América : Cahiers du Criccal
Le Livre et la lecture
Le CRICCAL (Centre de recherches interuniversitaires sur les champs culturels en Amérique latine), qui regroupe quelque 80 chercheurs et enseignants, consacre le 23e volume de ses Cahiers à un thème rarement traité et peu accessible en France : le livre et la lecture en Amérique latine. Quatorze contributions – tantôt en français, tantôt en espagnol – d’auteurs de diverses nationalités, dont certains ont de nombreuses publications à leur actif, permettent une approche en pointillé de ce vaste sujet, chacune d’elles approfondissant un aspect très spécifique.
De l’influence occidentale…
L’introduction présente d’emblée le paradoxe du sujet : dans ces pays marqués par une longue colonisation espagnole ou portugaise, le taux d’analphabétisme reste élevé, bien que fortement contrasté entre et à l’intérieur de chaque pays. Or le livre est très étroitement lié à cette colonisation. La découverte de l’imprimerie a précédé de peu celle de l’Amérique et c’est au nom du Livre – la Bible – que s’est imposée la colonisation. Celui-ci apparaît très présent tant dans la démarche de Christophe Colomb que dans la chute de l’Inca à Cajamarca. Aujourd’hui encore, comme en témoignent plusieurs de ces articles, ce lien créé par la colonisation conserve une forte empreinte dans l’évolution de l’édition et de la presse, longtemps dominées par le marché et l’influence des pays occidentaux.
C’est à travers trois chapitres que s’articulent les diverses contributions : le premier aborde la politique du livre à travers la mise en place de stratégies nationales ou internationales, le deuxième la diffusion du livre tandis que le troisième, intitulé « Lecture », relève davantage de l’étude littéraire.
… à la définition de politiques nationales du livre
Les deux premiers articles qui introduisent la politique du livre sont les seuls à s’attacher – dans sa globalité – à la problématique du livre en Amérique latine. L’un (A. Marquez Rodriguez) est une réflexion personnelle sur les problèmes auxquels se heurte le développement du livre et de la lecture. Le second retrace le long travail entrepris par l’Unesco à travers le Cerlalc (Centre régional pour le développement du livre en Amérique latine) depuis sa création en 1971. F. Ainsa, qui en fut l’un des membres fondateurs, analyse la mise en oeuvre et les retombées des deux objectifs poursuivis pendant trente ans : définir une série de mesures et de lois permettant de créer un cadre d’échange continental, susceptible de s’ouvrir au marché mondial, et inciter chacun des pays membres à mettre en place une politique nationale active en faveur du livre, en prenant en compte l’ensemble du secteur concerné (papier, imprimeur, éditeur, auteur, diffuseur, libraire et bibliothèque) et en considérant à la fois l’impact économique et culturel du livre. Cette démarche a permis de mettre en évidence le rôle régulateur de l’État dans un secteur essentiellement détenu par le privé, mais elle a surtout fait émerger la notion nouvelle de « produit culturel ».
Or, si le livre relève à la fois de l’économique et du culturel, il a aussi une dimension politique. Deux intéressants articles consacrés l’un au Mexique (C. Fell), l’autre au Chili (S. Decante) analysent la difficile mise en oeuvre d’une politique du livre à deux moments précis de leur histoire respective : en 1921, pendant la République mexicaine, et à la sortie de la dictature pour le Chili.
De la création et de la diffusion d’ouvrages…
C’est une mosaïque de six articles présentant des réalisations très diverses qui pose dans la deuxième partie et sous le titre « Diffusion du livre » le problème de la création du livre et des obstacles qu’il a à franchir pour parvenir à son lectorat potentiel.
La part importante qui est faite à la littérature de jeunesse (trois textes) témoigne de l’importance du sujet dans des pays où la population jeune a un poids démographique très lourd et dans lesquels l’enjeu de l’éducation reste primordial pour la lutte contre l‘analphabétisme. Malgré des contextes historiques et politiques très différents, ces contributions consacrées chacune à un pays où la production de livres pour enfants est reconnue en Amérique latine (Cuba, Colombie, Venezuela), convergent vers une problématique identique : la difficulté de faire émerger une vraie littérature, dégagée de toute finalité pédagogique ou morale, ou de références aux pays occidentaux. Le rôle de l’État – frein lorsqu’il y a censure, ou moteur – est particulièrement mis en évidence pour Cuba et la Colombie. Actuellement, ces pays voient émerger une nouvelle génération de créateurs, associant souvent l’illustration restée jusque-là la parente pauvre du secteur. Encore faut-il que l’effort soit relayé par les éditeurs et les prescripteurs pour que ces ouvrages puissent parvenir à leurs lecteurs.
Les trois autres articles de ce chapitre sont beaucoup plus éclectiques dans leur forme et leur thème. Entre le bilan de la collection Archivos qui s’intègre dans un projet international d’édition critique de grands classiques, et l’analyse de l’impact du roman-feuilleton sur la lecture au Mexique, l’article de N. Fourtane, qui rapporte une expérience péruvienne particulièrement originale, témoigne de la complexité de l’approche du livre dans cette société multiculturelle et multiethnique. Pour lutter contre l’analphabétisme et les inégalités qui en résultent, le réseau des bibliothèques rurales de Cajamarca, pris en charge par les paysans eux-mêmes, a développé une politique active d’autoformation. Face à la pénurie d’ouvrages adaptés, il a choisi de procéder à la sauvegarde du patrimoine traditionnel oral en l’éditant sous la forme d’une « encyclopédie paysanne » thématique qu’il rediffuse dans les communautés 1.
… à la lecture savante
En ayant recours à des contributions très diverses, autour d’un thème fédérateur, ce volume permet une approche différenciée d’une réalité que l’on a toujours du mal à appréhender dans ses contrastes et sa richesse. Toutefois la formule présente également certains inconvénients dont le risque d’éparpillement, mais aussi la différence de niveau des articles qui vont d’une relation documentée d’expérience à des études approfondies, textuelles ou historiques.
Le dernier chapitre s’inscrit ainsi en rupture avec ce qui précède en proposant trois lectures critiques d’auteurs aussi divers que Juan Rulfo, Gabriel Garcia Marquez et Alvaro Mutis. Ces articles très riches, mais qui impliquent une connaissance préalable des oeuvres, relèvent de la recherche en littérature et ouvrent d’autres perspectives. Par ailleurs, ils manquent d’une articulation qui aurait pu être, comme peut le laisser penser le travail sur l’adaptation du Joueur de flûte d’Hamelin, l’influence occidentale dans la littérature latino-américaine. Le titre du volume peut également prêter à confusion. Dans la continuité des premiers chapitres, on s’attend davantage à rencontrer un acteur du livre qui n’apparaît qu’en filigrane, le lecteur.