Histoire de la documentation en France
culture, science et technologie de l'information : 1895-1937
Sylvie Fayet-Scribe
L’histoire de l’émergence de la documentation en France dans la première moitié du XXe siècle n’a pas jusqu’ici suscité une littérature très abondante : l’article de Bruno Delmas, « Une fonction nouvelle : genèse et développement des centres de documentation » 1, restait la synthèse la plus accessible, et tout juste pouvait-on citer certains travaux de Sylvie Fayet-Scribe, historienne et maître de conférences à Paris I, publiés sur des supports plus familiers des professionnels de l’information et de la documentation que des historiens, puisqu’il s’agit d’articles de Documentaliste-Sciences de l’information et de publications électroniques dans la revue en ligne Solaris dont elle est cofondatrice.
On ne peut donc que se réjouir de la voir publier un ouvrage plus vaste sur la question, qui reprend en partie ses travaux antérieurs en les refondant, et qui a bénéficié de l’apport précieux d’archives inédites, publiques mais aussi privées, notamment celles d’Éric de Grolier. La période étudiée va de la création à Bruxelles en 1895 de l’Institut international de bibliographie (IIB), à la tenue en 1937 à Paris du congrès mondial de la documentation universelle dans le cadre de l’Exposition internationale des arts et techniques.
On voit qu’une histoire de la documentation en France ne peut en effet, pour la période considérée, faire l’impasse du caractère international, voire internationaliste de son objet d’étude : le précurseur, Paul Otlet, est belge, tout comme Henri La Fontaine, avec qui il crée le Répertoire bibliographique universel (RBU), et la Classification décimale universelle (CDU) ; ils partagent avec le général Hippolyte Sebert (1839-1930), propagateur de leurs idées en France, un même idéal universaliste (passant par exemple par la défense de l’espéranto), et s’ils cherchent des appuis institutionnels, ils privilégieront toujours le rôle des associations, nationales et internationales – on ne parlait pas encore d’organisations non gouvernementales (ONG), mais c’est bien de cela qu’il s’agit.
Succession et imbrication d’associations
À cet égard, l’ouvrage est une passionnante histoire de la succession et de l’imbrication d’associations qui, pendant un demi-siècle, font émerger la science de l’information et de la documentation en l’arrachant bon gré mal gré à la sphère de la bibliothèque-musée. Ainsi l’IIB déjà cité, devenu Institut international de documentation en 1931, qui vise à élaborer le répertoire bibliographique universel, et qui servira de socle en 1937 à la Fédération internationale de documentation (FID) ; son correspondant pour la France, le Bureau bibliographique de Paris (BBP) fondé en 1898, qui devient en 1924 le BBF (sic !), Bureau bibliographique de France, et s’appellera Association d’information documentaire (AID) de 1944 à 1946 avant de disparaître en 1950 ; et, bien sûr, l’Union française des organismes de documentation (UFOD), créée à Paris en 1932 et qui fédérera les premiers vrais centres de documentation spécialisés.
Toutes ces associations et tous ces réseaux partagent une même volonté de traiter le document d’abord comme contenu (l’information), et l’on sait combien le culte du contenant (le livre), pour des raisons historiques, pèse à l’époque sur les bibliothèques en France. Leur œuvre majeure consiste notamment à dissocier la science de l’information des autres acceptions de la « bibliographie », terme trop large recouvrant aussi bien la bibliologie, la bibliographie matérielle, que l’analyse documentaire au sens moderne du terme ; de ce point de vue, le combat pour le dépouillement des périodiques apparaît comme central de la mission qu’ils se donnent (notamment dans le cadre du RBU), et très révélateur également, déjà, du clivage entre sciences humaines et lettres d’une part, et sciences exactes et techniques d’autre part. On est frappé par l’ambition encyclopédique de leur entreprise, et il faut attendre le développement de centres de documentation spécialisés dans l’entre-deux-guerres pour que le congrès de 1937, tout en posant les fondements de la FID, abandonne, à regret semble-t-il, un répertoire universel trop lourd à mettre en œuvre.
Documentation et lecture publique
La dernière partie de l’ouvrage n’est pas la moins intéressante pour les historiens des bibliothèques, car elle va nourrir le débat déjà riche sur le développement de la lecture publique entre les deux guerres en France. En effet, le dernier chapitre, intitulé « La priorité à l’usager », souligne la proximité (en termes d’investissement humain et de rejet de la bibliothèque traditionnelle) entre les associations qui construisent la documentation et celles qui promeuvent la lecture publique, en particulier l’association des anciens élèves de l’école franco-américaine des bibliothécaires à Paris, et surtout l’Association pour le développement de la lecture publique (ADLP, 1936-1941) : ce sont les mêmes hommes et femmes, en particulier le couple Éric et Georgette de Grolier, qui, en rupture avec « le cadre étroit et étouffant des bibliothèques », se battent tant pour la documentation et l’information scientifique et technique (« savoir s’informer ») que pour la lecture publique (« faire lire »).
Les éléments fournis par leurs archives viennent donc conforter les apports de Laure Léveillé 2. Georgette de Grolier travaille d’ailleurs à la bibliothèque du CARD (Comité américain pour les régions dévastées), tandis que son époux Éric est secrétaire général du BBF dans les années trente. Le couple fonde en 1933, à travers l’Association des anciens élèves de l’école des bibliothécaires franco-américaine à Paris (la fameuse « école des chartes du Far West »), la Revue du livre et des bibliothèques pour couvrir « les aspects modernes du travail des bibliothèques et des centres de documentation », créneau qu’ils estiment visiblement délaissé par l’Association des bibliothécaires français (ABF) et la Revue des bibliothèques ; ils se veulent évidemment les vrais héritiers d’Eugène Morel, à qui leur revue rend un vibrant hommage en 1934. Et, de fait, Eugène Morel a présidé le BBP, Ernest Coyecque en est membre dès 1922, quant à Henri Lemaître « [il] est lui aussi membre du BBP, de l’UFOD, de l’ADLP et de l’ABF ». Il ne manquerait parmi les grands noms de la lecture publique que Gabriel Henriot 3, dont Sylvie Fayet-Scribe rappelle cependant l’intérêt pour les « offices d’information » auxquels il consacre une communication en 1925.
La défense de l’information, du document et le primat de l’usager vont donc de pair pour toute cette génération d’hommes et de femmes qui se définissent comme des bibliothécaires modernes. En revanche, on pourra regretter – mais c’eût été sans doute sortir par trop des limites du sujet – une vision en creux des « autres » bibliothécaires : sur la lecture publique, l’ABF n’est pas alors, loin de là, un foyer monolithique de résistance, et les chartistes non plus : Coyecque et Lemaître en sont deux illustrations exemplaires. De même, Louise-Noëlle Malclès ou Yvonne Oddon, classées parmi « les femmes qui ont fait la documentation », ne sont pas moins bibliothécaires parce qu’elles ont été des professionnelles d’avant-garde de la documentation.
Toute la difficulté d’une définition est donc de distinguer sans séparer artificiellement, et une partie de l’histoire des bibliothèques et de la documentation est faite de ce paradoxe : l’identité historique des documentalistes passe par un demi-siècle décisif dont les acteurs sont, en partie au moins, des bibliothécaires particulièrement novateurs et en conflit avec la pensée dominante de leur milieu. Ce n’est pas le moindre mérite de Sylvie Fayet-Scribe que de le rappeler, y compris à des bibliothécaires souvent ignorants du passé des professions de l’information. Saluons donc une œuvre stimulante et très documentée, dont on espère qu’elle suscitera de nouvelles recherches sur l’histoire de nos professions.