De la bibliothéconomie au management
Subordonner la gestion aux missions
Thierry Giappiconi
La bibliothéconomie ne dispose plus de repères techniques stables ni de valeurs de référence établies. Les innovations développées ou proposées posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Le renouvellement de la gestion des bibliothèques suppose de partir des politiques publiques que les bibliothèques ont pour mission de servir pour retenir tout d'abord des buts et des objectifs explicites, puis définir une stratégie d'efficacité sociale et de recherche du meilleur rapport entre coût et efficacité. Cette vision plus large suppose le recours aux sciences politiques, à la sociologie et au management public. Le progrès de la gestion des bibliothèques ne nécessite ainsi pas tant la « refondation » de la bibliothéconomie que son intégration à un véritable management des bibliothèques de service public.
Librarianship no longer inclines towards stable technical indicators nor to established values for reference. Innovations developed or proposed pose more problems than they solve. The renewal of library management proceeds from the mission to serve that is the public policy of libraries, to retain first, all of their goals and explicit objectives, then to define a strategy of social efficiency and to search for the best relationship between cost and efficiency. This wide-ranging vision assumes a recourse to political science, to sociology and public management. The progress of library management does not necessitate the « re-establishment » of librarianship so much as its integration with the reality of library management as a public service.
Die Bibliothekswissenschaft besitzt keine festen technischen Bezugspunkte mehr noch entsprechende etablierte Werte. Die entwickelten oder vorgeschlagenen Innovationen schaffen mehr Probleme als sie lösen. Die Reform der Verwaltung der Bibliotheken setzt voraus, von der öffentlichen Politik auszugehen, daß es der Auftrag der Bibliotheken ist, eine Dienstleistung zu erbringen, um zuerst einmal die ausdrücklichen Ziele festzuhalten und danach eine Strategie der Leistungsfähigkeit für den sozialen und Forschungsbereich festzulegen, in einem möglichst idealen Verhältnis zwischen Kosten und Effizienz. Diese weitere Sichtweise setzt den Rückgriff auf die Politikwissenschaften, die Soziologie und die öffentliche Verwaltungslehre voraus. Der Fortschritt bei der Verwaltung der Bibliotheken erfordert so weniger eine Überarbeitung der Bibliothekswissenschaft als eine Integration in ein Bibliotheksmanagement des öffentlichen Dienstes.
Le concept de bibliothéconomie recouvre communément un ensemble de techniques et de pratiques spécifiques, utiles à la gestion des bibliothèques. Cette définition évoque l’image d’une époque heureuse où l’application d’usages professionnels établis semblait aller de soi. L’excellence était alors mesurée à l’aune d’une connaissance et d’une maîtrise plus ou moins grandes des modalités d’application d’une qualification professionnelle reconnue. Cette sérénité reposait sur des valeurs qui, même non formulées, étaient largement implicites et sur des techniques relativement stables. Cette époque a-t-elle réellement existé ? Rien n’est moins sûr. Elle est en tout cas révolue.
Des réalités nouvelles et complexes
En matière de qualifications, la bibliothéconomie s’est longtemps essentiellement consacrée au traitement du livre.
Aujourd’hui encore, l’introduction de supports nouveaux demeure souvent conçue comme l’introduction de services spécifiques relevant de logiques et de métiers distincts, tels que « discothécaires », « vidéothécaires », etc. La bibliothéconomie, du moins en France, se concentre essentiellement sur le traitement du document, la construction et l’aménagement des bibliothèques. En dépit de l’essor rapide des moyens de communication, les services d’information des bibliothèques universitaires demeurent insuffisants et ceux des bibliothèques publiques la plupart du temps inexistants. Cette lacune fait que l’accélération des mutations techniques bouleverse un peu plus les repères et les données d’une bibliothéconomie traditionnelle fragmentée et lacunaire.
En ce qui concerne leurs missions, il est désormais plus que jamais difficile de considérer que les bibliothèques puissent se réclamer de valeurs consensuelles. L’amalgame quasi institutionnel entre les sens universalistes et anthropologiques de la notion de culture (les loisirs baptisés « pratiques culturelles »), la réduction d’œuvres ou de modes d’expression populaire à une identité communautaire, la montée en puissance des moyens de transmission d’une culture de masse commerciale et universelle font que le rôle et les choix de la bibliothèque ne s’imposent plus, à l’évidence, d’eux-mêmes.
Cette crise des valeurs et des techniques intervient dans une conjoncture économique difficile.
Les bibliothèques sont devenues des organisations complexes mettant en œuvre des ressources humaines, matérielles et financières importantes.
Confrontées à des politiques de réduction des dépenses publiques, elles doivent désormais non seulement faire la preuve de leur légitimité sociale, mais encore répondre de la rationalité de leur gestion.
Cet environnement ne permet plus de cantonner la bibliothéconomie à la reproduction, voire à l’actualisation de simples savoir-faire, mais requiert désormais une vision plus large.
Il convient aussi, plus que jamais, de considérer que la gestion d’une bibliothèque recouvre d’abord une dimension politique (aide à la décision en matière de définition des rôles, missions et objectifs de l’institution et du volume des moyens à y consacrer pour y parvenir), puis une dimension stratégique (recherche de l’atteinte des objectifs par la combinaison la plus judicieuse des moyens et des opportunités disponibles), et enfin une dimension technique (recours aux ressources de la technique et des fonctions subordonnées de la gestion).
L’ensemble de ces éléments doit s’ordonner de façon à ce que l’accomplissement des missions, buts et objectifs de l’organisation puisse être évaluée du point de vue de son impact social (efficacité des visées politiques publiques), ainsi que de celui de son efficience (rapport entre coût et efficacité) 1.
Ces aspects politiques, stratégiques, administratifs et techniques englobent et dépassent le champ de ce qu’il est convenu d’appeler la bibliothéconomie ou de celui, qui lui est très proche, des « sciences de l’information ». La bonne marche d’une bibliothèque suppose en effet le recours à des disciplines et à des techniques variées que l’on pourrait tenter d’associer sous la forme décrite dans le tableau de la page suivante.
Sciences politiques et bibliothéconomie
La gestion d’une bibliothèque relève de la mise en œuvre de politiques publiques touchant aux domaines du développement de la lecture, de la formation, de l’information et de la culture (et donc, à des degrés divers, de la recherche).
Ces missions concernent aussi bien les bibliothèques universitaires que les bibliothèques publiques. Au regard de ces dernières, le fait mérite d’être souligné. Car elles sont souvent, en théorie et dans les usages des collectivités territoriales, considérées sous le seul angle des « politiques culturelles ». Cette vision partielle les expose, compte tenu de l’équivoque actuelle du terme, au risque d’être réduites à une simple fonction de loisirs. Pourtant, selon son acception universaliste, la culture, loin de s’opposer à la lecture, à la formation et à l’information en est le complément et la finalité. Elle n’est autre, en effet, que la liberté gagnée sur la masse des connaissances acquises ou, en d’autres termes, le loisir de juger librement et d’apprécier en amateur.
Mais cette perspective « culturelle » réductrice a surtout le défaut de ne pas permettre d’envisager les rôles essentiels que toute bibliothèque est susceptible de jouer au compte des politiques de formation et d’information. Or ces missions relèvent d’enjeux décisifs aux yeux de l’opinion et de la plupart des responsables politiques, tels que le développement économique, l’emploi et l’égalité sociale devant l’accès à la connaissance.
Cet élargissement de la perspective politique permet d’associer les bibliothèques publiques, les bibliothèques universitaires, les bibliothèques nationales et les centres documentaires.
A l’échelle d’une commune, il peut être alors possible d’envisager, par exemple, une politique d’information juridique et administrative visant à répondre tout à la fois aux besoins de l’administration communale, des entreprises et de la population. Ce type d’option peut conduire à faire travailler ensemble bibliothécaires, documentalistes, voire travailleurs sociaux, et de rechercher ainsi l’harmonisation et l’optimisation des ressources documentaires de chaque service.
A celui d’un département ou d’une région, il peut encore apparaître opportun de définir, aux fins de la formation initiale et continue, des politiques d’acquisition partagées, voire des équipements communs, entre ville et universités répondant aux besoins d’un bassin d’emploi.
Les sciences politiques s’avèrent ainsi directement applicables aux stratégies documentaires et de service des bibliothèques. L’étude du sens des politiques publiques 2, de leurs processus de décision, des modalités de leur mise en œuvre et de leur impact, appliquée aux domaines spécifiques de l’action des bibliothèques doit ainsi être conçue comme une discipline qui, au même titre que l’étude du droit public et administratif, permette aux professionnels des bibliothèques de jouer le rôle « d’expert » dans leur fonction d’aide aux décisions des autorités locales (collectivités territoriales et universités) ou gouvernementales (services de l’État) pour la définition des orientations des établissements ou des services administratifs qui leur sont confiés.
Sociologie et bibliothéconomie
La détermination et la poursuite d’objectifs de politiques publiques supposent la prise en compte de l’envi- ronnement et l’étude de l’impact des actions entreprises. Cette démarche rend nécessaire le recours aux données et outils statistiques (règles d’échantillonnage et modèles statistiques auxquels la littérature sur l’évaluation des bibliothèques se réfère d’ailleurs déjà largement), aux mé-thodes et aux apports de la sociologie.
Encore convient-il de discerner ce qui dans la sociologie peut déboucher sur une meilleure connaissance des besoins et ce qui relève du simple habillage d’opinions. Le discours de la sociologie a en effet tendance à s’affirmer sur la scène sociale et médiatique d’une façon fortement idéologique qui ne laisse pas de surprendre. Comme le remarque pourtant Claude Lefort, le fait même que « la proposition que la pensée sociologique se développe sous la forme de l’interprétation peut étonner, puisque la majorité des sociologues revendiquent pour leur discipline, avec une assurance toujours plus forte, le statut d’une science exacte » 3.
Il convient donc de recourir d’abord à la sociologie en tant que méthode scientifique. C’est-à-dire selon une démarche qui s’inspire de celle des sciences de la nature : constatation (c’est-à-dire observation des faits), notation (c’est-à-dire relevé des faits), comparaison (c’est-à-dire rapprochement de ces faits), systématisation (c’est-à-dire tentative d’établir des liens logiques entre ces faits) et enfin vérification, c’est-à-dire retour aux faits afin d’apprécier la pertinence des observations. On conçoit tout l’intérêt qu’une investigation rigoureuse des comportements et des attentes des différentes composantes de la population vis-à-vis des services offerts ou susceptibles de l’être par les bibliothèques pourrait apporter à une identification plus fine des besoins et des cibles, puis à la définition des bâtiments, des équipements et de l’organisation des services et, enfin, à l’évaluation des politiques mises en œuvre. Encore faut-il que, pour être bibliothéconomique, cette investigation porte effectivement sur des objets relevant de la gestion des bibliothèques et soit applicable à l’action.
Toutefois, au-delà de cette approche strictement scientifique et aux confins de la sociologie et de la critique littéraire, la sociologie de la littérature, voire les pistes ouvertes par les recherches sur la réception des œuvres telles celles de Hans Robert Jauss ou encore par Umberto Eco, Michael Riffaterre ou Henri Meschonnic, peuvent par exemple éclairer les bibliothèques dans leur mission de développement de la lecture en leur inspirant des voies nouvelles de médiation.
En matière d’organisation du travail, la sociologie des organisations et l’analyse des systèmes proposées par Michel Crozier 4 peuvent apporter un éclairage très utile à la bibliothéconomie. Cette approche peut en effet permettre de reconnaître bien des travers et des dysfonctionnements des procédures d’organisation des bibliothèques (et donc de les prévenir ou d’y remédier).
Ce dernier aspect de la sociologie la rapproche de l’étude de la définition des fonctions de production et de gestion du personnel (ainsi que les méthodes d’enquête sur les comportements de la population visée le font de la fonction marketing), c’est-à-dire de ce qu’il est convenu d’appeler, depuis quelques années, le « management public ».
Management public et bibliothéconomie
Le management public est une discipline récente, issue du rapprochement entre les sciences politiques et les sciences de la gestion d’entreprise.
Son intérêt pour la bibliothéconomie réside dans le fait qu’elle s’efforce à une adaptation des outils du management dans une perspective d’intérêt public. Sa démarche consiste à tenter de déterminer dans quelle mesure les outils issus de la gestion d’entreprise et des études commerciales sont susceptibles de servir la gestion de services publics et, chaque fois que nécessaire, de les adapter au contexte et aux besoins spécifiques d’une gestion publique.
Du point de vue de la bibliothéconomie, cette démarche est particulièrement bienvenue. En effet, si la littérature professionnelle s’inspire déjà beaucoup du management, elle le fait malheureusement trop souvent sans nuances et sans réel effort d’adaptation à l’environnement particulier des services publics en général et des bibliothèques en particulier. Les choses en viennent parfois à tel point que la formule de Wilson Wizner « copier sur un c’est du plagiat, copier sur deux c’est de la recherche » s’impose à l’esprit du lecteur le plus indulgent. Cette imitation du modèle de l’entreprise s’avère désastreuse. Faute d’une mise en perspective des finalités politiques de l’instrumentation du management, elle conduit soit à des logiques démagogiques (réduction des missions et objectifs à la recherche de l’adéquation entre offre et demande) soit à un habillage stérile de procédures existantes.
Elle confine parfois à l’absurde. Quel sens peut en effet avoir la notion de « qualité » et a fortiori de « qualité totale », ou encore de « marketing » ou « d’orientation client » si elle ne se réfère pas à des missions et services définis ?
Selon d’aucuns, les bibliothèques seraient ainsi invitées à viser la qualité des prestations, la recherche et la satisfaction des « clientèles » (ou des « publics ») dans l’absolu. Pourtant, un examen plus attentif des sources ferait valoir que les ouvrages sérieux de management d’entreprise n’appliquent ces outils qu’à des visées et des stratégies commerciales et financières préalablement définies. Il ne peut, de même, y avoir de politique de gestion de bibliothèque cohérente sans options politiques explicites. Or, une grande partie de la littérature consacrée à ces sujets évite (même quand elle en pressent la difficulté 5) la mise en perspective politique, comme un cheval refuse l’obstacle. Ce refus de la prise en compte de la dimension politique de la gestion publique constitue un frein majeur à l’adhésion des professionnels au changement.
Faute de buts identifiables, acceptables et crédibles, les innovations ne pourront faire la preuve qu’elles visent à contribuer au progrès de l’efficacité sociale des bibliothèques et non à imposer des modes ou à véhiculer des objectifs inavoués.
C’est pourquoi l’apport du management à la bibliothéconomie doit être d’abord méthodique. Il ne s’agit pas d’importer quelques outils, moins encore d’importer des valeurs du marché, mais d’atteindre les visées de développement de la lecture, de formation, d’information, de culture et d’optimisation des ressources fixées par la politique.
Le management (ou si l’on veut la direction d’entreprise) a ainsi pour objet d’orienter chaque fonction de production, de finances, de personnel, de mercatique et de contrôle, ainsi que chacune des techniques qui les servent (pour lesquelles il peut y avoir place pour des stratégies opérationnelles, qui « constituent la charnière entre la conception et l’exécution, entre ce que l’on veut ou doit faire et ce que les conditions techniques rendent possibles » 6), afin de les adapter aux besoins de la stratégie. C’est de cette méthode que la bibliothéconomie peut le plus utilement s’inspirer.
Sous cet aspect, il apparaît que les fonctions les plus spécifiques (et donc les plus bibliothéconomiques) sont les fonctions de production, de marketing et de contrôle. Les fonctions de gestion des ressources humaines ne se distinguent guère, en effet, à quelques spécificités statutaires et professionnelles près, de celles de l’ensemble de la fonction publique. Quant à la fonction financière, ses règles et techniques de gestion ne dérogent pas, en bibliothèque, à celles des fonctions publiques territoriales et d’État et aux méthodes et outils de l’analyse financière. Il s’agit plus pour la bibliothèque de les intégrer que de les réinventer.
Bibliothéconomie et fonction de production
Déjà depuis plusieurs années, s’affirment, en France comme à l’étranger, des démarches nouvelles de définition des modes de production de l’offre documentaire et des services. La recherche de la rationalisation du développement des collections et de la qualité des services a d’abord marqué le milieu des bibliothèques universitaires. Elle donne lieu à une littérature internationale abondante, surtout anglo-saxonne. Nous retiendrons cependant pour éclairer notre propos deux contributions françaises qui nous apparaissent, significatives à bien des égards des évolutions en cours et qui présentent en outre l’intérêt d’apporter une perspective stratégique originale.
La première est la parution en 1993 de Musique en bibliothèques 7. Cet ouvrage illustre le dépassement d’une logique de support qui avait tendance à se calquer sur un modèle distributif (celui du « disquaire », symbolisé, par exemple, par l’appellation de discothécaire) et le retour à une logique culturelle prenant en compte l’ensemble des ressources documentaires susceptibles de servir un domaine de connaissance. Cette approche thématique ouvre la voie à la définition de stratégies documentaires qui subordonnent le choix des ressources documentaires à un objectif déterminé, quelle que soit leur nature matérielle.
Telle est aussi la démarche explorée en France par Bertrand Calenge. Le développement des collections n’est plus appréhendé par lui comme une « alchimie » conjuguant la subjectivité des bibliothécaires et celle des habitués d’une bibliothèque, mais comme une démarche cohérente (maîtrisée en fonction d’objectifs explicites concernant l’ensemble de la population à desservir), méthodique (s’inscrivant dans une continuité), et responsable (dont le coût de développement et de mise à jour peut être évalué et qui puisse donc faire l’objet de choix conscients et publiés) 8. L’encyclopédisme, ou à tout le moins, l’éclectisme inhérent à tout fonds de bibliothèque procède ainsi, non plus de pratiques empiriques, mais de choix raisonnés.
L’idée de la conception méthodique d’un fonds documentaire débouche tout naturellement sur celle de la conception méthodique du service auquel il est associé. Penser le service comme un système logique, conduit à s’interroger sur la cohérence des missions d’accueil, d’orientation et d’information d’une bibliothèque 9. Cela conduit aussi à réfléchir sur ce qui constitue l’originalité du service de la bibliothèque sur les autres sources d’information ou de distribution ou, en d’autres termes, sur ses « avantages stratégiques » (l’association de sources documentaires complémentaires et cohérentes, d’équipements et de ressources humaines appropriées à une communication adaptée et maîtrisée de l’information) et à penser les phases visibles et cachées de la production des services dans une recherche commune associant coût et efficacité.
Cette approche du processus de « production » des services de la bibliothèque fournit un point de départ solide à une bibliothéconomie nouvelle visant à la rationalisation et à la modernisation des procédures d’acquisition et de traitement des documents, ainsi que de la constitution des catalogues, visant à l’usage pertinent des progrès continuels de la technologie de l’information et à une définition réfléchie du « support physique » du service : les constructions et aménagements de bâtiments et les modalités diverses de délivrance des services.
La production se rapporte bien entendu au produit, qui lui-même ne peut être correctement adapté à sa cible que par un processus d’échanges avec la population à desservir. Comme l’a relevé Jean-Michel Salaün 10, cette perception doit conduire à une meilleure définition des modes de production du service (notion de « servuction » proposée par Eiglier et Langlart) 11. Telle est la fonction de la mercatique.
Bibliothéconomie et fonction mercatique
L’abondante littérature bibliothéconomique sur le « marketing des bibliothèques » oublie trop souvent que la référence au marché n’est pas pertinente pour un service public et qu’elle est, de façon plus générale, contestable pour une organisation à but non lucratif. Plaidons cependant pour une lecture attentive et critique de cette littérature. Il est en effet plusieurs domaines où l’apport de la recherche en mercatique à la bibliothéconomie est incontestablement positif et mérite d’être pris en compte et exploré. Ces domaines sont ceux portant sur la mise en œuvre de processus d’échanges avec la population à desservir. Cette demande vise à ajuster l’offre à la réalité des besoins et à promouvoir les ressources documentaires et les services.
Les emprunts au marketing les plus volontiers explorés par la bibliothéconomie sont ceux des techniques de promotion (communication de masse, relations publiques et mise en œuvre d’actions promotionnelles) et de distribution (lieux et heures d’ouverture, services à distance et « hors les murs »).
La notion de « prix » est moins connue. Elle présente pourtant l’intérêt d’étudier l’impact des tarifications sur l’efficacité de l’organisation (ce qui n’est pas dépourvu de sagesse, même en matière de tarifications de bibliothèques !) Mais, en outre, s’agissant du « marketing des organisations à but non lucratif », la notion de prix recouvre encore les contributions autres que pécuniaires que doivent acquitter les usagers effectifs ou potentiels (attente, stress ou énervement, tracasseries administratives, manque de confidentialité, difficultés de stationnement, etc.) 12.
Cependant, l’intérêt de l’instrumentation de la mercatique, et plus particulièrement du marchéage (« marketing mix »), est qu’il constitue, par la coordination d’un ensemble de méthodes, une véritable stratégie opérationnelle. La notion de produit invite d’abord à réfléchir sur la nature de l’offre en évaluant ses chances de succès (adéquation aux besoins, avantages stratégiques par rapport à des offres relevant de domaines proches). La qualité du produit est alors envisagée à partir de la façon dont l’offre est perçue par son destinataire du point de vue du produit lui-même, de son prix, de sa place, de sa distribution et de sa promotion, mais aussi et surtout de la façon dont l’ensemble des options retenues pour chacun de ces quatre paramètres forment une offre rationnelle, cohérente et adaptée à son objet. D’un point de vue bibliothéconomique, l’étude de la mercatique peut et doit ainsi viser à « mettre les outils du marketing au service des objectifs sociaux des bibliothèques » 13, pour leur permettre de mieux satisfaire aux besoins de la population que les responsables politiques leur ont fixé comme but de desservir.
Bibliothéconomie et fonction de contrôle
En matière bibliothéconomique, la fonction de contrôle recouvre les paramètres désormais classiques de l’évaluation des politiques publiques : contrôle de l’efficacité (écarts entre les objectifs et les résultats), contrôle de l’efficience (écarts entre les moyens et les résultats), et contrôle de la pertinence (écarts entre les moyens et les objectifs). C’est dire qu’elle constitue une fonction clef indispensable au pilotage stratégique (atteinte des objectifs), au choix des modes de production et à la prévision budgétaire (contrôle de gestion).
L’évaluation des bibliothèques telle qu’elle a été développée par la bibliothéconomie anglo-saxonne depuis les années soixante-cinq constitue une matière riche 14. Ce domaine de recherche a donné lieu à des travaux majeurs qui concernent désormais tous les types de bibliothèques, et tous leurs domaines d’activité, y compris (essentiellement grâce aux programmes de recherche américains 15 et anglais 16) ceux de l’information en ligne.
Le renouvellement de la bibliothéconomie passe bien entendu par la connaissance de l’instrumentation existante. Cependant l’évaluation est une fonction éminemment politique. Évaluer un résultat suppose en effet de s’entendre sur le choix de l’objectif et des critères sur lesquels sa réalisation va être appréciée, comme le relève Claude Poissenot : « Faute d’un affichage clair des finalités… des bibliothèques, il est impossible de procéder à leur évaluation » 17. Il s’agit par exemple de comprendre et de faire valoir que l’évaluation de l’efficacité (sociale) des bibliothèques est celle de la mesure des écarts entre les objectifs de politiques publiques qui leur sont assignés et les résultats obtenus, et non le simple constat d’un niveau plus ou moins élevé d’activité. Cette distinction est essentielle à la pertinence du dialogue entre responsables politiques et bibliothécaires 18.
Il convient donc d’associer étroitement les stratégies d’évaluation : en matière d’impact, aux sciences politiques et à la sociologie (liens entre les missions et objectifs et des résultats tangibles et quantifiables, c’est-à-dire à la problématique de l’évaluation des politiques publiques 19), en matière de pilotage stratégique, à la gestion des ressources humaines et au « marketing » (tableaux de bord), et en matière d’efficience et de pertinence, aux outils de la gestion et de l’analyse financières (contrôle des coûts).
Quelle que soit la richesse de la littérature existante, la définition d’un processus à la fois politique, stratégique et pratique de l’évaluation est sans doute l’un des grands chantiers de la bibliothéconomie.
Bibliothéconomie et fonction financière
Les bibliothèques sont davantage confrontées à la gestion de crédits qu’à de réelles responsabilités financières. Une telle gestion semble ne réclamer qu’un peu d’attention et de rigueur. Cependant les masses financières en jeu sont (si l’on prend en compte, comme il se doit, les frais de personnel et l’ensemble des dépenses directes et indirectes), de plus en plus importantes.
En outre, le caractère plus difficilement prévisible des dépenses (mutations techniques) et des recettes (mutations économiques et sociales) rend complexe la gestion la plus courante. Cette conjoncture est toutefois celle de la fonction publique dans son ensemble. C’est pourquoi l’État et les collectivités locales se dotent d’outils d’analyse et de prévision financières proches de ceux de la comptabilité des entreprises.
Ainsi l’instruction comptable M14, applicable aux collectivités territoriales françaises, introduit-elle les approches par nature et par fonction visant à éclairer les choix des assemblées délibératives et le contrôle de la gestion par l’autorité politique et administrative au moyen d’une approche plus complète des coûts.
C’est pourquoi le point de rencontre de la bibliothéconomie et de la gestion financière pourrait être défini comme celui de l’appréciation de la pertinence des ressources par rapport aux objectifs. Cette compréhension du coût des options et des procédures est en effet indissociable de la stratégie générale (et donc du management) de la politique documentaire et du système d’organisation de la bibliothèque. Cette fonction requiert la connaissance, au moins élémentaire, des principes et des outils de l’analyse et de la prévision financière afin de pouvoir les intégrer à une vision d’ensemble de la gestion.
L’expertise « bibliothéconomique » doit être suffisamment pertinente en matière financière pour jouer un rôle crédible d’aide à la décision auprès de l’administration et de l’autorité politique de tutelle. Cette fonction d’expertise recouvre l’évaluation des besoins financiers (c’est-à-dire des dépenses directes et indirectes) et un rôle de conseil, d’aide à la décision en matière de tarification des services et de recherche de financements complémentaires (ventes de produits annexes, mécénat). C’est dire qu’en matière de bibliothéconomie, la fonction financière est, comme en management, associée à la fonction « marketing » (étude de l’impact financier, de la qualité et du prix des services) et, s’agissant de management public, aux sciences politiques et à la sociologie (étude des logiques politiques et de l’impact social des mesures financières).
La fonction financière devrait ainsi permettre de justifier les choix techniques (bâtiments et équipements) et d’organisation (procédures internes et conditions de délivrance des services, y compris, au-delà des positions de principe, la question des tarifications), dans une logique d’optimisation des dépenses publiques du type « coût par usager » (rendement et efficacité sociale de l’organisation considérés ensemble).
Bibliothéconomie et fonction personnel
La gestion des ressources humaines recouvre celle, courante et prévisionnelle, des emplois (organigramme, définition des postes, évaluation et notation) et des compétences (planification des formations).
Le cadre statutaire et les outils de gestion des personnels ne sont, de prime abord, guère spécifiques aux bibliothèques. Cependant, en France même, la gestion des outils de différenciation (avancement, attribution de primes et indemnités) se révèle différente selon qu’il s’agit de la gestion des corps de l’État ou de ceux de la fonction publique territoriale. Au sein de cette dernière, les politiques de gestion varient encore sensiblement d’une collectivité à l’autre. Le management public aborde les cas de figure entraînés par cette diversité de situations. Il convient, certes, d’en connaître les outils et les méthodes, mais aussi de les appliquer, voire de les adapter, de façon pertinente à l’environnement spécifique des bibliothèques.
Il y a là place pour une réflexion qui, partant de ces généralités, soit plus proprement bibliothéconomique. Le dispositif doit, dans le contexte particulier des bibliothèques et centres documentaires, satisfaire à la qualité des services, servir l’efficacité et la productivité de l’organisation, en mobilisant et motivant les personnels. Il convient de mettre en relation les données statutaires, la connaissance des formations générales et professionnelles, initiales et continues et les besoins de l’organisation, afin de bâtir une gestion des ressources humaines cohérente et conforme aux objectifs.
Les atouts de la situation française
La gestion des bibliothèques souffre d’un certain nombre de lacunes auxquelles il est nécessaire de remédier, mais elle dispose d’un certain nombre d’atouts dont il serait dommage de ne pas tirer pleinement parti.
Tout d’abord la bibliothéconomie échappe, en France, à la prétention d’un statut de discipline universitaire. La formation bibliothéconomique complète en effet une formation scientifique sanctionnée par un diplôme de deuxième cycle. Elle n’est considérée, au sein même des écoles et centres de formation, que comme l’un des éléments de la formation des personnels. Il n’y a lieu que de se féliciter de cette situation.
D’abord, parce que l’exercice de responsabilités intellectuelles et stratégiques en bibliothèque requiert avant tout une culture générale solide. Ensuite parce que les techniques mises en œuvre ne sont pas toujours spécifiques. Enfin, parce que la relative modestie des cursus professionnels peut éviter la formalisation excessive d’une bibliothéconomie dont on constate chaque jour les limites et le besoin d’une évolution constante.
L’environnement institutionnel fran-çais des statuts et des formations présente, pour la gestion des bibliothèques, la possibilité de concilier diversité et cohérence.
La cohérence est favorisée par l’homologie statutaire qui, depuis 1992, permet de surmonter le cloisonnement entre personnels de l’État et personnels des collectivités territoriales (ce qui est bien le moins), mais encore (ce qui n’est pas si répandu ailleurs), entre bibliothèques universitaires, bibliothèques publiques et bibliothèques nationales. Cette dernière disposition répond aux besoins d’une société où, la fréquentation de l’université étant devenue un phénomène de masse et la formation continue une nécessité, les bibliothèques universitaires et publiques, ainsi que la Bibliothèque nationale de France desservent de plus en plus les mêmes publics et emploient de plus en plus les mêmes outils. Cette homologie de statut des personnels est de nature à faciliter la coopération. Encore faut-il qu’elle se double d’une véritable harmonisation des formations.
La diversité des partenaires de la formation initiale et continue crée un environnement propice à l’émergence d’une bibliothéconomie qui s’insère dans une vision d’ensemble de la gestion des bibliothèques. Si l’on part des besoins de la gestion d’une bibliothèque tels qu’ils sont recensés dans le tableau (cf. ci-dessus), on constate que la diversité de ses partenaires institutionnels – CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale), ENSSIB (École nationale des sciences de l’information et des bibliothèques), IFB (Institut de formation des bibliothécaires), École des chartes, université et centres régionaux de formation qui leur sont associés –, qui constituent l’environnement de ce que l’on pourrait appeler les études « bibliothéconomiques », fait bénéficier la bibliothèque d’un faisceau de compétences susceptible de recouvrir tous les domaines de connaissance que nous avons recensés. Il reste à faire en sorte que ces ressources soient pleinement exploitées par l’effort conjoint de tous les partenaires du devenir des bibliothèques.
Les axes d’un renouvellement
En guise de conclusion, on serait tenté de dire qu’il ne s’agit pas tant de « refonder » la bibliothéconomie que de la remettre en perspective d’une approche plus générale de la gestion. Seule une vision d’ensemble, politique et stratégique, peut permettre d’évaluer la pertinence de propositions instrumentales ou techniques. Cette perspective nous semble devoir, pour l’immédiat, retenir les axes suivants :
1. Partir de l’ensemble des politiques publiques auxquelles contribuent les bibliothèques (essentiellement : développement de la lecture, formation, information et culture, et donc indirectement, justice sociale, citoyenneté, recherche, développement économique et emploi) pour déboucher sur le choix et la formulation de missions, rôles et objectifs explicites ;
2. Définir des méthodes de management stratégique subordonnant les outils de gestion et les techniques utiles aux bibliothèques aux visées de ces missions, buts et objectifs ;
3. Assortir la compétence bibliothéconomique d’une compétence administrative élémentaire (relative au niveau de qualification considéré), recouvrant le droit et l’administration publiques, la gestion financières et celle des ressources humaines ;
4. Intégrer les apports des sciences de l’information et concevoir la bibliothéconomie comme une discipline commune à tous les types de bibliothèques et de centres documentaires.
Il convient enfin de prendre en compte dans la conception même de la gestion la nature et la fonction sociale de l’institution.
S’agissant des bibliothèques et centres d’information relevant de l’État ou des collectivités territoriales, il va donc de soi que ce management ne peut être défini que comme un management des bibliothèques de service public.
Janvier 1998