Les bibliothèques universitaires américaines

Exemple ou modèle ?

Raymond Bérard

Quelle est aujourd'hui la réalité des bibliothèques universitaires des États-Unis ? Peut-on en tirer des enseignements pour le fonctionnement ou l'organisation de leurs homologues françaises ? Architecture, aménagements intérieurs, organisation, techniques de management, irruption massive des nouvelles technologies : autant de domaines où les bibliothèques américaines ouvrent la voie à une vision nouvelle de la bibliothèque universitaire « lieu de convergence de l'imprimé et de l'univers numérique ».

Today, what is the reality for university libraries in the United States? Can we draw any lessons for the function or organization of the French equivalent? Architecture, interior design, organization, management techniques, massive eruption of new technologies: it is such a domain where American libraries open the way to a new vision of the university library, a "place of convergence for print and the digital universe".

Wie sehen heute die Universitätsbibliotheken in den Vereinigten Staaten aus? Kann man von ihnen lernen und ihre Arbeitsweise und Organisation auf französische Verhältnisse übertragen? Architektur, Inneneinrichtung, Organisation, Managementtechniken, Einführung moderner Technologien im großen Stil, es gibt genug Gebiete, auf denen die amerikanischen Bibliotheken Ausblicke auf ein neues Konzept von Universitätsbibliothek bieten, auf einen Ort, wo Gedrucktes und das Universum des Digitalen sich begegnen

Cinq années passées à la tête d’un établissement constituent une durée charnière qui pose la question du renouvellement professionnel. Le moment était venu de respirer l’air du grand large. L’occasion m’en a été fournie par une bourse Fulbright, sur un sujet en relation directe avec le projet d’une nouvelle bibliothèque universitaire et municipale à Clermont-Ferrand : l’étude des nouveaux bâtiments de bibliothèques aux États-Unis. Les États-Unis fournissent, en effet, un champ d’observation unique pour quiconque est impliqué dans un projet de construction : 118 constructions nouvelles recensées entre le 1er juillet 1995 et le 30 juin 1996, dont 18 bibliothèques universitaires et 100 bibliothèques publiques (auxquelles s’ajoutent 145 agrandissements et rénovations) 1 – ce qui constitue un record absolu depuis le début du siècle.

Outre l’architecture et les questions intimement liées à tout nouveau projet (programmation qualitative et quantitative, aménagements intérieurs, implication du public potentiel et des personnels dans son élaboration), mes questionnements ont porté, de façon plus générale, sur l’organisation des bibliothèques (service public, services internes, fonctions des personnels, techniques de management), la formation des utilisateurs, et, bien entendu, s’agissant du pays à la pointe des nouvelles technologies, du déploiement et de la place de ces dernières dans les bibliothèques américaines.

Les bibliothèques visitées

J’ai retenu neuf bibliothèques distinguées par l’American Library Association pour la qualité de leur architecture 2. Certaines sont des constructions neuves, d’autres des rénovations lourdes. Il s’agit des bibliothèques publiques de San Francisco et de Chicago, et des bibliothèques universitaires (BU) suivantes :

– Bibliothèque scientifique d’Irvine, Los Angeles ;

– Bibliothèque Powell, Université de Californie, Los Angeles (UCLA) ;

– Bibliothèque Leavey, Université de Californie du Sud (USC), Los Angeles ;

– Bibliothèque de l’Université d’Indianapolis, et de l’Université Purdue ;

– Bibliothèque d’architecture Rotch, Massachusetts Institute of Technology (MIT), Cambridge ;

– Bibliothèque Newman, City University of New York (CUNY), Baruch College, New York ;

– Bibliothèque Firestone, Université de Princeton.

Une fois sur place, mes hôtes m’ont orienté vers d’autres bibliothèques qui ont fait l’objet de visites plus rapides : les bibliothèques universitaires de Fullerton et du Irvine Valley College (Los Angeles), de San Diego, San José, Berkeley (Californie), Harvard, et les bibliothèques publiques de Los Angeles, Newport Beach et Huntington (région de Los Angeles).

Deux raisons expliquent ce déséquilibre en faveur des bibliothèques universitaires : la brièveté de mon séjour et les distances les séparant ne me permettaient pas de multiplier le nombre d’établissements visités. Mais c’est surtout en raison du décalage entre bibliothèques universitaires françaises et américaines que ces dernières me paraissaient mériter une étude plus approfondie après le considérable bond en avant constaté depuis les années 80 dans les bibliothèques municipales françaises. C’est pourquoi cet article n’abordera qu’incidemment les bibliothèques publiques.

Il n’est pas dans mon propos de décrire précisément, ici, toutes les bibliothèques visitées (les principales font toutefois l’objet d’une rapide fiche signalétique, cf. le tableau ci-dessous), ni même de rédiger un compte rendu intégral de ce voyage d’étude conçu en fonction d’un projet local spécifique. Il m’a paru plus pertinent de tirer les enseignements de la confrontation entre deux types d’organisation de bibliothèques. On m’objectera peut-être que les différences politiques, administratives et culturelles entre les deux pays sont telles que peu d’éléments sont transposables ; c’était mon point de vue à mon arrivée aux États-Unis. J’en suis revenu avec moins de certitudes et davantage d’interrogations sur le fonctionnement et l’organisation de nos propres bibliothèques.

Le regard des Américains sur les bibliothèques françaises

La réputation des bibliothèques américaines me faisait craindre d’être accueilli avec indifférence sinon avec condescendance. Bien au contraire, j’ai non seulement reçu partout un accueil extraordinaire, mais aussi ressenti une vive curiosité pour le mode d’organisation de nos bibliothèques universitaires. Le but des bourses Fulbright étant en effet de « développer la compréhension mutuelle entre le peuple des États-Unis et les peuples des autres pays » 3, les boursiers sont encouragés à donner des conférences sur leur propre pays, ce qui m’a amené à présenter, sur presque chacun des campus, l’organisation de l’Université française et de ses bibliothèques.

Ce qui a beaucoup étonné nos collègues, peu familiers de l’enseignement supérieur en Europe – outre bien sûr le caractère exclusivement public de nos universités et ses grands principes (université de masse, absence de sélection et quasi- gratuité des études) – c’est la dualité de notre système documentaire réparti entre BU et bibliothèques d’UFR (unités de formation et de recherche), avec l’émiettement de la documentation qui en découle, ainsi que la taille extrêmement modeste de nos universités et de leurs bibliothèques. En revanche, ils ont découvert avec surprise, et, pour certains, une pointe d’envie, le mode démocratique de gestion de nos BU via un conseil élu (rien de tout cela n’existe chez eux), et se sont montrés franchement hilares devant la structure de nos emplois saucissonnés en dix-neuf corps ou grades, dont six pour les seuls personnels de magasinage. Les bibliothèques municipales françaises sont mieux connues des professionnels américains surtout pour le concept de médiathèque. Quelques-uns étaient même au fait des atteintes du Front national au pluralisme dans plusieurs bibliothèques municipales du Midi de la France.

Des universités puissantes

Inutile d’accumuler les chiffres : les BU nord-américaines sont bien plus grandes et plus riches qu’on ne peut l’imaginer. Deux suffiront : dans le classement des bibliothèques de recherche affiliées à l’Association nord-américaine des bibliothèques de recherche, la moins bien classée (Institut de technologie de Géorgie, au 108e rang) possède 1,8 million d’ouvrages et plus de 11 000 périodiques. Dans la catégorie des bibliothèques d’enseignement, la plus petite (Université technique de Louisiane) compte 350 000 ouvrages et 2 600 abonnements 4.

Il est difficile d’établir une typologie des universités américaines : les universités privées – Princeton, avec des frais de scolarité de 23 000 dollars par an 5, ou l’université de Californie du Sud, à peine moins chère à 19 000 dollars, côtoient des universités publiques, dont certaines, comme l’UCLA (Université de Californie, Los Angeles), jouissent d’une réputation internationale (frais de scolarité : 2 000 dollars). Outre cette différence de statut, coexistent des universités très sélectives et d’autres, comme Indianapolis ou Baruch, accueillant sans sélection de très nombreux étudiants salariés.

Toutes ont en commun la recherche constante et croissante de financements privés, y compris les universités publiques qui déplorent la stagnation, voire la régression, des budgets publics. C’est ainsi que la nouvelle BU d’Indianapolis n’a pu être construite que grâce à des contributions du monde des affaires (dont les laboratoires pharmaceutiques Eli Lilly), pour un montant de dix-huit millions de dollars sur un total de trente-deux. En outre, toutes les universités cultivent soigneusement leurs relations avec leurs anciens étudiants (« alumni »), qui sont tous des donateurs potentiels.

La principale constante réside dans la taille des universités, très éloignée de la balkanisation des universités françaises : l’université de Californie est ainsi composée de neuf campus (Berkeley, Davis, Irvine, Los Angeles, Riverside, San Diego, San Francisco, Santa Barbara, Santa Cruz). Cette taille formidable permet, en matière de documentation, de disposer de collections considérables et cohérentes, et de peser d’un poids plus lourd dans les négociations avec les éditeurs, en particulier dans le domaine des licences électroniques. C’est sans doute la concentration de compétences et la puissance autorisées par cette taille qui ont favorisé l’émergence, en Californie, du projet de Bibliothèque numérique (University of California Digital Library), préfiguré par le réseau Melvyl, qui permet l’accès au catalogue des neuf campus ainsi qu’à vingt-cinq bases de données.

A l’intérieur des universités, le réseau documentaire est, sauf exception, placé sous la seule autorité du directeur de la BU. Si une bibliothèque centrale pluridisciplinaire existe sur pratiquement tous les campus – à l’exception notable du MIT (Massachusetts Institute of Technology), qui dispose de cinq grandes bibliothèques et de sept annexes –, on constate souvent la présence de deux bibliothèques, l’une pour la recherche (siège du réseau) et l’autre pour les « undergraduates » (étudiants préparant la licence). Celles-ci sont fréquemment complétées par des petites unités documentaires spécialisées. Princeton, par exemple, comprend, outre l’énorme bibliothèque centrale Firestone, qui conserve 40 % de l’ensemble des collections du campus, dix-huit bibliothèques, certaines étant destinées à la recherche et d’autres à l’enseignement.

Architecture et aménagement

Le mouvement de construction et de rénovation a largement bénéficié, tout au moins en Californie, de l’obligation de mettre les bâtiments publics aux normes antisismiques. Sur les campus, il semble avoir surtout concerné les bibliothèques pour « undergraduates », que l’on peut improprement traduire par bibliothèques de « premier cycle », puisque les études des « undergraduates » durent quatre ans.

Les bâtiments que j’avais sélectionnés témoignent tous d’une grande qualité architecturale, avec une mention particulière pour la Bibliothèque Geisel à l’université de San Diego (l’architecte est William Pereira) : avec sa forme de pyramide inversée qui lui donne l’allure d’un immense vaisseau spatial, elle domine de ses huit étages le très beau campus baigné par le soleil permanent de la Californie du Sud. Le bâtiment d’origine (1970) a été complété en 1993 par une superbe et immense extension en sous-sol recouverte de végétation.

Toutefois, les projets signés par des architectes de réputation internationale font souvent l’objet de critiques de la part de leurs utilisateurs qui les estiment peu fonctionnels. La nouvelle bibliothèque publique de San Francisco, œuvre de James Ingo Freed (cabinet Pei, Cobb et Freed) cristallise cette frustration : si, pour le visiteur occasionnel, le bâtiment apparaît très séduisant (les sept niveaux reliés, pour certains, par des passerelles, sont distribués autour d’un magnifique atrium), les professionnels soulignent, à juste titre, la complexité des circulations et l’espace perdu du fait des dimensions de l’atrium. Le débat sur la conciliation entre un projet architectural fort et les fonctionnalités bibliothéconomiques semble donc ouvert dans toutes les communautés de bibliothécaires !

Ce qui frappe d’emblée le bibliothécaire français, habitué à l’apparence spartiate sinon négligée de nos BU, c’est le grand confort des bibliothèques universitaires américaines. Tables avec éclairages individuels, fauteuils et divans profonds invitant à la réflexion… et au sommeil, moquettes épaisses, noblesse des matériaux.

De toutes les BU visitées, celle de Baruch à New York est d’un confort qui frise le luxe. Aux attaques de la presse dénonçant la dérive du coût du bâtiment et un prix « exorbitant » au mètre carré (3 371 dollars), les responsables répliquent que « la beauté du bâtiment et de ses aménagements envoie un message : elle montre aux étudiants que nous leur accordons une importance primordiale » 6. Ils ont voulu faire de cette bibliothèque, qui sert de campus couvert à un collège inséré au cœur de Manhattan, un substitut aux pelouses et aux cours d’honneur des universités traditionnelles. Au vu de l’affluence, le but a été manifestement atteint : la BU est un foyer où les étudiants du collège Baruch – habitant dans de lointaines banlieues – apprécient de se retrouver et de passer des journées entières.

A contrari o, les bibliothèques publiques paraissent moins confortables : peu de places en fauteuils mais plutôt sur tables, moins de moquette. On se trouve donc dans une situation à l’opposé de celle des bibliothèques françaises.

En matière d’espaces intérieurs, les nouvelles BU n’offrent plus de gigantesques salles de lecture aux allures de cathédrale. L’adaptation aux modes de travail individuels ou collectifs et l’exigence de silence ont suscité une extrême variété des aménagements : places traditionnelles (mais dans des espaces accueillant rarement plus de cinquante étudiants), carrels ouverts ou fermés dont certains sont réservés aux étudiants diplômés, fauteuils ou canapés dédiés à la lecture décontractée (la plupart des BU offrent des collections de culture générale), et surtout, salles de travail en groupe (de deux à six) qui rencontrent un succès considérable.

Ces dernières sont toutefois souvent détournées de leur usage : conçues à l’origine pour éloigner les groupes bruyants, elles sont recherchées pour s’isoler du bruit ambiant des salles de lecture, pourtant bien léger comparé à celui qui règne dans nos bibliothèques. La BU d’Indianapolis offre ainsi 640 carrels individuels et 82 salles de travail en groupe pouvant accueillir entre deux et dix personnes, dont la moitié est réservée aux enseignants-chercheurs, sur un total de 1 740 places assises. 20 % des places de Princeton sont des carrels fermés.

Le dogme du libre accès

Le libre accès est plus qu’une règle : c’est un dogme. A l’exception, bien sûr, des collections patrimoniales, aucune bibliothèque ne possède de magasin fermé. Même des BU aussi riches qu’Harvard et Berkeley per me t tent l’accès à leurs immenses magasins avec un seul contrôle à l’entrée.

Si le confort des vieilles bibliothèques n’est pas toujours exemplaire (escaliers et passerelles en caillebotis, locaux encombrés de structures autoporteuses, circulations labyrinthiques), la récente extension souterraine de Berkeley (Moffitt) est une totale réussite avec une capacité de 1,9 million de volumes, dont les deux tiers en rayonnages compacts, et 454 places assises.

Il ne fait pas bon transgresser le dogme du libre accès, comme en témoigne l’amère expérience de la bibliothèque publique de San Francisco : malgré un doublement des surfaces par rapport à l’ancienne et archaïque bibliothèque et une capacité des rayonnages augmentée de 70 %, le nouvel équipement, avec 34 893 m2, offre une proportion non négligeable de ses collections en accès indirect (sur 3 niveaux). Cela est inhabituel pour une bibliothèque publique neuve, et violemment critiqué par le personnel – relayé par le public – qui souligne la non-conformité du bâtiment au programme.

Horaires : la bibliothèque permanente

Est-il utile d’insister sur les horaires d’ouverture ? Les BU sont ouvertes entre 90 et 120 heures par semaine, de 7 ou 8 heures jusqu’à 23 ou 24 heures. La Bibliothèque Leavey, à Los Angeles, est même ouverte 24 heures sur 24. On rencontre souvent des salles d’étude, dépourvues de collections, qui accueillent les étudiants au-delà de la fermeture et fonctionnent jour et nuit pendant les sessions d’examen. Les périodes de fermeture sont extrêmement réduites (neuf jours à Irvine pour toute l’année universitaire). J’ai pu constater de visu que les salles de lecture étaient davantage fréquentées en soirée et la nuit que durant la journée. Ces horaires supposent un mode de fonctionnement dual :

– aux jours et heures ouvrables, l’ensemble des services est assuré ;

– avant 9 ou 10 heures et après 18 ou 20 heures, seuls fonctionnent le prêt et la sécurité. Le week-end, les services de renseignement sont limités à quelques heures.

Cette organisation repose largement sur l’emploi de moniteurs étudiants – jusqu’à 40 % de l’effectif total en ETP (emplois temps plein) –, les professionnels des bibliothèques n’ayant pas des horaires radicalement différents des nôtres (sauf en ce qui concerne les vacances !).

Certaines fonctions, comme le prêt et le rangement des collections, sont assurées presque totalement par les moniteurs.

Ceux-ci sont payés 7,50 dollars de l’heure, sans aucune charge sociale. Les BU les emploient d’autant plus volontiers que le gouvernement fédéral subventionne 75 % de leur salaire, s’ils occupent un emploi entrant dans le cadre d’une aide financière à leurs études. Loin des rigidités contre-productives du statut régissant nos moniteurs, ils peuvent travailler pendant toute la durée de leur scolarité (4 ans). On ne les rencontre pas seulement à la bibliothèque, mais aussi dans les services administratifs et informatiques, à l’entretien, dans les restaurants universitaires, etc.

Les horaires d’ouverture des BU américaines doivent être replacés dans le contexte des campus, véritables villes dans la ville, qui possèdent leurs propres services de sécurité. La configuration des locaux universitaires français, le plus souvent disséminés dans la cité, se prête moins facilement à un tel mode de fonctionnement.

Organisation : pragmatisme et efficacité

L’organisation des bibliothèques américaines est marquée par la spécialisation, opposée à la polyvalence française. Cette dernière a érigé en dogme le modèle de la « section » autonome, qui traite toute la chaîne documentaire, et où chaque bibliothécaire assure tour à tour sélection, catalogage, indexation et service public.

Aux États-Unis, les organigrammes s’articulent tous peu ou prou entre :

– services internes ;

– services publics ;

– services informatiques ;

– services administratifs.

On trouve dans chacun de ces services des personnels spécialisés. Les commandes (à ne pas confondre avec la sélection des documents, qui est du ressort des bibliothécaires de référence ou des bibliographes 7), le catalogage, l’indexation et l’équipement des ouvrages sont partout centralisés et réalisés par des équipes qui n’assurent pas de service public.

A Princeton, bibliothèque de recherche prestigieuse, trois équipes de catalogage, composées chacune de six ou sept bibliothécaires et d’un ou deux administratifs, traitent 120 000 nouvelles acquisitions par an. 50 % des notices sont directement récupérées de la Bibliothèque du Congrès par des non-professionnels, sans aucune retouche, 30 % d’autres bibliothèques après vérification et correction si nécessaire, le solde étant créé sur place. Ces deux dernières catégories sont prises en charge par des bibliothécaires. A la BU d’Indianapolis, moins atypique, l’ensemble des services de traitement occupe une dizaine de personnes. 97 % des notices sont récupérées d’OCLC par des employés de bibliothèque, une seule bibliothécaire se chargeant des 3 % de catalogage original.

L’externalisation est aujourd’hui à la mode : la Bibliothèque du Collège Baruch (New York) a ainsi sous-traité catalogage et équipement à un grossiste, avec pour conséquence la division par deux du nombre d’agents affectés aux services internes. Les autres ont soit démissionné soit été redéployés sur des missions de service public. Pourquoi de telles mesures ?

A Baruch, le conseil d’administration de l’université de New York (CUNY) a imposé la centralisation du traitement des documents des dix-neuf bibliothèques de collèges pour réaliser des économies, réduire le personnel des services techniques et négocier de meilleures remises avec les fournisseurs. Après discussions, négociations, intervention d’un cabinet de consultants pour comparer les coûts de traitement entre les solutions interne et externe (7,50 dollars par volume en interne, la moitié en sous-traitance) 8, la décision a finalement été prise non seulement de centraliser mais de sous-traiter.

Il faut toutefois rappeler que les universités américaines sont totalement autonomes, qu’il n’existe pas de statut de la fonction publique et qu’elles ont toute liberté pour disposer à leur guise de leur budget ; il leur est possible de supprimer un poste (généralement lors du départ volontaire de l’agent, car les syndicats sont puissants) et de consacrer les économies réalisées à une autre dépense.

C’est ainsi qu’une bibliothèque a financé la modernisation de ses services de prêt et que dans telle autre, le gel d’un poste de cadre a permis de renouveler une partie du parc informatique. Ira-t-on plus loin dans les privatisations ? On parle d’une petite municipalité qui aurait concédé au secteur privé la gestion de son réseau de bibliothèques.

Management

Le « team management » a fait son entrée dans les bibliothèques. Il est appliqué à grande échelle dans les BU d’Indianapolis et de Californie du Sud (Leavey). Dans le « team management », par opposition à l’organisation traditionnelle en services, la bibliothèque est structurée en équipes animées par un « leader » qui tout à la fois supervise, aide et conseille. Les équipes se réunissent régulièrement pour définir leurs objectifs – sans en référer systématiquement à la hiérarchie – et évaluer leur action.

J’ai pu constater que le personnel appréciait unanimement un système qui le valorise et le motive, où chacun peut s’exprimer et où les décisions sont prises collectivement. Aucune décision importante n’est prise par la direction sans consulter le groupe des « leaders ».

Une telle organisation nécessite un lourd effort de formation de tous les agents (apprendre à communiquer, comment travailler en équipe…). Ses détracteurs soulignent que le système fait perdre beaucoup de temps en réunions et discussions – effectivement nombreuses – au détriment des réalisations effectives.

La tendance est à l’écrasement des niveaux hiérarchiques intermédiaires, comme dans les bibliothèques du MIT dont la directrice, Ann Wolpert, a longtemps travaillé pour un cabinet de consultants. Une fois par an, elle réunit en séminaire le Conseil de bibliothèque, organe consultatif composé des chefs de service et des trois directeurs-adjoints.

Le Conseil sélectionne les projets et désigne des chefs de projets (« champions »), qui ont toute latitude pour composer leurs groupes de travail, sans tenir compte du grade des agents, ni de l’avis de leurs supérieurs hiérarchiques. Le but de cette organisation étant de casser la hiérarchie et de faire travailler les gens plus intelligemment.

Nouvelles technologies : le grand saut

L’irruption massive des nouvelles technologies dans les BU ne remonte pas à plus de cinq ans. Le côté le plus visible, ce sont les innombrables micro-ordinateurs mis à la disposition des étudiants : plus de 220 à la Bibliothèque Powell (UCLA) pour 21 000 étudiants, 275 à Indianapolis (27 000 étudiants), 250 à Baruch (16 000 étudiants).

S’y ajoutent les salles informatiques souvent abritées dans les locaux de la bibliothèque, mais gérées par les services informatiques de l’université : 400 micro-ordinateurs à Baruch, près de 200 à Powell… Généralement, les stations installées à la BU sont réservées à la recherche documentaire, celles des salles informatiques à la pratique des logiciels bureautiques. Leavey (Université de Californie du Sud, USC) cumule cependant toutes les fonctions sur les mêmes stations, regroupées dans un espace où est également installé le service de références. On peut voir dans ce choix d’aménagement la volonté de faire de la bibliothèque un lieu convergent d’ouverture aux nouvelles technologies.

Si l’informatique s’est ainsi développée dans les universités américaines (tous les campus sont câblés et équipés, y compris les chambres des résidences universitaires), c’est que l’enseignement intègre totalement les nouvelles technologies : les étudiants sont encouragés à rendre leurs travaux sous forme multimédia, et des structures spécialisées – comme le « Centre d’excellence dans l’enseignement » (USC) – promeuvent de nouvelles méthodes pédagogiques et aident les enseignants à s’impliquer dans l’utilisation des nouvelles technologies.

De l’aveu de tous les collègues américains, le cédérom, très impopulaire en raison de son coût et surtout de sa complexité à mettre en réseau, c’est fini ! La bibliothèque scientifique d’Irvine, ouverte en 1994, ne possède pas de réseau : ses 43 titres sont installés sur des stations monopostes. Les BU offrent la plupart de leurs ressources électroniques sur le Web, avec des sites riches et performants qui proposent une quantité impressionnante de périodiques en texte intégral au prix d’un effort financier considérable (Indianapolis, université moyenne, a dépensé 325 000 dollars en 1997 pour la documentation électronique sur un budget total d’acquisition de 2,443 millions de dollars). Chaque service est responsable de la conception et de la mise à jour de ses propres pages Web dans le cadre d’une charte éditoriale et graphique pré-établie. La BU de Princeton a même conçu des pages pour ses propres services internes, sur lesquelles figurent des aides au catalogage et à l’indexation, ainsi que les manuels techniques 9.

Quel rôle les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) jouent-elles dans les bibliothèques américaines ? Le même constat de départ est partagé par toute la communauté universitaire : « Les étudiants qui sauront utiliser à la fois les ressources documentaires imprimées et électroniques bénéficieront d’un atout important dans une économie en croissance basée sur l’information, ainsi que des moyens nécessaires pour enrichir leur vie personnelle » 10. Les réponses apportées par les bibliothécaires varient toutefois : Charlotte Crockett, directrice de la Bibliothèque Leavey, mise sur le tout informatique : l’avenir n’est plus au livre, plutôt considéré comme une première étape d’initiation à la recherche, et dont le stockage est coûteux. Quatre années seulement après son ouverture, un étage entier de la bibliothèque va être vidé de ses collections (30 000 ouvrages sur un total de 110 000) pour créer une deuxième salle informatique. Le service public est organisé dans cette même optique. Il est partagé entre :

– les « assistants à la navigation », moniteurs chargés d’aider les étudiants à résoudre les difficultés courantes d’utilisation des micro-ordinateurs ;

– les consultants en informatique, également moniteurs, qui fournissent une assistance plus élaborée pour les logiciels ;

– enfin les consultants en recherche documentaire (nouvelle appellation des bibliothécaires).

Leavey reste une expérience très controversée, la plupart des bibliothèques adoptant une approche plus nuancée. Le discours du tout numérique ne passe pas, comme en a fait la malheureuse expérience Ken Dowlin, directeur de la bibliothèque publique de San Francisco, forcé à la démission par le maire. Ses collègues reconnaissent certes son attachement à l’imprimé, mais à force de répéter que la révolution électronique, après les périodiques, allait toucher le livre, il est passé pour le fossoyeur de celui-ci, d’autant plus que le déménagement de l’ancienne vers la nouvelle bibliothèque centrale s’est accompagné du « désherbage » de dizaines de milliers d’ouvrages.

La bibliothèque est plutôt « le lieu de convergence de l’imprimé et de l’univers digital », selon la formule de Philip Tompkins, directeur de la BU d’Indianapolis, qui l’a appliquée à la lettre dans sa bibliothèque où les micro-ordinateurs sont répartis par grappes au milieu des rayonnages.

Si l’imprimé est encore promis à un bel avenir dans les bibliothèques d’enseignement, sa place dans les bibliothèques scientifiques de recherche paraît cependant moins assurée. Comme le souligne Dennis Silvermann, professeur de physique et d’astronomie à l’université d’Irvine, grâce au périodique électronique, « des années entières peuvent être consultées depuis votre PC, dans votre bureau. Comparez ce scénario au temps qu’il faut pour aller à la bibliothèque et faire des photocopies. L’apparition des périodiques électroniques élimine aussi les retards de catalogage. On peut les considérer comme un moyen économique d’étendre les heures d’ouverture de la bibliothèque grâce à leur disponibilité 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Nos bibliothèques devront affronter le défi majeur d’acquérir les abonnements et les collections rétrospectives sous forme électronique et de former les étudiants ainsi que les enseignants-chercheurs à leur utilisation » 11. Voilà un point de vue qui résume bien l’avenir des BU !

Jamais la bibliothèque n’aura subi une telle évolution en aussi peu de temps. Des pans entiers de son activité sont en train de disparaître, mais les nouvelles technologies lui offrent une occasion unique de se placer au centre du dispositif documentaire de l’enseignement et de la recherche : les chercheurs en sciences dures (ceux en sciences humaines sont pour encore longtemps moins concernés) déserteront de plus en plus le bâtiment « bibliothèque », mais continueront à utiliser ses services virtuellement via son site Web rassemblant index, périodiques en texte intégral, collections numérisées, etc.

La « Teaching Library »

La formation à l’utilisation des NTIC est parallèlement devenue une préoccupation majeure des BU américaines. Toutes disposent de plusieurs salles de formation superbement équipées et proposent d’impressionnants programmes (celui de l’USC tient en quinze pages 12). Beaucoup ont mis en pratique le concept de bibliothèque d’enseignement (« Teaching Library »), à laquelle Philip Tompkins assigne cinq objectifs 13 :

« – faciliter l’appropriation de la technologie par les étudiants et les enseignants ;

constituer un centre où ceux-ci utiliseront en commun les NTIC pour les besoins de l’enseignement et de la recherche ;

– permettre l’accès aux collections imprimées et électroniques présentes sur le campus et dans le monde entier,

– intégrer les technologies nouvelles et traditionnelles pour l’enseignement et la recherche ;

– proposer une formation à l’accès et à l’analyse de l’information ainsi qu’à la préparation de cours et d’exposés s’appuyant sur les NTIC. »

Tous les bibliothécaires sont conscients qu’un nouveau modèle d’enseignement est en train d’émerger : un enseignement plus actif et moins fragmenté, basé sur la réflexion personnelle. Ce mouvement suppose que l’étudiant ait davantage recours aux ressources documentaires ; il doit être en mesure d’identifier l’information dont il a besoin, de la localiser, de l’évaluer et de l’organiser.

Le succès de cette pédagogie exige qu’une dynamique forte s’établisse entre les enseignants et les bibliothécaires appelés à former les étudiants à l’utilisation des NTIC. La bibliothèque d’enseignement est composée d’équipes mixtes associant des enseignants et des bibliothécaires. Ces derniers sont des partenaires à part entière des enseignants, les conseillent sur les ressources documentaires de la BU, interviennent eux-mêmes, si besoin est, en amphi et mettent en place un tutorat documentaire d’accompagnement. Ce rapprochement permet de dépasser les rôles traditionnels et d’explorer de nouvelles voies d’interaction.

Philip Tompkins en profite pour égratigner « les grandes bibliothèques de recherche [qui] devraient être conscientes du problème posé par la priorité qu’elles affichent pour la recherche et par leur incapacité structurelle à soutenir les activités d’enseignement. L’origine de cette situation est à rechercher dans la prédilection affichée par les universités américaines pour le prestige de la recherche 14. Et c’est effectivement dans les bibliothèques pour « undergraduates » que se manifeste le plus de créativité dans le domaine de la formation.

Et demain ?

Nous connaissons tous de brillants experts qui prédisent la fin des bibliothèques, appelées à être remplacées par des bibliothèques virtuelles accessibles à toute heure. Le voyage en Amérique fournit un cinglant démenti à ces prévisions : si dans le pays de l’informatique triomphante, on n’a jamais autant construit de bibliothèques que ces dernières années, c’est que « le rôle de la bibliothèque va bien au-delà de l’acquisition, du stockage et de l’accès à l’information. C’est un lieu de vie étudiante qui sert de catalyseur pour l’utilisation des NTIC dans les salles de cours. La bibliothèque virtuelle ne saurait se passer d’un foyer. Même si les réseaux facilitent et multiplient les accès, l’Université aura toujours besoin d’un lieu où les étudiants, seuls ou en groupe, pourront se rassembler pour apprendre et travailler sur les sources d’information quel qu’en soit le support. La bibliothèque, lieu de convergence de l’écrit et de l’univers digital, offre ce lien qui rassemble la communauté universitaire » 15.

Septembre 1998

Illustration
Fiches signalétiques des principales bibliothèques visitées

  1. (retour)↑  Bette-Lee Fox et Erin Cassin, « Beating the high cost of libraries », Library Journal, December 1996, p. 43-53.
  2. (retour)↑  American Libraries, organe de l’American Library Association, publie chaque année un numéro spécial consacré à l’architecture des bibliothèques américaines, où sont présentées les nouvelles constructions distinguées par un jury composé de bibliothécaires et d’architectes, et réuni sous l’égide de la « Library Administration and Management Association ».
  3. (retour)↑  Guide for Visiting Fulbright Scholars, Washington, dc, usia Fulbright Senior Scholar Program, 1997.
  4. (retour)↑  The Whole Library Handbook 2, compiled by George M. Eberhart, Chicago, American Library Association, 1995.
  5. (retour)↑  dollar = environ 6 francs (juillet 1998).
  6. (retour)↑  Graham Rayman, « Cuny’s climbing cost. The big spending spree », Newsday, 29 juin 1997.
  7. (retour)↑  la différence des bibliothécaires de référence, les bibliographes, titulaires d’un doctorat dans leur domaine de spécialisation, ont un rang professoral. Chargés de la sélection des documents, ils ne font pas de service public proprement dit mais reçoivent sur rendez-vous. Ils doivent publier régulièrement dans leur discipline.
  8. (retour)↑  Douglas DUCHIN, « Outsourcing : Newman Library, Baruch College/CUNY », Communication au Congrès du Collège de Charleston, 7 nov. 1997.
  9. (retour)↑  http://infoshare1.princeton.edu/katmandu/catman.html
  10. (retour)↑  The Future is now : The Vision and Promise of Leavey Library, Leavey Library, 1995.
  11. (retour)↑  « UCI Libraries Update : a Newsletter for Faculty », The UCI Libraries, vol. 16, n° 2, spring 1997.
  12. (retour)↑  Adventures in Information : Using Computers for Learning and Research. Classes, Seminars and Workshops, Spring 1998, University of Southern California, 1998.
  13. (retour)↑  Cité dans : « If you build it, they will come : spaces, values and services in the digital era ». Library Administration and Management, vol. 11, n° 2.
  14. (retour)↑  Philip TOMPKINS : « New structures for teaching libraries », Library Administration and Management, mars 1990.
  15. (retour)↑  « If you build it, they will come : spaces, values and services in the digital era », op. cit.