Pour une culture de l'information
Christophe Pavlidès
L’interassociation ABCD (Archivistes, Bibliothécaires, Conservateurs, Documentalistes) est née en 1992, mais il ne faut pas se fier à son jeune âge. Désormais présidée par Pierre de Peretti (qui succède à Jean-Luc Gautier-Gentès), fédérant déjà neuf associations professionnelles, elle multiplie les occasions de confrontations et de convergences entre métiers voisins.
La « culture de l’information », objet de toutes ses attentions, était le fil conducteur de la rencontre interassociative organisée à la Cité des sciences et de l’industrie le 31 janvier 1996. Ou un de ses fils conducteurs, si l’on en croit l’intitulé multiple de cette manifestation *... mais, ne dit-on pas que des questions complexes ne peuvent être traitées que dans un cadre au moins aussi complexe ?
Ainsi, selon l’exemple pris par Jean Michel, qui anime le comité ad hoc de l’interassociation, le terme même de formation des utilisateurs semble dépassé avec le développement de la « formation informelle ». Parler de culture de l’information paraît plus adéquat, sinon plus précis.
Le monde du travail et de l’entreprise
Le plus simple, pour aborder un sujet conceptuellement flou, était de l’envisager dans ses conséquences pratiques. Animée par Marie-Hélène Kœnig, de la médiathèque de la Cité des sciences et de l’industrie, la première table ronde questionnait le monde du travail et de l’entreprise.
Marie-Odile Paulet, en présentant les propositions de l’Union confédérale des cadres-CFDT « Pour rouler futé sur les autoroutes de l’information », rappelait qu’un syndicat a aussi un rôle prospectif : plus les systèmes se complexifient, plus la capacité d’adaptation et de réaction est importante. Le télétravail pose bien sûr le problème de la frontière entre vie professionnelle et vie privée (d’où la revendication du droit à fermer son téléphone portable...), mais aussi celui de la disparition des occasions d’information informelle (la machine à café !), à compenser par des moments de regroupement dans l’entreprise, ou de formation. Du point de vue de l’entreprise, l’impact des enjeux de l’information peut se penser en termes de stratégie quasi guerrière, impliquant notamment une très grande rapidité de mouvement et de réaction (Henri Spitezki, Banca). Pierre Chapignac (Stratégie et Mutation) préfère parler d’intelligence économique, qui se définirait comme « l’art de manager la bulle informationnelle ». Les métiers de l’information ne se caractérisent plus par un acte productif, mais par l’échange, la mise en relation, bref la « capacité à créer de la richesse immatérielle ».
Le monde des chercheurs
Passant du monde de l’entreprise à celui des chercheurs, la deuxième table ronde, animée par France Vernotte, s’ouvrait sur une analyse des atouts et risques de l’utilisation du multimédia dans l’enseignement par Pierre Laszlo, de l’École polytechnique. Pour Jean-Marie Albertini, directeur de recherche émérite au CNRS, le plus important est de « donner du sens », en menant des recherches sur la manière dont les gens s’approprient les connaissances : « Si tu veux savoir, va voir ! ». Or, sommes-nous tous égaux devant l’ordinateur et l’information électronique ?
Comme le souligne Philippe Gabriel, de l’IREDU (Institut de recherche sur l’économie et l’éducation), les progrès technologiques sont généralement faits pour les utilisateurs « typiques ». Or, l’amplitude de temps entre individus pour l’exécution de tâches s’accroît fortement lorsque ces tâches sont informatisées. Les professionnels de l’information ont donc beaucoup à faire dans l’aide à l’utilisateur, sur la base des variables explicatives identifiées (âge, représentation de l’espace, facteurs non cognitifs...).
Formation permanente et programmes scolaires
Le premier débat de l’après-midi, autour de Jean-Pierre Roze, de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, permettait la mise en perspective de la problématique précédente avec les mutations de la formation permanente et des contenus des programmes scolaires.
Pour Yves Lasfargue, directeur du CREFAC à Pantin, de nouveaux types de compétences devront être développés dans la formation permanente, notamment : savoir communiquer, négocier et travailler en équipe, savoir travailler sur des systèmes fragiles et vulnérables, et surtout, ordre du jour oblige, savoir travailler sur des systèmes abstraits et interactifs. Or, ces systèmes requièrent une formation de plus en plus courte, voire immédiate, mais un apprentissage de plus en plus long, et un temps de « rodage » encore plus long : que d’heures passées avant de maîtriser les arcanes d’un logiciel, alors que quelques minutes ont suffi pour savoir y accéder... Les médiateurs d’information n’ont plus (!) qu’à reconstruire des catégories, s’ils ne veulent pas que leurs utilisateurs soient comme les filles devant la console de jeu de leurs frères : démotivé(e)s...
La question du sens et des catégories du savoir est elle aussi au cœur de l’évolution des programmes scolaires (Claude Capelier, Conseil national des programmes) : « Depuis qu’il y a de la formation partout, plus personne ne sait sur quoi il faut former... ». Il faut donc, en hiérarchisant les disciplines et les rapports entre eux, donner une perspective aux programmes. Dans les deux ans qui viennent, le CNP va consulter des spécialistes des disciplines, niveau par niveau pour le collège, afin de reconstruire des repères culturels, si possible partagés par tous.
Les institutionnels
L’apprentissage, personnalisé, appelle une émulation collective : c’est ainsi que P. A. Tavoillot passa la parole, pour une dernière table ronde, aux « institutionnels », afin qu’ils exposent leurs actions et projets.
On entendit successivement Serge Kancel, de la Direction du livre et de la lecture, Patrick Schouller, du ministère de l’Industrie, Daniel Confland, de la Direction de l’information scientifique, des technologies nouvelles et des bibliothèques, et Claire Boîteux, de la Délégation à la formation professionnelle, du ministère du Travail. Que ce soit en matière de documentation ou en matière de formation, et, à plus forte raison, lorsqu’on marie les termes, le débat se situe sur le passage d’une logique de l’offre à une logique de la demande : les nouveaux médias et Internet génèrent ainsi la nécessité d’un « surplus d’intermédiation ».
Après des interventions aussi disparates que foisonnantes, Jean Michel, de l’ADBS, ne pouvait qu’appeler de ses vœux la mise en place d’une sorte de Comité national autour de la culture de l’information, qui permettrait de mobiliser les partenariats et de fédérer les actions des uns et des autres.
Gérard Théry pouvait conclure sur un triple registre. Président de la Cité des sciences et de l’industrie, il connaît tout l’enjeu de l’accès à l’information. Auteur du rapport sur les autoroutes de l’information, il sait qu’elles ne se réduisent pas à Internet. Et, en bon père du Minitel, il croit à l’avenir des terminaux « stupides », pardon, « dégraissés », mais tellement moins chers, qui pourraient démocratiser l’accès aux réseaux, et pour lesquels – faut-il s’en étonner ? – La Villette tient un projet d’appel d’offres d’envergure internationale... Souhaitons à ce grand projet un avenir meilleur que celui des civilisations qui, selon Gérard Théry, n’ont pas maîtrisé les enjeux de communication : « N’oublions jamais, quand on regarde l’histoire, qu’elle est peuplée de cimetières culturels ».