Écrit et identité

le pouvoir des villes

Agnès Marcetteau-Paul

« Dans le droit fil de la réflexion et des actions de l’Association française pour la lecture qui, parmi et avec beaucoup, s’efforce d’imaginer et de mettre en place les moyens de répondre, pour reprendre les termes de la plate-forme commune des Mouvements pédagogiques, à la formidable demande de lecture nourrie depuis quelques décennies par la revendication d’un élargissement des bases de la vie démocratique, par l’exigence de lutte contre l’échec scolaire et par la nécessité d’une élévation massive du niveau de formation générale », les Assises nationales de la lecture ont adopté depuis 1995 un rythme bisannuel afin de « rassembler régulièrement les différents partenaires pour échanger sur les possibilités de faire évoluer le rapport à l’écrit du plus grand nombre ». 1

Après avoir proposé en 1995 d’Élire la lecture, ces 3es Assises, tenues à Artigues-près-Bordeaux, du 8 au 11 novembre 1997, étaient consacrées au thème Écrit et identité : le pouvoir des villes. Prolongé par un séminaire permettant la présentation et l’analyse de diverses actions de lecture et d’écriture, le colloque était organisé autour de quatre thèmes et demi-journées, associant « comptes rendus d’expériences, analyses théoriques et mises en débats » : les villes-lecture, avancées et résistances ; les classes-lecture, un laboratoire pour la ville ; la production d’écrits, un enjeu identitaire ; l’élaboration d’un projet commun, pour une meilleure spécificité des rôles.

Territoire(s)

Défini à partir du « double constat que, dans un contexte technologique, social et économique nouveau, l’écrit avait changé dans ses formes et ses fonctions et que, face à des difficultés comme l’illettrisme, le chômage, la mouvance de l’emploi, les conditions pour que s’instaure un autre rapport à l’écrit pour le plus grand nombre ne pouvaient plus être du seul ressort d’une institution spécialisée », le projet de villes-lecture, formalisé en une charte, reste l’une des principales propositions de l’Association française pour la lecture. La commune y est identifiée comme « le lieu privilégié où sont réunies les conditions d’une évolution rapide vers le statut de lecteur (…), le seul lieu d’exercice de responsabilités publiques et collectives, où chacun peut devenir à la fois destinataire et acteur d’une politique de lecture, bénéficiaire et relais de l’élaboration de relations nouvelles à l’écrit ». 2

Au-delà du choc des concepts de « déscolarisation » et de « débibliothécarisation », et des débats et réactions qu’ils suscitèrent, le but était de faire travailler ensemble les différents acteurs de la lecture sur le territoire municipal, de définir une politique concertée de la lecture entre élus, citoyens et professionnels dans une recherche de cohérence et de complémentarité impulsée et soutenue par un projet politique afin d’éviter que les énergies s’épuisent à nouer des coopérations autour d’actions ponctuelles, et donc de substituer une approche sociétale à l’approche institutionnelle.

La première table ronde fut précisément consacrée à un état des lieux des villes-lecture, illustré par la démarche mise en œuvre dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur 3. De la réflexion des participants 4, praticiens et observateurs engagés, et de leurs échanges avec la salle, sont ressortis plusieurs points. Les expériences menées se situent à la fois comme un prolongement des efforts en faveur de la lecture, en particulier en matière de construction de bibliothèques, et comme la prise en compte de la nécessité de développer des actions prioritaires en direction des publics en difficulté. Elles reposent, face aux résistances structurelles et personnelles rencontrées, sur la volonté et l’esprit collégial des différents partenaires, alliant pragmatisme et rigueur.

Ainsi que l’a très bien analysé Gérard Sarrazin, les établissements culturels, tout en jouant un rôle déterminant, ne peuvent, face aux complexifications croissantes, répondre à tout ; et cependant la construction et la définition de politiques et de démarches globales restent difficiles. Malgré les difficultés rencontrées, les lenteurs, et les risques de découragement, il est en tout cas certain que ce « creuset de l’Éducation et de la Culture » que sont les villes-lecture, ou les expériences qu’elles ont inspirées, agit aujourd’hui comme un laboratoire de l’innovation sociale.

Diffusion et appropriation, Lecture et écriture

À côté du questionnement sur la ville comme lieu d’une extraterritorialité fructueuse face aux entrées professionnelles trop cloisonnées – voire corporatistes –, les Assises étaient également l’occasion d’interroger les pratiques, méthodes d’apprentissage et autres médiations. La remise en cause de « l’optimisme de la diffusion » – c’est-à-dire de l’insuffisance d’une politique limitée à la mise à disposition d’une offre abondante et diversifiée, et des limites d’attitudes strictement consommatrices, qu’elles émanent des prescripteurs ou des destinataires de cette offre – mérite particulièrement qu’on s’y arrête 5. L’occasion en était donnée par les interrogations des praticiens des classes-lecture 6 sur les nécessaires transformations des méthodes d’apprentissage et complémentarité d’expérimentations plurielles – c’est-à-dire sur la méthodologie de la démarche elle-même – pour réagir à l’évolution et à la diversité du rapport à l’écrit.

Cette deuxième table ronde, ainsi que la troisième consacrée à la production d’écrits, ont en outre mis en perspective lecture et écriture comme les deux aspects d’un même apprentissage. En ne centrant plus leur propos sur la lecture, comme cela avait été le cas lors des précédentes rencontres, mais en s’interrogeant plus largement sur le pouvoir identitaire de l’écrit, ces troisièmes Assises se sont d’ailleurs inscrites dans la réflexion sur l’évolution des politiques du livre vers des politiques plus larges de l’écrit.

Analysé en ouverture du colloque par Nicole Robine, de l’université de Bordeaux 3, le rôle de l’écrit dans la construction de l’identité fut ensuite replacé par Bernard Pudal, de l’université de Clermont-Ferrand – au cours d’un fort intéressant exposé – dans son contexte social et historique : comment, à travers les transformations du système scolaire depuis le début du siècle, l’écrit et l’écriture avaient cessé d’être perçus comme une construction collective pour devenir l’acte individuel d’un écrivain ; comment aucune approche de la lecture et de l’écriture ne pouvait faire l’économie d’une réflexion sur ce rapport entre le Nous et le Je ; comment, enfin, l’enjeu de toute politique du livre ou de l’écrit est de faire en sorte que chacun soit à la fois Je et Nous, c’est-à-dire « autonome et ensemble ». Jean Foucambert, de l’Institut national de recherche pédagogique, et l’éditeur Christian Bruel, autres participants à la troisième table ronde, sont revenus sur ce destin social de l’écrit comme condition de l’expression personnelle.

Les conditions du partenariat

Mais les Assises ont également permis de confronter cet incontestable apport conceptuel aux conditions concrètes du partenariat, et à sa réalité de terrain. La quatrième table ronde tentait en particulier de répondre aux difficultés diversement déclinées de telle ou telle collaboration, aux découragements formulés à l’occasion du colloque ou dans les ateliers.

En présentant dans ce cadre une recherche-action sur « le désir vrai ou imaginaire de jeunes immigrés d’origine algérienne de retourner dans leur pays d’origine », Marie-Renée Verspieren, de l’université de Lille, ne se limita d’ailleurs pas à la définition d’une « meilleure spécificité des rôles ». Son exposé proposa une méthode de gestion collective d’un projet, permettant à chaque participant d’entrer dans la logique d’autrui sans perdre son nécessaire espace d’autonomie, grâce à la clarification des objectifs et à la circulation de l’information à travers la tenue régulière de réunions et l’archivage systématique des comptes rendus.

Effort régulier de théorisation ancré dans la pratique, lieu d’élargissement de réalisations ponctuelles, les Assises constituent en outre le salutaire rappel que « personne n’a le monopole de la lecture ». À bon entendeur, salut !

  1. (retour)↑  Cf. Les Actes de lecture, n_ 53, mars 1996.
  2. (retour)↑  Ibid., et en particulier le texte de la Charte des villes-lecture, p. 133.
  3. (retour)↑  Cf. la brochure Regards sur les villes-lecture en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, qui présente cette expérience.
  4. (retour)↑  Gérard Sarrazin, inspecteur général des Affaires sociales (après l’avoir été des bibliothèques), Jean-Jacques Boin, conseiller pour le livre, et Claire Castan, chargée de mission Villes-lecture en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, Suzy Garnier, ex-conseillère municipale de Nantes, chargée du développement de la lecture.
  5. (retour)↑  Jean-Jacques Boin, en présentant le programme des villes-lecture en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, précisait ainsi que le doublement des surfaces de bibliothèque entre 1980 et 1990 n’avait pas suffi à empêcher l’érosion des pratiques de lecture.
  6. (retour)↑  Ces expériences furent présentées par Gabrielle Origoni, inspecteur de l’Éducation nationale dans les Alpes-Maritimes, et Manuelle Damamme, coordinatrice de zep (zone d’éducation prioritaire) à Saint-Étienne-du-Rouvray (Seine-Maritime).