Les bibliothèques, l'extrême droite et la violence des mots

Christophe Pavlidès

Cette année encore, la journée professionnelle du Salon du livre, le 23 mars 1998, était l’occasion de rappeler, grâce au débat animé par l’association Mémoires vives, que quelque chose est en train de changer dans les bibliothèques en France depuis que le Front national gère des villes. Et cette année encore, une salle pleine à craquer traduisait la mobilisation des professionnels face à un péril qui, selon les termes d’Anne-Marie Bertrand, présidente de l’association, concerne « toutes les bibliothèques, toutes les tutelles des bibliothèques, (…) et tous les citoyens ».

Pour ceux qui auraient en quelque sorte raté les (sinistres) épisodes précédents, il revenait à Marie-Pascale Bonnal, présidente de l’Association des bibliothécaires français en Provence-Alpes-Côte d’Azur, de rappeler l’attitude de la mairie d’Orange, mais aussi de celle de Marignane, moins médiatisée mais tout autant radicale (personnel muté, mainmise sur les acquisitions, utilisation de la bibliothèque pour un douteux colloque sur le « racisme anti-français », etc.) ; au passage la responsable associative rendait un hommage appuyé au rôle de l’inspection générale des bibliothèques, déjà souligné l’an dernier, et pour lequel on renverra avec profit à l’article récent de l’un de ses membres 1.

Des attaques de plus en plus nombreuses

En écho, et pour souligner que les bibliothèques sont confrontées à l’extrême droite non seulement dans les villes tenues par le parti lepéniste, mais également (et de plus en plus) dans celles où il compte des élus même minoritaires, les témoignages de François Rouyer-Gayette et de Thierry Ermakoff, respectivement directeurs des bibliothèques municipales de Montreuil et de Blois, étaient particulièrement éclairants. A Montreuil, l’élu lepéniste s’est plaint des acquisitions auprès du bibliothécaire, qui a vu sa réponse utilisée par National-Hebdo pour condamner une certaine conception du pluralisme et de la déontologie professionnelle ; la mairie, qui avait soutenu les professionnels, leur demande maintenant de ne plus répondre aux attaques. A Blois, l’attaque s’est produite en conseil municipal, et l’adjoint à la culture a axé sa confiance dans les professionnels sur le respect de la charte des bibliothèques et sur la déontologie, ainsi que sur les problèmes juridiques que ne manquerait pas de susciter l’achat d’ouvrages racistes.

Pourquoi un tel acharnement de l’extrême droite contre la culture en général et les bibliothèques en particulier ? La dernière intervention, celle de Maryse Souchard, maître de conférences et coauteur de l’ouvrage Le Pen, les mots : analyse d’un discours d’extrême droite 2, apporte des éléments de réponse particulièrement pénétrants, fondés sur l’analyse des discours de Le Pen de 1983 à 1996, et en particulier ceux adressés au plus grand nombre (1er Mai, Fête des Bleu-blanc-rouge, etc.).

Le discours lepéniste sur la culture part en réalité d’un discours sur la nature : nous sommes des animaux comme les autres, avec un territoire à défendre, une loi naturelle où les forts l’emportent sur les faibles, la répartition des rôles entre sexes est stable, et les espèces ne se mélangent pas entre elles. Face à ces cadres établis, où nous devons nous tenir à notre place, la culture c’est l’ennemi, car elle permet d’échapper au déterminisme de notre naissance : c’est l’ennemi prioritaire, car l’ouverture culturelle permet la remise en question. Sait-on assez qu’à Marignane la bibliothèque est interdite aux enfants de moins de douze ans non accompagnés d’adultes ? qu’à Orange les livres de la série L’instit’ sont interdits ? Comme le dit Maryse Souchard, « Faudra-t-il attendre qu’on brûle des livres ? ».

Derrière le travail authentiquement pédagogique du livre Le Pen, les mots, que ses auteurs qualifient de livre-outil, c’est aussi le problème de la légitimité du Front national dans la vie politique française qui est posé : en Allemagne, une législation beaucoup plus sévère a permis de contenir dès l’après-guerre les tentatives de création de partis néo-nazis. Le débat avec la salle montre que la question de la législation française n’est cependant pas simple : la France a des lois antiracistes (1945, 1972, 1990), il faut les appliquer : il faut étudier et décortiquer les textes de l’extrême droite pour faire condamner lorsqu’il y a lieu ; un projet de veille juridique, avec avocat, évoqué par Marie-Pascale Bonnal, semble particulièrement bienvenu. Tous soulignent le besoin d’argumenter et plus seulement d’anathémiser, citant qui l’article de Jean-Luc Gautier-Gentès, qui la tribune de Michel Samson dans Le Monde (« Pour une déconstruction du discours de l’extrême droite »).

L’articulation avec le débat sur la loi pour les bibliothèques a mûri en un an. Beaucoup se méfient désormais d’une loi qui ne serait que de circonstance, mais tous souhaitent que la loi permette de combler les lacunes de la législation actuelle : c’est en toute légalité que des non-professionnels peuvent aujourd’hui diriger la bibliothèque de Marignane (et affirmer à Orange, que « la médiathèque doit être la vitrine idéologique de la municipalité »). La conclusion de ce trop court débat, marqué par une richesse des échanges et une interactivité peut-être plus nettes qu’en 1997, était logiquement que si les bibliothécaires ne peuvent agir seuls, il est important qu’ils médiatisent leur situation, y compris en tissant des relations avec les autres acteurs du livre et de la culture et avec la presse : les bibliothécaires ont des réponses techniques, mais elles sont, dans un débat aussi politique, insuffisantes.

  1. (retour)↑  Jean-Luc Gautier-Gentès, « Lettre ouverte à une jeune bibliothécaire sur le pluralisme des collections », Esprit, février 1998. Voir aussi l’article publié dans ce numéro p. 8-12.
  2. (retour)↑  Le Pen, les mots : analyse d’un discours d’extrême droite / Maryse Souchard, Stéphane Wahnich, Isabelle Cuminal, Virginie Wathier, Paris, Le Monde-Éd., 1997, 280 p.