Genèse de la croyance littéraire
Ce n'est pas la première fois que la revue Actes de la recherche en sciences sociales s'intéresse de près aux lecteurs, à leurs lectures et à leurs pratiques de lecture 1. On sait l'intérêt que Pierre Bourdieu, directeur de la revue, porte à ces questions qui entrent totalement dans le champ de la sociologie. Ce numéro explore donc, en quatre articles, les voies et les pratiques de la lecture du point de vue des sociologues, attentifs aux représentations aussi bien qu'aux réalités.
Liseur et lecteur
On sait depuis longtemps qu'il y a deux types de lectures. L'une, la lecture littéraire, celle du liseur 2, esthète, le « lire pour lire », lecture forte d'une distanciation réflexive par rapport au texte, dont la relation au sens, à la forme, à l'auteur, est la fin principale, donne la légitimité culturelle. L'autre, la lecture ordinaire, celle du lecteur, s'ancre dans la vie quotidienne, dont elle réactive l'intérêt, aussi bien par le divertissement (lecture d'évasion) que par le souci d'apprendre (lecture didactique ou pratique), ou même de trouver son salut (lecture d'amélioration de soi). Bien entendu, il peut y avoir des passerelles entre lecture lettrée et lecture ordinaire, et le liseur le plus expert et le plus esthète se laisse parfois aller au phénomène d'identification aux personnages d'un monde fictif, tandis qu'il arrive aussi bien au lecteur, même novice, d'apprécier la qualité artistique formelle d'un texte.
On ne naît pas lecteur, on le devient, c'est dire l'importance capitale de la formation au fait littéraire. Pourtant, toutes les enquêtes confirment que plus les élèves vont à l'école et moins ils lisent de livres, « plus on leur fait lire des auteurs classiques 3et plus ils préfèrent les oeuvres de Stephen King ».
En réalité, les auteurs de La lecture au collège : de la foi du charbonnier à une pratique sans croyance montrent bien, à l'aide de tableaux d'enquête statistique, que la désaffection pour la lecture n'a pas une explication simple. A la lecture spontanée des élèves du collège, pour le plaisir, où les textes lus servent avant tout à l'investissement personnel, se substitue au lycée la norme légitime de lecture littéraire qui disqualifie la première, et à laquelle bien des adolescents d'aujourd'hui ne sont pas préparés, ni par leur statut social, ni par l'environnement moderne, ni par leur langage oral. Les exercices scolaires qui ont été élaborés à la fin du XIXe siècle et qui fondent la légitimité culturelle, à la fois des belles-lettres et de la connaissance savante, nécessitent effectivement une compétence littéraire interdite à beaucoup.
A l'âge adulte
Ceci se retrouve à l'âge adulte, où le lectorat se distingue selon l'âge, le milieu social ou le sexe, mais où la lecture littéraire semble réservée à un public restreint de lettrés, attentifs avant tout au « plaisir du texte ». Les lectures spontanées sont avant tout pratiques et fonctionnelles, et quand il s'agit de littérature, on recherche principalement le divertissement. Pour ce faire, il ne doit pas y avoir d'obstacle sémantique ou syntaxique majeur, le monde du texte (monde fictif) doit être reconnu, familier, même s'il peut y avoir des écarts entre le connu et l'inconnu, la familiarité et l'étrangeté, le même texte pouvant être appréhendé très différemment par des lecteurs différents.
D'ailleurs, pour chaque individu, les goûts évoluent, les pratiques de lecture se transforment au fil des expériences, des rencontres, des succès, des échecs, ou des usages qu'on en fait. Et, s'il y a une satisfaction peut-être illusoire dans la participation imaginaire à un monde fictif, bien des lecteurs le sentent et trouvent quand même toujours quelque chose à prendre pour leur vie quotidienne, et en tout cas le désir de continuer à lire, activité gratifiante. Les auteurs disqualifiés culturellement (littérature de genre, particulièrement le roman rose) font aussi des lecteurs qui se disqualifient et qui se stigmatisent eux-mêmes 4, tant le discrédit est grand aussi bien d'avoir écrit ces livres que de les lire.
Les auteurs ont même tendance à en rajouter, surtout s'ils sont d'origine populaire, comme Denise Roux, « héroïne » de l'article Romance et ethos populaire qui écrit dans la presse populaire féminine. Bien qu'ayant aimé les auteurs « classiques » à l'école, c'est la presse populaire féminine qui lui a servi, une fois adulte, de guide littéraire et même pratique. Elle a pu ainsi échapper à la censure des sentiments très forts dans son milieu, et se mettre à écrire des poèmes 5 et des nouvelles pour cette même presse où elle se reconnaît. Mais elle y reconnaît aussi parfaitement que la romance est génératrice d'illusions trompeuses, en évacuant notamment tout réalisme. Aussi quand elle écrit, elle s'oppose à l'optimisme de rigueur et s'efforce, tout en restant dans le cadre obligé, de dénoncer les stéréotypes, seule façon de « restaurer une estime de soi ».
Bref, ces quatre articles 6, savants mais non jargonnants, illustrés quand il le faut de tableaux et d'encadrés fondés sur des enquêtes particulièrement signifiantes, confirment qu'Actes de la recherche en sciences sociales doit figurer en bonne place dans beaucoup de bibliothèques, et que certains numéros concernent au premier chef les bibliothécaires.