Unis, permettrait de « sauver » l’édition de sciences humaines en France.
Enfin, comparant l’état de l’édition de sciences humaines en France et aux États-Unis, où la situation est également critique, François Gèze se rapproche de la position optimiste de Robert Darnton sur l’édition électronique et ses promesses pour les ouvrages à faible diffusion, tout en observant cependant que les lecteurs restent encore fort peu nombreux.
Dialogue avec des éditeurs
La table ronde qui suivit permit à différents éditeurs de présenter leur métier et leurs maisons et de dialoguer avec le public. Deux idées principales se dégagèrent : le plaisir d’éditer et la forte motivation individuelle que cela représente, et les incertitudes sur l’édition électronique.
Le livre est une aventure intellectuelle que l’on partage avec d’autres, et l’édition est un lieu de liberté où l’éditeur peut décider seul de ce qu’il souhaite publier, selon Marc Perelman, créateur des éditions de la Passion, définition à laquelle paraît s’accorder Marc Kopylov, directeur des éditions des Cendres et éditeur, fin 2000, d’une édition augmentée des Fous littérairesd’André Blavier. Marc Jammet souligna le savoir-faire de l’éditeur et insista sur la satisfaction particulière de publier un livre, ce plaisir étant le même pour les livres scolaires, domaine relevant pourtant plus du service que de la création. Christian Bourgois ajouta que l’édition était une succession de surprises heureuses et malheureuses et qu’il gardait le même plaisir « de voir arriver 3 livres sur [son] bureau tous les 15 jours ».
L’édition électronique semblait intéressante, mais plus lointaine dans les préoccupations immédiates des intervenants, à l’exception de Pierre Varrod, directeur général des éditions Le Robert, qui signala que la tradition des dictionnaires s’accommodait fort bien de l’édition électronique. Le Robert, dictionnaire analogique, se prête parfaitement au support cédérom. Une architecture numérique accentue son caractère utilitaire et créatif. En revanche, il n’est pas envisageable de mettre ces données gratuitement sur Internet, ce qui confirma les propos de Marc Minon sur le souci des éditeurs d’acquérir sécurisation et rémunération de leurs produits pour envisager leur mise en ligne.
Cette rencontre à la même table d’éditeurs indépendants ou appartenant à des groupes aurait pu donner lieu à des échanges passionnants, mais le souci consensuel de chacun d’en rester à la passion très personnelle d’éditer et à la nécessité de ne pas tout publier, priva la salle d’un véritable débat sur les enjeux et les données économiques de l’édition ; elle était en décalage avec les exposés plus critiques et plus réalistes précédents et sembla reléguer à quelque vague arrière-plan l’influence du facteur économique sur les types de livres publiés. Pourtant, la remarque de Pierre Varrod : « Ma marge d’erreur, c’est 500 000 francs » et les réactions gênées de certains des participants à ces propos montrèrent fort bien l’hétérogénéité des situations. L’économie était réintroduite, le poids de chaque type d’édition prenait une dimension très concrète, et l’intérêt d’être éditeur aujourd’hui retrouvait alors tout son sens, ses difficultés et son professionnalisme.