Politiques locales et enjeux culturels
les clochers d'une querelle, XIXe-XXe siècles
En cette fin de siècle, faut-il considérer comme un nouvel avatar de la passion historique et « commémorationnelle » l'éclosion des « comités d'histoire » depuis une vingtaine d'années ? Quoi qu'il en soit, on sera peut-être surpris d'apprendre qu'il existe présentement une petite cinquantaine d'institutions de ce type, réunies dans un club des comités d'histoire qui les présente dans un guide publié par le secrétariat d'information du gouvernement (SIG) et dont les activités concernent un ministère, une entreprise ou un secteur tel que, par exemple, la sécurité sociale, l'aluminium ou la comptabilité publique.
Depuis 1993, le ministère de la Culture a officiellement son propre comité, présidé par Augustin Girard, ancien chef du département des études et de la prospective (DEP) de cette administration, et qui a une bonne douzaine de publications à son actif 1. Ces ouvrages, qui rendent bien compte des missions de ce genre d'institutions (la sauvegarde et la valorisation des sources archivistiques, l'aide à la recherche historique et la diffusion des connaissances), sont de cinq sortes : publication de textes historiques, manuels à l'intention des chercheurs, travaux de recherche, actes de colloques (dont l'un sur André Malraux et l'autre sur Jacques Duhamel) et enfin recueils de communications faites dans des groupes de travail thématiques.
C'est à cette dernière catégorie qu'appartient l'ouvrage dont nous rendons compte ici. Première compilation des travaux du groupe de travail qui fonctionne depuis 1996 sur « les politiques culturelles locales » – il y en aura d'autres, puisque ce groupe très actif continue de fonctionner –, il met clairement en évidence l'immensité de la tâche qui attend les chercheurs ou les étudiants qui désirent étudier l'histoire culturelle locale. Par quoi en effet commencer ? Par une monographie de ville ? Mais dans quelles limites temporelles ? Et autour de quelle problématique (la genèse des institutions, les choix budgétaires, la naissance d'une identité culturelle, l'histoire des rapports de force entre élus, institutions et personnalités locales) ? Par l'histoire d'un secteur ou d'une institution municipale ? Par le portrait d'un « grand homme de la culture » ? Par l'étude d'un moment fort de la politique culturelle (mise en œuvre d'une loi, réforme d'une institution ou d'une profession, querelle intellectuelle autour d'un enjeu artistique, impact d'un événement national sur le champ culturel, changement d'équipe municipale, mise en place de la décentralisation, etc.) ? Par l'analyse des rapports entre l'État et une ou des collectivités territoriales ?
De multiples querelles
Toutes ces entrées se trouvent dans ce très dense ouvrage de plus de 450 pages, riche d'une vingtaine de contributions dont une importante bibliographie de Philippe Poirrier. Le fil conducteur donné dans son introduction par Vincent Dubois autour d'un jeu de mots (la querelle de clochers transformée en « clochers d'une querelle ») peine à rendre compte de la variété des approches. Peut-on résumer le monde culturel à une « querelle », et laquelle ? En fait, l'ouvrage pointe de multiples « querelles » : outre les luttes politiques dont la culture est l'enjeu, il y a les conflits de compétence entre l'État et la commune, les rapports difficiles entre élus et professionnels, les conflits au sein d'une profession, etc. Pour donner quelque cohérence à l'ensemble, les responsables de la publication rassemblent les contributions autour de quatre entrées, dont une consacrée à la lecture publique. Après avoir traité des relations entre le local et le national, pour montrer que l'histoire des politiques publiques de la culture est loin de se résumer à un centralisme culturel d'État et se caractérise aussi bien par l'affirmation d'identités de ville sous l'influence de personnalités politiques ou artistiques de poids, le livre focalise sur les bibliothèques, dont Martine Poulain fait un « miroir de l'histoire culturelle ». Suivent une troisième partie consacrée aux relations entre élus et acteurs culturels (le Théâtre du Huitième arrondissement de Lyon dans les années soixante constitue un cas de figure passionnant) et une inattendue quatrième partie sur le communisme culturel.
Bibliothèques et bibliothécaires
Les lecteurs du BBF se pencheront avec intérêt sur les trois monographies consacrées aux bibliothèques et aux bibliothécaires, sans compter l'étude de Marine de Lassalle sur « le rapport local-national dans les politiques de lecture publique », qui porte sur l'action de l'État depuis 1945. Mariangela Roselli nous introduit aux origines des bibliothèques populaires, qui sont reconnues par les pouvoirs publics vers 1873-1875, en étudiant le cas de la Drôme et de l'Ardèche. Et c'est pour nous indiquer que les discours et les pratiques n'obéissent pas à un modèle uniforme à la différence de ce qui naîtra plus tard autour de la notion de lecture publique.
Se rapprochant de notre ère, Olivier Tacheau nous initie à l'histoire complexe des syndicats de bibliothécaires entre les deux guerres. C'est un bon moyen pour comprendre comment une profession se constitue à travers un statut social, un système de représentation et surtout une définition du corps excluant ceux qui n'obéissent pas au modèle de service public admis par ses membres. En clair, l'auteur raconte les conflits inexpiables entre bibliothécaires nationaux et leurs collègues municipaux autour de la création de l'ABF (Association des bibliothécaires français), la naissance d'un syndicat concurrent des bibliothécaires nationaux de province (SBNP), très strict quant à la définition de ses adhérents, les tentatives d'unification des trois corps existants (parisiens, municipaux et universitaires) et les débats autour de la loi de nationalisation de 1931. Enfin, il est encore question de concurrence, dans la communication d'Isabelle Charpentier, qui analyse la compétition entre réseaux de lecture publique (bibliothèques départementales de prêt versus centres ruraux de lecture et de documentation soutenus par des conseillers généraux) dans l'Aisne après les lois de décentralisation.
Un dernier mot, qui n'est pas de conclusion, mais qui pourrait être une recommandation. L'ouvrage embrasse très légitimement deux siècles, le XIXe et le XXe, mais privilégie bien évidemment le siècle qui s'achève, notamment l'après-1945, une seule communication (sur les syndicats de bibliothécaires) se situant avant et après 1900. Peut-être pourrait-on rassembler les textes, non par thèmes, mais par périodes, dans la mesure où les problématiques envisagées, qu'il s'agisse des rapports entre local et national ou des processus d'institutionnalisation et de professionnalisation, n'ont guère de cohérence d'un siècle à l'autre.