Trésors des bibliothèques de Lorraine

par Yann Sordet
Sous la direction de Philippe Hoch. Paris : Association des bibliothécaires français, 1998. 317 p. : ill. ; 35 cm. ISBN 2-900177-16-2. 265 F

Cet ouvrage consacré au patrimoine écrit et graphique des bibliothèques de Lorraine est un très beau volume, à la présentation particulièrement soignée. La richesse de l'illustration et le contenu de la plupart des notices en font un objet de délectation autant que d'érudition.

Il s'agit avant tout du catalogue d'une exposition collective et itinérante, fruit d'une coopération à la fois régionale et franco-allemande puisque, accueillie successivement au cours de l'année 1998 par une institution du chef-lieu de chacun des quatre départements lorrains (Musée lorrain de Nancy, musée du Barrois, musée départemental d'Épinal et ancienne église Saint-Pierre-aux-Nonnains de Metz). L'exposition sera également présentée en Sarre (Stadtbibliothek et Historisches Museum de Sarrebruck) en 1999. En l'absence d'une agence régionale de coopération entre bibliothèques, le dynamisme du groupe lorrain de l'abf n'est pas pour peu dans le succès de l'opération et la qualité du catalogue.

Exposer les « trésors » des bibliothèques

Le type de l'exposition de trésors est assez traditionnel, toute bibliothèque aux fonds patrimoniaux se devant de sacrifier régulièrement à ce rite, en faisant si possible varier les éclairages et en renouvelant la réflexion qui préside à la sélection des pièces. Ainsi, c'est sous ce même intitulé que les bibliothèques de Grenoble en 1972, de l'Arsenal en 1980 ou de Rouen en 1988 avaient présenté leurs plus belles pièces.

Récemment encore, la Bibliothèque nationale de France a publié, sous le titreMémoires et merveilles 1, le catalogue des « trésors » qu'elle avait exposés à Washington en 1995. Depuis une dizaine d'années, de telles manifestations ont été montées dans un cadre régional, par exemple en Bretagne (1989) et en Picardie (1991). Mais l'opération n'est pas forcément aisée. La cohérence de l'ensemble n'étant pas liée à un sujet ou à un thème spécifique, mais à l'appartenance des pièces à une ou plusieurs collections données, toute la difficulté est d'organiser une matière souvent diverse et d'assurer une homogénéité de la présentation.

205 pièces ont été sélectionnées, provenant de dix-sept bibliothèques de la région Lorraine. A côté de bibliothèques municipales Metz, Remiremont, Saint-Mihiel, Toul, etc., dont les missions patrimoniales sont mieux identifiées du public, sont représentées des collections universitaires (Nancy), de sociétés savantes (Académie de Metz), de musées (Musée lorrain à Nancy) ou ecclésiastiques (du diocèse de Nancy et de celui de Metz). Trente auteurs ont été sollicités pour la rédaction des notices et des articles de synthèse qui figurent en tête du volume.

Il existe, en simplifiant, deux grands types de catalogues d'expositions consacrées aux fonds anciens, rares et précieux des bibliothèques, comme aux livres en général. Dans le premier, hormis les préfaces et textes de présentation obligés, les pièces présentées constituent le corps principal du volume. Les illustrations y sont accompagnées de notices longues, précises et toujours érudites, justifiant de la sélection dont l'ouvrage a fait l'objet, donnant l'état de la recherche et les dernières identifications. Un remarquable exemple nous en fut récemment fourni par le catalogue de l'exposition Des livres rares 2, menée à bien par la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France.

L'autre type de catalogue, dont relève les Trésors des bibliothèques de Lorraine, est organisé en deux parties nettement différenciées, la première réservée à des études générales, la seconde consacrée aux pièces exposées, dont les notices sont en général plus courtes. Cette dichotomie est ici renforcée par des choix de présentation : les textes de la première partie sont imprimés à pleine page sur un beau papier vergé, et illustrés de clichés en noir et blanc et en couleur ; la seconde partie offre des illustrations toutes en couleur et des notices imprimées sur trois colonnes dans un caractère plus petit, sur un papier glacé.

Cinq études régionales d'histoire du livre et des bibliothèques

Des contributions qui occupent la première moitié du volume, nous retiendrons tout particulièrement la première. Philippe Hoch, de la bibliothèque municipale de Metz, y traite de façon exemplaire du patrimoine des bibliothèques de Lorraine, d'un point de vue aussi bien historique que bibliothéconomique.

Il définit le patrimoine écrit dans toute sa complexité et son unité, évoque l'histoire des bibliothèques lorraines, s'arrêtant aussi bien sur les éléments communs au destin de l'ensemble des bibliothèques françaises (l'héritage des collections conventuelles, de la Révolution, des collectionneurs locaux...) que sur les particularités régionales, comme la fondation d'une bibliothèque publique par Stanislas Leszczynski à Nancy dès 1750. Il ne laisse de côté ni l'architecture et le mobilier de ces institutions, ni la question des trésors disparus, et partant absents de l'exposition.

Comme en écho à la merveilleuse et terrible suite des Misères de la guerre gravée par Jacques Callot sur la guerre de Trente ans, il s'arrête ainsi sur les soustractions, bombardements et incendies qui ont profondément marqué l'histoire des collections, dans cette région de marche de l'espace français. Il fait enfin état de tout le chemin parcouru en quinze ans depuis le rapport sur le Patrimoine des bibliothèques 3 présenté par Louis Desgraves en 1982, rappelant, exemples à l'appui, toutes les réalisations effectuées dans les domaines du catalogage, de la restauration, de la valorisation par la recherche et par les manifestations publiques.

Un peu décevante, une étude sur les manuscrits à peinture dans la Lorraine médiévale se borne à signaler quelques pièces au fil d'un inventaire court et sec par grandes périodes chronologiques, sans vue synthétique, sans évocation des ateliers et des commanditaires identifiés, ni des particularités formelles qu'une littérature scientifique récente a pourtant mis en lumière. Le dépouillement de catalogues de vente et de collections européennes et américaines permet toutefois à son auteur de brosser un tableau intéressant de la dispersion actuelle des manuscrits lorrains.

Suivent trois études solidement documentées. Se penchant sur les deux premiers siècles de l'imprimerie lorraine, Albert Ronsin retrace le développement de l'art typographique, en isolant des espaces régionaux et politiques (notamment duchés et évêchés). Dans une synthèse sur l'école lorraine de gravure aux xvie et XVIIe siècles, Paulette Choné évoque les carrières, les entourages et les commanditaires des incontournables Jacques Bellange, Jacques Callot ou Sébastien Le Clerc, et apporte quelques éclairages sur des artistes moins connus comme Nicolas Béatrizet.

Enfin, une étude sur les bibliothèques monastiques de Lorraine, aux xviie et XVIIIe siècles, attentive à leurs fonds, à quelques-uns de leurs bienfaiteurs le cardinal de Retz ou de leurs lecteurs Voltaire, à leurs locaux, mais aussi à la manière dont elles ont accueilli les grands courants de pensée que furent la Réforme catholique, le Jansénisme et les Lumières, vient avantageusement compléter l'exposé initial de Philippe Hoch.

Manuscrits, imprimés et arts graphiques

Les pièces sélectionnées, dont la présentation occupe la deuxième partie du catalogue, s'échelonnent du Moyen Age et même de l'Antiquité puisqu'on y voit un camée romain du premier siècle après J.-C. conservé à la bibliothèque municipale de Nancy au xxe siècle. Elles sont organisées en sections, en gros selon l'ordre méthodique jadis connu sous le nom de système « des libraires de Paris » (Théologie, Jurisprudence, Belles-Lettres, Sciences et Arts, Histoire), avec deux chapitres complémentaires, l'un réservé à la Lorraine, l'autre à la reliure et aux arts du livre. Non seulement l'objet livre y est représenté dans toute sa variété typologique et matérielle (manuscrits médiévaux et modernes, livre chinois, imprimés, documents d'archives et éphémères comme ce faire-part du service funèbre de Marie Leszczynska en 1768, périodiques, reliures), mais les volumes côtoient aussi des documents graphiques et cartographiques et quelques objets, qui rendent la sélection représentative de la variété du patrimoine des bibliothèques.

Quelques-uns des manuscrits médiévaux présentés sont relativement connus. Fleurons des collections concernées, ils ont notamment été signalés dans le récent volume du Patrimoine des bibliothèques de France 4 consacré à la région, ou bien déjà exposés aux yeux du grand public à Nancy en 1984, à l'occasion de l'exposition La Plume et le parchemin.

Toutefois, à côté de l'incontournable et magnifique Évangéliaire de Remiremont, nous trouvons d'autres manuscrits à l'apparence moins flatteuse, mais d'une singulière importance pour le philologue et l'historien des textes, ainsi du glossaire latin-saxon, exécuté probablement en Northumbrie au viiie ou au ixe siècle, un des trois manuscrits connus de ce type (bibliothèque municipale d'Épinal).

Des pièces rares

On ne saurait parfaitement rendre compte de la diversité des pièces exposées. Signalons seulement le choix judicieux de présenter, en sus d'une sélection de type encyclopédique, des pièces proprement lorraines souvent très rares : des monuments de la typographie régionale, comme cet exemplaire unique du missel de Toul, premier ouvrage imprimé dans les duchés de Lorraine et Bar (Longeville-en-Barrois, 1502) ; des gravures de Callot et Bellange ; une reliure en maroquin cramoisi aux armes du cardinal de Retz, qui, exilé à Commercy après la Fronde, a légué sa bibliothèque aux bénédictins de Saint-Mihiel en 1679 ; des reliures de l'École de Nancy ; une édition de la Colline inspirée de Barrès illustrée par André Jacquemin (1941) ; des autographes et éditions illustrées par Mirò ou Marc Pessin, de poèmes d'Yvan Goll, qui, originaire de Saint-Dié, fut un temps proche des expressionnistes berlinois, puis du groupe Dada.

Le parcours de ces trésors si bien mis en valeur suscite néanmoins quelques remarques de détail. Par exemple, il ne nous semble pas très judicieux de présenter la page de titre du Quincuplex Psalterium de Lefèvre d'Étaples 5. Bien plus intéressant pour le public aurait été l'exposition d'une double page du corps du texte, occasion de montrer comment s'effectue dans l'espace de la page typographique la présentation conjointe et confrontée des cinq versions du psautier, et comment l'imprimeur a mis son art au service de l'édition philologique, recourant à un jeu savant de signes d'édition (crochets alinéaires, étoiles, doubles points, alternance de la typographie rouge et noire, bouts de ligne, etc.).

On note également quelques confusions codicologiques : le terme de volumen est employé pour désigner un rotulus (p. 144), ce dernier proposant un déroulement vertical du texte, contrairement au volumen antique dont le texte se développe en colonnes transversales et qui impose un déroulement de gauche à droite. Dater le « retour du droit romain » du xive siècle (p. 153) est inexact ; même si c'est bien le siècle du manuscrit du Code Justinien qui est présenté, la pénétration du droit romain dans l'espace français, du fait d'écoles de glossateurs et de praticiens aujourd'hui bien identifiées, est antérieure de deux siècles.

La rigueur scientifique des notices n'est pas toujours très égale. Ainsi, on ne dit rien quand on écrit, à propos d'un psautier du xive siècle : « Cet ouvrage enluminé, orné d'initiales d'or et de couleur, présente quelques miniatures intéressantes dont l'exécution mérite d'être soulignée » (p. 126). Il en va de même de la bibliographie qui accompagne chaque notice, laquelle semble parfois trop dépendante de la documentation qui fut à la disposition immédiate des rédacteurs.

Si la référence aux catalogues d'expositions, articles ou études particulières est indispensable, on peut se demander quelle est l'utilité d'un renvoi aux volumes du Catalogue général des manuscrits des bibliothèques publiques de France, au Dictionnaire de Benezit ou à la Biographie universelle de Michaud ! On ne comprend non plus guère l'utilité de citer en référence bibliographique, à propos d'un incunable (Ortus Sanitatis, Strasbourg, Prüss, vers 1497), non pas un des nombreux répertoires ou catalogues spécifiques aujourd'hui disponibles et communément sollicités, mais un catalogue de librairie récent, dont la notice concerne en fait une édition de l'ouvrage qui n'est pas celle présentée !

Enfin, les titres figurant en tête des notices sont parfois inutilement accrocheurs : « Le nécrologe, un livre bien vivant », « Tranche de vie » pour l'Art de trancher la viande et toutes sortes de fruits de Jacques Vontet, « Enterrement ducal en direct » à propos de la pompe funèbre de Charles III de Lorraine, gravée en 1611.

Le catalogue dispose d'un index bienvenu, dans lequel il est cependant dommage de ne pas retrouver le nom de Gaulard, premier bibliothécaire de Mirecourt et donateur d'une collection de manuscrits scientifiques, ni celui de Martin Mourot, connu par quatre impressions dont celle du missel de Toul (1502), ni non plus celui de Pierre Jacobi, premier imprimeur de Saint-Nicolas-de-Port. Tous trois sont pourtant cités dans les études liminaires comme dans les notices.

Mais ces quelques observations ne doivent rien ôter à la qualité et à l'ampleur de l'ouvrage. La richesse et la variété de la sélection, comme l'intelligence de sa présentation, prémunissent cette exposition et son catalogue de tout caractère rébarbatif. L'organisation alerte des pièces, ni réellement chronologique ni rigoureusement typologique, assure une coexistence séduisante des manuscrits, livres imprimés, gravures et reliures, répartis dans les différentes sections. Un souci pédagogique a de surcroît conduit les auteurs à insérer en fin de volume un glossaire, reprenant des termes de codicologie ou de bibliographie matérielle.