Les livres de leur vie
De 1991 à 1994, s'est tenu à la Bibliothèque publique d'information un cycle de rencontres animées par Bruno de Cessole, où des écrivains venaient présenter les « livres de leur vie ». Dix de ces entretiens, présentés et remis en forme par Bruno de Cessole nous sont aujourd'hui proposés, dans une présentation sur laquelle, une fois n'est pas coutume, nous nous attarderons.
Douze petits livrets s'offrent à notre lecture : ils constituent une sorte de coffret entouré et tenu par une bande de papier. Les dix entretiens correspondent donc chacun à un tiré à part et sont encadrés par une très courte introduction de l'éditeur et par un « livre blanc » qui se nomme bien évidemment « les livres de votre vie » et dont toutes les pages immaculées n'attendent que votre écriture et votre liste de lectures préférées. Disons-le, cette pseudo-interactivité fait gadget !
Cette impression désagréable est d'ailleurs renforcée par la présentation d'ensemble de ces livrets : format inférieur au livre de poche, petite vignette gratuite (un rectangle de peau de zèbre dont les rayures sont positives ou négatives suivant la couleur de couverture blanche ou noire de l'opuscule...), et surtout une police de caractère minuscule, d'une graisse ultra maigre ; bref, fournis sans loupe, ces livres qui parlent de l'amour de la lecture ne l'encouragent guère !
Découvrir des auteurs et des oeuvres
Cela est d'autant plus dommage que les propos rapportés sont intéressants, ne serait-ce que par la variété des invités : d'André Comte-Sponville à Jean d'Ormesson, de Rachid Mimouni à René de Obaldia. Tout lecteur d'un de ces écrivains y trouvera matière à mieux le connaître, la liste des livres chéris constituant une sorte de biographie intellectuelle (et parfois sentimentale) de l'auteur et rencontrant fatalement la question de l'écriture. Car les oeuvres aimées sont celles aussi auxquelles on se confronte, auxquelles on doit pour partie sa vocation : Les Souvenirs d'enfance et de jeunesse de Renan, lues à sept ou huit ans par George Steiner ont peut-être décidé de sa vie, lui communiquant la passion de la vérité philologique...
L'autre grand intérêt de ces entretiens est qu'ils communiquent à leur tour l'envie de découvrir d'autres oeuvres, d'autres livres : que l'on écoute l'émotion de Christian Bobin évoquant Le Lys dans la vallée ou plus brièvement Le Gardeur de troupeaux de Pessoa, ou que l'on se promène magnifiquement avec Michel Chaillou chez Montaigne, Restif de la Bretonne ou Lawrence Sterne.
Des lectures très diverses
Plus surprenant encore est la diversité des lectures de chacun. Qui aurait pensé que Jean d'Ormesson avait commencé par lire des bandes dessinées (Les Pieds nickelés) et aimait Aragon ? Ou Steiner, José Maria de Heredia et Edmond Rostand ? Le « vagabondage de la lecture », la boulimie de lecture sont vivement encouragés !
De toutes ces expériences subjectives, que peut-on conclure ? Existe-t-il quelque figure, au moins fugace, du lecteur type ? Il semble que la lecture oscille en effet toujours entre deux modes : celui de la retraite et celui de l'expansion. A Jude Stefan qui affirme : « On ne lit pas pour s'instruire, on ne lit pas pour s'amuser, on ne lit pas pour se connaître. (...) Si je lis, c'est d'abord pour oublier », Claude Roy répond : « La lecture, c'est l'ouverture sur la parole des autres, c'est la liberté d'entendre et d'écouter, et de dire, et de répondre ».
Ces deux positions ne sont pas aussi dissemblables qu'on pourrait le croire. Ne les retrouve-t-on pas, d'ailleurs, tour à tour chez le même individu, à des moments différents de sa vie, voire à des instants différents de sa lecture ? Telle lecture qui permet d'oublier la réalité présente, ennuyeuse, est l'occasion, même si ce n'était pas son propos initial, son origine, de s'ouvrir à quelque autre monde. Inversement, ce que l'on lit pour se comparer à autrui et s'enrichit ouvre une brèche dans le présent, le fait passer au second plan.
Lecture liberté, lecture résistance
Toute lecture est illusion au sens noble du terme : la distance qu'elle permet d'acquérir est vue, par la plupart des écrivains et philosophes présents ici comme une garantie de liberté, voire, chez Rachid Mimouni comme chez René de Obaldia, comme une forme de résistance. Sur cette question fondamentale, il appartient à Philippe Sollers de conclure : « Encore une fois, j'associerais automatiquement et même systématiquement (...) l'idée de la possibilité de lecture avec la liberté dans sa réalité sociale ou historique. Pourquoi ? Parce que la lecture, si on sait lire, introduit une perspective, une relativité... Et l'expérience prouve que l'être humain qui vit dans la relativité est moins assommant que les autres. Qu'est-ce qu'être prisonnier de la crédulité, des préjugés, de la bêtise aussi ? C'est ne pouvoir avoir accès à cette merveilleuse relativité des discours, des postures humaines dans telle ou telle situation... A cet égard, la lecture est évidemment la plus essentielle des écoles de liberté ».