Les livres russes illustrés pour enfants

Annie Le Saux

Le 17 novembre dernier, en complément à la très belle exposition organisée à la Bibliothèque Forney et consacrée, à la fois aux affiches russes de 1890 à 1917 et aux livres soviétiques pour enfants de 1917 à 1945, s’est tenue une journée d’étude sur les livres russes illustrés pour enfants.

Aux très riches interventions émanant de spécialistes de la littérature russe, d’auteurs d’ouvrages sur les livres illustrés, de bibliothécaires, vinrent s’ajouter les témoignages d’Ella Gankina et de Tatiana Maillard-Parain, qui sut retracer avec chaleur la vie et le parcours de sa mère, l’illustratrice et collectionneuse Nathalie Parain.

Gérard Conio, professeur de littérature russe à l’université de Nancy II, s’est interrogé sur le rôle des livres dans la Russie soviétique, non en tant qu’objets, mais en tant que révélateurs d’une époque, d’une culture. Il a situé le livre illustré pour enfants dans un contexte culturel plus général. L’enfant, en Russie, était un ferment pour une nouvelle culture et pas seulement le destinataire des œuvres et de la vision du monde de l’artiste. Dans cet esprit, la Russie soviétique a entrepris d’éduquer l’homme nouveau en commençant par les enfants. La littérature populaire, émanant du folklore, est devenue une littérature didactique, politisée. Mais, que ce soit avant ou après la Révolution, la valeur pédagogique des livres pour enfants a toujours été reconnue.

Des œuvres majeures

La mission éducative des livres s’adressait aussi à la sensibilité artistique des enfants. En Russie, « le livre pour enfants, note Odile Belkeddar, de la Bibliothèque Elsa Triolet à Pantin, est un objet de culture à part entière ». « Les livres pour enfants ne sont pas des œuvres mineures », s’accordèrent à souligner les intervenants. Et quiconque connaît un peu les livres russes pour enfants en est convaincu. Il n’est d’ailleurs que de se référer à la plupart des grands poètes russes et soviétiques qui ont écrit des livres, contes ou poèmes à destination des enfants. Tolstoï et Pouchkine n’en sont pas les moindres exemples. Le mot, dans ces œuvres, est perçu pour sa valeur esthétique, sa fonction poétique, tout autant sinon plus que pour sa fonction de communication.

L’interaction entre l’écrit et le dessin fut elle aussi plusieurs fois soulignée. En russe, d’ailleurs, un seul et même verbe signifie à la fois écrire et peindre. Odile Belkeddar insista, comme les autres intervenants, sur l’émulation créatrice qui existe entre l’auteur et l’illustrateur et l’égalité de rôle entre le texte et l’illustration. Le travail en tandem de l’auteur et de l’illustrateur débouche sur une réflexion commune, les exemples les plus connus étant les noms devenus quasiment indissociables de Lébédev et Marchak, et de Konachévitch et Tchoukovski.

Artistes russes émigrés

Depuis le début du XXe siècle, des liens étroits s’étaient créés entre artistes russes et artistes français. En témoignent l’exposition organisée en 1929 à la librairie Bonaparte par Blaise Cendrars, à la suite d’un voyage en Union soviétique, sur le livre d’enfants en URSS, ou les soirées orchestrées par Apollinaire, où l’on rencontrait Larionov et Gontcharova, ou encore La Ruche, que fréquentaient Chagall et Tatline.

C’est donc dans un véritable vivier d’artistes que puisa Claude-Anne Parmegiani, pour son propos sur les illustrateurs franco-russes de 1925 à 1940. Ces artistes, pour la plupart, ne se limitaient pas à illustrer les livres pour enfants. Ils participaient à la création d’affiches, dont ils adoptèrent le style laconique et elliptique, afin d’optimiser la visibilité et la lisibilité de leurs dessins. Ce sont aussi les mêmes artistes avant-gardistes, futuristes, constructivistes, suprématistes, qui s’appliquaient à trouver des formes nouvelles pour associer le mot et l’illustration.

Beaucoup de ces artistes formés à l’école de l’avant-garde russe feront partie de l’équipe du Père Castor : Alexandra Exter, Fedor Rojankovsky, dit Rojan, Nathan Altman, connu pour avoir été le premier illustrateur des Contes du chat perché, en 1934 et Nathalie Parain, elle aussi grande illustratrice des œuvres de Marcel Aymé.

Tous ces noms se retrouvent aux côtés de bien d’autres dans la mine que représente le Dictionnaire des illustrateurs de livres d’enfants russes, de 1917 à 1945, établi par Françoise Lévèque et Serge Plantureux à partir du fonds de l’Heure joyeuse, des ouvrages collectionnés par Nathalie Parain, et du fonds Jacques Doucet de la Bibliothèque d’art et d’archéologie.

« Le livre russe pour enfants est le meilleur livre pour enfants du monde », disait, en 1931, Marina Tsvetaeva. Nous ne pouvons donc que féliciter tous ceux, bibliothécaires, collectionneurs et libraires qui œuvrent à le retrouver, à le conserver et à le faire connaître.