Bibliothèque bleue et littératures de colportage.
Isabelle Masse
Organisé par la bibliothèque municipale à vocation régionale (BMVR) de Troyes, en collaboration avec l'École nationale des chartes, un colloque international, « Bibliothèque bleue 1 et littératures de colportage » a rassemblé de grands spécialistes internationaux du sujet, les 12 et 13 novembre 1999 dans l'auditorium du musée d'Art moderne de Troyes.
Perspectives nouvelles et interrogations inédites
Après l'hommage rendu par Henri-Jean Martin, historien du livre, à Louis et Alfred Morin 2 – dont la collection personnelle des livrets de la Bibliothèque bleue de Troyes figure dans les fonds de la BMVR –, Roger Chartier, de l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales), présenta un historique de la recherche sur le sujet. C'est avec la parution en 1964 de l'ouvrage de Robert Mandrou, De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles : la Bibliothèque bleue de Troyes 3, que celle-ci devient un objet de recherche universitaire. La publication par Alfred Morin en 1974 du Catalogue descriptif de la Bibliothèque bleue de Troyes ouvre de nouvelles perspectives de recherche sur l'origine et la migration des textes, sur les publics – divers et mêlés socialement, pas uniquement populaire –, l'imagerie, l'évolution des éditions successives. Pour aborder ces répertoires d'une façon neuve et inédite, après une période de moindre intérêt de la part de l'historiographie, Roger Chartier proposait de replacer le cas français dans un contexte européen, voire américain, de se consacrer au répertoire textuel et au public populaire.
C'est à la diffusion de la Bibliothèque bleue que fut consacrée la première matinée. Jean-Dominique Mellot, de la Bibliothèque nationale de France, évoqua la Bibliothèque bleue de Rouen où, dès la fin du XVIIe siècle, de nombreux imprimeurs éditent almanachs et ouvrages populaires. Puis ce furent les réseaux de colporteurs dans l'Europe moderne et les mécanismes économiques qui commandent le commerce du colportage, décrits par Laurence Fontaine, de l'European University Institute, à Florence. Quelques familles venues du Briançonnais, de Normandie, et d'Italie, quelque 2000 vendeurs ambulants se sont imposés. Leur force, leur efficacité, leur succès dans une profession alors en crise, peuvent probablement s'expliquer par les modes d'organisation marchande – l'importance du rôle de la confiance entre les individus, celui de la force de la communauté –, mais aussi par la force des parentés, les réseaux familiaux qui se trouvent au cœur du système.
Le répertoire : textes et images
Romans de chevalerie et contes figurent parmi les grands succès de la Bibliothèque bleue. La révolte des Quatre Fils Aymon – le plus célèbre des romans de chevalerie édités dans les livrets de colportage – fut le thème de l'intervention de Sarah Baudelle-Michels, de l'université de Lille III. Ce roman fut imprimé pour la première fois en 1485, puis transcrit par les éditions de la Renaissance. Dans les livrets de colportage, les modifications de style rendent le texte initial plus lisible.
Deux contes furent analysés et comparés par Lise Andriès, du CNRS : l'histoire de la fée-serpent Mélusine, et celle d'Orson, enlevé par des ours. Édités pour la première fois au XVe siècle, ils le seront régulièrement par la suite. Des éditions de la Renaissance aux rééditions de la i, des redondances lexicales sont supprimées, des adaptations sont faites dans un souci de rentabilité – le gain de place –, mais la trame narrative reste la même.
Vincent Milliot, de l'université d'Orléans, a étudié un des thèmes présents dans la Bibliothèque bleue : la ville. La ville et ses mirages, la ville source de détresse morale, de malheur, d'inquiétude, y est présentée de manière réaliste : les misères des métiers – notamment des apprentis, domestiques, garçons chirurgiens, ou garçons boulangers 4 –, les cris, les embarras de Paris, les cabarets, les guinguettes des barrières.
Les images, les illustrations de la Bibliothèque bleue ont donné lieu à trois interventions. Marie-Dominique Leclerc, de l'université de Reims, s'est intéressée au réemploi des bois gravés dans les livrets, à la manière dont ils circulaient d'un atelier à l'autre ; Marie-France Noël, du musée des Arts et traditions populaires, à la filiation des livres illustrés depuis la Renaissance à travers les Figures de la Sainte Bible ; et Hélène Bouquin, élève à l'École nationale des chartes, à l'illustration du roman de Mélusine dans les éditions « populaires » du XVIIe siècle.
Les bibliothèques bleues étrangères
Des formes de littérature populaire ont existé dans d'autres pays. Pour l'Espagne, Jean-François Botrel, de l'université de Rennes 2, et Victor Infantes, de l'université de Madrid, ont décrit cette production imprimée – les historias de cordel, ainsi nommées parce que ces textes étaient suspendus à des cordelettes –, vendue dans la rue par des colporteurs aveugles qui criaient ou chantaient leurs textes. Au Brésil, cette littérature existe encore dans les marchés ou les gares routières. Ce sont les foliotos de feira, dont un des thèmes, l'histoire de Geneviève de Brabant, fut analysé par Idelette Muzart-Fonseca dos Santos, de l'université de Paris X-Nanterre.
En Angleterre, des livrets, les chapbooks, étaient colportés dans le pays. Catherine Velay-Vallantin, de l'EHESS-CNRS, évoqua la traduction des contes de Perrault en Angleterre, notamment Le Chat botté, en anglais The Master Cat or Puss in Boots. La toute dernière intervention « Des Messagers boiteux/Hinkende Boten à la Bibliothèque bleue : filiations textuelles et rapports interculturels » fut prononcée par Hans-Jürgen Lüsebrink, de l'université de Sarre. Le Messager boiteux, almanach populaire en Europe de 1650 à 1850, est un ouvrage, souvent le seul présent dans les foyers, dont la parution annuelle permet d'apprendre à se repérer dans le temps et l'espace, d'apprendre l'histoire, la géographie, l'actualité, et transmet un certain nombre de connaissances (santé, agriculture, hygiène, morale). Hans-Jürgen Lüsebrink souligna les traits communs de la Bibliothèque bleue et du Messager boiteux : un caractère transnational et interculturel, une structure sous forme de livrets, une perméabilité à d'autres textes et discours qu'ils s'approprient en les adaptant et les transformant.
Actuellement, l'insuffisance de la dimension bibliographique est mise en évidence par le repérage d'éditions dont tous les exemplaires ont disparu ou sont ignorés; l'accroissement des connaissances a eu pour effet d'approfondir les incertitudes quant à l'interprétation. Les savoirs sont donc encore à construire, l'étude des auteurs, rarement identifiables, l'identité indécise de ceux qui ont été appelés les remanieurs (éditeurs, protes, petits lettrés), les décisions des ouvriers des ateliers, fondamentales dans la forme de la page, ou l'étude du rapport texte-images. Ces éditions modestes peuvent encore susciter des interrogations ou des propositions originales essentielles pour comprendre l'histoire des cultures et des sociétés.