Bibliothèques virtuelles
états des lieux
Annie Le Saux
« Une nouvelle bibliothèque unique mais diffuse, qui, plus qu’un centre ou un lieu, s’identifiera à une «bibliosphère». A l’inverse des bibliothèques d’Alexandrie et de Pergame, les bibliothèques aujourd’hui sont engagées dans un mouvement de dilatation ». Ainsi fut introduit le colloque international sur les bibliothèques virtuelles, qui s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France les 3 et 4 juin derniers, coorganisé par Jean-Pierre Angremy, président de la Bibliothèque nationale de France, et Paul LeClerc, président de la New York Public Library.
Quatre questions résument les préoccupations de ces deux journées : qui numérise ? La numérisation deviendrait-elle une nouvelle mission des bibliothèques, qui s’orienteraient dès lors vers un rôle d’éditeur ? Quoi ? Que numérise-t-on et sur quels critères ? Avec qui ? Seule une coopération peut venir à bout de cette tâche immense. Pour qui ? Quel public vise-t-on : grand public, chercheurs, sur site, hors site ? Bien que présentes en toile de fond, les questions juridiques et techniques avaient été volontairement écartées au profit des politiques de numérisation.
Président de la première demi-journée, Paul LeClerc, après avoir rappelé que les bibliothèques traditionnelles existaient essentiellement par leurs collections propres, posa les bases d’un questionnement sur ce que pourrait être le contenu d’une bibliothèque numérique. Le succès d’une bibliothèque résidera-t-il dans une intelligence toujours plus partagée ? L’apparition du document électronique signifiera-t-elle la disparition des exemplaires multiples au profit d’un exemplaire unique de chaque titre ? Dès lors, comment et par qui se feront l’archivage et la préservation de ces documents ? Les bibliothèques vont-elles se transformer en entreprises commerciales et, par voie de conséquence, l’information nécessaire à la recherche sera-t-elle soumise à la loi du marché ?
Des rôles redéfinis
Toutes ces questions sont accentuées par la difficulté à effectuer des choix parmi des techniques émergentes, dépassées avant que d’être éprouvées. Et pourtant, « nous n’avons pas encore vu l’essentiel. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements de ce qui nous attend », affirma François Reiner, directeur de la Médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette.
Ce que l’on peut d’ores et déjà observer, ce sont des modifications dans les rôles :
– de l’éditeur. Il n’est plus nécessaire d’avoir recours à de lourds appareils de distribution pour donner accès à l’information, on va vers une tendance, pour les auteurs, à l’autopublication ;
– du bibliothécaire. Certains rôles traditionnels sont voués à l’effacement. Les bibliothécaires vont voir la part consacrée à la médiation prendre une place prépondérante, en remplacement des tâches techniques, qui occupaient la majeure partie de leur temps de travail ;
– du lecteur. Il aura de plus en plus un accès immédiat et de partout à l’information, sans avoir à se déplacer à la bibliothèque. Il va devenir de plus en plus insaisissable, virtuel ;
– de l’auteur. Il a désormais la capacité de diffuser instantanément ses idées, idées qui peuvent être copiées, reprises, modifiées ou annotées par d’autres auteurs.
Le cadre que nous connaissons est donc en train de se modifier au profit d’un nouveau, où les rôles de chacun, jusqu’ici bien définis, se confondent, se mêlent, s’intervertissent. « Les bibliothèques, poursuit François Reiner, continueront à servir, mais plus à la même chose ». Ces mutations concernent également les bibliothèques de lecture publique, dont « les quatre éléments caractéristiques – lieu de l’objet livre, de l’encyclopédisme, de tous les publics et de la gratuité – vont être remis en question par l’univers virtuel », ainsi que l’a démontré Patrick Bazin, directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon.
Un programme réparti de numérisation
Même si nous n’avons encore fait qu’esquisser les mutations à venir, l’idée de tout numériser reste cependant du domaine de l’utopie. Il convient donc de choisir les documents à numériser en priorité. Mais selon quels critères ?
Le programme allemand de numérisation, présenté par Elmar Mittler, directeur de la Niedersächsische Staats- und Universitätsbibliothek de Göttingen, se caractérise par une répartition méthodique du travail et par un choix très précis du contenu.
Le parti pris a été, dès le départ, de ne numériser que les ouvrages utiles à la recherche : les grands corpus de textes, les grandes encyclopédies, les dictionnaires linguistiques, les revues savantes… Ont été exclus les œuvres des auteurs classiques, les dictionnaires biographiques et les bibliographies. Ce programme, financé par la Deutsche Forschungsgemeinschaft à raison de 3 millions de Deutsche Mark par an, comporte déjà 24 projets en cours, répartis entre une vingtaine de bibliothèques, qui se sont partagées les collections à numériser selon les thèmes et les siècles : les illustrations imprimées du xve siècle sont numérisées par la bsb de Munich, les descriptions de voyage des xviiie et xixe siècles par Göttingen…
Pour éviter l’éparpillement, coordonner les actions et développer des standards de catalogage des documents numérisés, deux centres de numérisation ont été créés, l’un à Göttingen, l’autre à Munich.
Sans entrer dans les détails techniques, Elmar Mittler précisa cependant que, pour l’instant, la numérisation en mode image avait été préférée, pour son coût modéré et la relative simplicité de ce procédé. Mais, afin d’éviter que ces textes ne deviennent des « cimetières numérisés », faute de clés d’accès – cela n’est pas sans rappeler les collections de microfiches rendues inutilisables par une indexation insuffisante –, la numérisation en mode image est complétée par une numérisation des tables des matières et des index en mode texte.
Numérisation du patrimoine national
De multiples programmes de numérisation sont lancés de par le monde. Parmi les initiatives du National Digital Library Program de la Bibliothèque du Congrès, American Memory a pour ambition de numériser les documents relatifs à l’histoire et aux développements culturels des États-Unis. Cinq millions de documents seront accessibles sur Internet en l’an 2000. Sur les 60 millions de dollars (360 millions de francs environ) que coûte ce projet, 45 proviennent de fonds privés.
Toujours dans l’optique de diffuser la mémoire du pays, le programme espagnol Memoria Hispanica a fait des choix de contenu et techniques identiques à ceux de l’Allemagne : ce sont des documents utiles à la recherche qui sont numérisés, le texte en mode image et les tables des matières et index en mode texte. Les projets de numérisation au Canada ont eux aussi pour objectif de mieux faire connaître le patrimoine canadien.
La France n’échappe pas à ce désir de rassembler l’histoire, la littérature, la philosophie… représentatives du paysage culturel français. 86 000 volumes – dont 60 % libres de droit – et environ 100 000 images fixes sont d’ores et déjà numérisés par la Bibliothèque nationale de France, à partir de ses propres collections et de celles d’autres bibliothèques françaises. Numérisés en mode image, combiné là aussi avec une numérisation des sommaires et des tables des matières en mode texte, ce corpus sera accessible sur les sites de la BnF (Richelieu et Tolbiac), après un accord conclu avec le Syndicat national de l’édition, mais seulement sur ces sites, comme le stipule cet accord. Cependant, depuis octobre 1997, on peut consulter sur Internet, sur le site Gallica de la BnF, 2 600 de ces volumes et 7 000 images fixes, sélection de documents du xixe siècle, tous libres de droit. En avril 1999, ces chiffres devraient atteindre les 50 000 volumes.
La BnF a retenu plusieurs autres projets de numérisation, certains à partir de ses seules collections, d’autres en coopération avec des bibliothèques et organismes de recherche tant français qu’étrangers. L’un de ces projets portera sur les voyages en France, un deuxième sur les voyages en Afrique – le thème du voyage semble prisé actuellement : le projet de numérisation de la Bibliothèque nationale du Portugal porte sur les voyages des Portugais –, un troisième sur les publications des sociétés savantes du xviie au xixe siècles et, à l’occasion d’une exposition organisée en commun avec la New York Public Library, la BnF compte numériser un important corpus d’utopies.
Les principes qui président à ce programme de numérisation sont de ne numériser dorénavant que des documents libres de droit, de les numériser en mode image, pour des raisons économiques et afin de d’être parfaitement fidèle au document original.
Une numérisation en partenariat
Les politiques de numérisation font de plus en plus appel à des partenariats, qui peuvent prendre différentes formes. Ils s’appuient sur des relations commerciales, comme avec les éditeurs, représentés, lors de ces journées, par Sir Charles Healey, président de Chadwick-Healey, ou sur des complémentarités de fonds ou de techniques. La New York Public Library en est un exemple, qui a fait participer dix petites bibliothèques et organismes culturels à l’un de ses projets de numérisation concernant les voyages sur l’Hudson. « Le partenariat est devenu nécessaire du fait de la dispersion de l’héritage », souligne Bill Walker, vice-président des bibliothèques de recherche de la New York Public Library.
C’est un regroupement indépendant d’une vingtaine d’institutions, la Digital Library Federation à Washington, qui décide des priorités, notamment dans les domaines de la préservation et de l’archivage des documents électroniques, et de leur transmission aux générations futures. Les institutions membres de cette Fédération utilisent leur propre financement pour mener à bien leurs opérations.
La Bibliotheca Universalis
Philippe Bélaval, directeur général de la BnF 1, a retracé l’historique du projet de Bibliotheca Universalis, depuis son apparition, lors du sommet du G7 (groupement des pays industrialisés) à Naples en juillet 1994 jusqu’au sommet d’Amsterdam, en août de cette année. Permettre un accès distribué aux collections numérisées des différents pays participants, telle fut l’idée première du projet, qui implique le choix d’un outil de navigation – outil spécifique ou déjà existant, ce choix n’est pas encore fait – adapté au multilinguisme. Il a été décidé que ces fonds numérisés seraient libres de droit et concerneraient tous les documents : textes, images fixes ou animées, son…
Au sommet de Copenhague, en octobre 1997, décision fut prise de donner à Bibliotheca Universalis un support international : la cenl (Conference of European National Libraries) semblait tout indiqué, les bibliothèques nationales étant les mieux placées pour porter un tel projet, qui s’est étendu aux bibliothèques nationales de Suisse, du Portugal, de Belgique, d’Espagne et de Turquie, l’Unesco figurant en tant qu’observateur. Si le choix d’un thème a été fait : l’échange entre les peuples – et on retrouve là encore la thématique du voyage –, la question des publics auxquels ce programme s’adressera n’a pas été tranchée. Question importante, car de ce choix dépendront la structuration des fonds et les outils à prévoir.
Grand public, chercheurs, étudiants…
Chaque institution a ses particularités et ses publics. Le choix des corpus à numériser ainsi que la façon de traiter et de présenter les documents se font en fonction de l’usage que l’on veut en faire et du public visé : grand public, public étudiants, chercheurs ou professionnels. L’Institut national de la langue française (inalf) et le Consortium interuniversitaire de bibliothèque italienne télématique (cibit), s’adressant à des chercheurs, ont choisi de privilégier le mode texte, afin d’indexer tous les mots du texte et d’élargir ainsi la recherche. Car favoriser l’avancée de la recherche constitue l’un des objectifs de la numérisation. Ambrogio Piazzoni, conservateur au département des manuscrits de la Bibliothèque Vaticane en est convaincu, qui voit dans l’électronique des possibilités d’analyse approfondie, aboutissant à la suppression de taches d’humidité et à la réapparition, derrière ces taches, de mots que l’on croyait effacés à jamais. Un exemple concret de découverte, sous un mot rayé, de la première version de l’auteur fut montré par David Seaman, directeur du Centre de textes électroniques de l’Université de Virginie.
Il est certain qu’avoir en même temps manuscrits, éditions modernes, variantes, critiques, notes, bibliographies, illustrations, musique… donne une valeur ajoutée au texte original et en améliore la consultation. Encore faut-il que ces notes, préfaces et autres appareils critiques ne tombent pas sous le couperet du droit d’auteur.
Craintes et espoirs
Ce fut aux quatre grand témoins, invités à conclure chacune des sessions, qu’il échut de formuler espoirs, craintes, questionnements et mises en garde, que l’image d’une bibliothèque virtuelle à l’échelle planétaire ne peut manquer d’engendrer.
Craintes de Jean-Noël Jeanneney que, comme il est impossible de tout numériser, « les nations ne fassent confiance qu’à la seule loi du marché » et que « les inégalités financières devant les possibilités de numérisation ne développent des inégalités dans l’accès à l’information », d’autant que, selon Jacques Attali, « la numérisation va accélérer le processus de coût croissant de l’information ».
Quelles seront les conséquences intellectuelles d’une numérisation à grande échelle ? Allons-nous, s’est demandé Pierre Nora, vers une culture où la civilisation Gutenberg restera le socle, ou allons-nous basculer dans une sorte de « zapping culturel », où on ne fera plus que feuilleter ou se promener ? « Le danger, pour Jacques Julliard, est que se produise une véritable fracture culturelle entre les communautés scientifiques et l’ensemble de la communauté ».
Puisse la conclusion de Jacques Attali nous laisser au moins l’espoir que, dans la société sans contexte dans laquelle nous entrons, où les informations sont données sans aucune hiérarchie, « ce sera le rôle des bibliothèques d’être des donneurs de sens ».