Bibliothèques et publics sensibles à Échirolles
Marie-Claude Bellanger
Comment faire face aux difficultés rencontrées au quotidien avec des jeunes dans une ville de banlieue ? Confrontée aux difficultés grandissantes du terrain, une équipe de bibliothécaires d'Echirolles, ville de 36 000 habitants située dans l'agglomération grenobloise, a mis en place par étapes un certain nombre d'actions : formation individuelle et collective, stage de connaissance des publics, audit organisationnel, questionnement sur l'identité et les missions respectives de la bibliothèque et de ses partenaires, intervention d'un psychosociologue et enfin supervision d'équipe avec un thérapeute.
How to face up to everyday problems with suburban teenagers ? Confronted with increasing difficulties in the field, a team of librarians from Echirolles, a suburban town of Grenoble has set up by easy stages several actions : individual and collective training, workshop for a better knowledge of users, audit about organization, questions about the identity and the missions of the public library and its partners, the paticipation of a psychosociologist and finally the supervision of the team by a therapeutist
Wie darf man die Schwierigkeiten überwinden, auf die man mit den Jungen einer Vorortsstadt jeden Tag stößt? Eine mit den immer wachsenden Schwierigkeiten der Ortschaft konfrontierte Bibliothekarenmannschaft hat mehrere Leistungen in Échirolles, einer in der Grenobler Siedlung von etwa 36 000 Einwohnern bevölkerten Stadt, allmählich vorgeplant und eingesetzt: persönliche und gemeinsame Ausbildung, Praktika für eine bessere Kenntnis des Publikums, kritische Evaluierung der Tätigkeit, Nachdenken über die gegenseitige Identität und die Aufträge der Bibliothek und deren Partner, Einschreiten eines Psychosoziologen und Überprüfung der Mannschaft mit Hilfe eines Therapeuten.
Ville de 36 000 habitants située dans l’agglomération grenobloise, Échirolles possède une bibliothèque récente (1975), composée de trois équipements, dont le principal (700 m2) est situé dans un quartier de 15 000 habitants datant des années 70. Ce quartier, qui a bénéficié dès leur naissance des procédures de ZEP (zone d’éducation prioritaire) et de DSQ (développement social des quartiers), a présenté dès le milieu des années 80 les symptômes devenus classiques des villes de banlieue à forte densité populaire et immigrée.
Fortement interpellée dans son fonctionnement quotidien, la bibliothèque a dû se remettre en question et, portée par les récents apports de la sociologie de la lecture, inventer des solutions pour répondre aux difficultés grandissantes du terrain. Est donné ici un aperçu des étapes de cette réflexion-formation, à laquelle j’ai participé en tant que responsable d’un des équipements de la ville 1. Avant d’entrer dans le détail du sujet, donnons la parole à Adil Jazouli, sociologue spécialiste du problème des banlieues : « Les problèmes posés par cette tranche d’âge sont, d’abord et avant tout, le reflet et le miroir grossissant des difficultés du monde des adultes à propos des normes, des règles, des espaces d’écoute et d’échange ainsi que des perspectives offertes à cette jeunesse populaire en herbe. La difficulté des relations sociales et éducatives avec cette tranche d’âge provient à la fois d’un manque de formation des acteurs professionnels et d’une certaine fatigue des familles concernées, de même que la faiblesse des réponses en terme d’action publique et durable engendre une incapacité collective à générer des initiatives et des projets qui associent le partenariat le plus large entre acteurs professionnels et associatifs en particulier » 2.
Echirolles 1988 : la crise
A cette époque, il apparaît que le maillage partenarial dans lequel s’insère la bibliothèque depuis ses origines (éducateurs de prévention, MJC-maisons des jeunes et de la culture, centres sociaux, ZEP, antenne du CCPD-Centre communal de prévention de la délinquance, etc.) ne suffit plus à répondre aux problèmes rencontrés.
Ces problèmes viennent en même temps de l’extérieur et de l’intérieur. De l’extérieur, c’est une multiplication des difficultés rencontrées avec des enfants et des jeunes, individuellement ou en groupe et qui se traduisent par des ouvertures au public très perturbées, des vols, des dégradations, une agressivité grandissante envers le personnel, voire une violence physique.
La réponse immédiate à cette situation de crise aiguë est la fermeture ponctuelle de l’équipement ou celle des portes pendant les plages d’ouverture au public, les usagers devant sonner à la porte pour être « filtrés ». Le personnel est en état d’épuisement, le public mécontent, et la directrice fait la lecture suivante de la situation : la bibliothèque n’est pas capable de répondre aux attentes et aux usages nouveaux de ces publics différents. L’injonction est ainsi donnée au personnel de prendre en compte cette réalité nouvelle, de repenser ses pratiques, de faire preuve d’imagination afin d’improviser des solutions adaptées au cas par cas quand les groupes deviennent incontrôlables. Ces nouvelles missions, qui relèvent des pratiques des animateurs et des éducateurs, s’accompagnent d’une demande accrue de la direction envers les bibliothécaires de travail en partenariat sur le quartier, hors les murs de la bibliothèque.
Il faut se rappeler qu’à cette période les notions d’illettrisme, de lutte contre les ségrégations, de culture populaire, légitime et de relativisme culturel commencent à entrer fortement dans le discours et la réflexion des bibliothécaires, nourrie par les apports de la sociologie de la lecture. Parallèlement, la réflexion sur les publics et leurs usages se développe et les bibliothécaires sentent bien que le repli frileux sur soi n’est plus possible. Le métier, du moins dans le type de quartiers dont il est ici question, ne semble plus pouvoir s’exercer « comme avant ».
Jacky Vieux, directeur du Service culturel de la ville de Givors, résume à mon sens fort bien le problème, lorsqu’il interroge le rôle social de la bibliothèque dans la cité en posant la question suivante 3 : « Est-ce que la bibliothèque est en mesure de provoquer un certain nombre d’effets sur le territoire, non seulement dans le domaine culturel, mais dans le domaine de la vie tout court ? ». Ce questionnement sur les rapports que la bibliothèque entretient avec la vie de la cité 4 renvoie aux évolutions des politiques culturelles depuis les années 70. Si dans ces années-là les notions de générosité et de démocratisation culturelle étaient à l’ordre du jour, on assiste dans les années 80 à l’identification des différents types de public et à des tentatives pour « coller » aux besoins des usagers, y compris ceux d’un public appelé potentiel, ou non-public. C’est dans cette démarche qu’était engagée la bibliothèque d’Echirolles lorsque les dysfonctionnements dont nous venons de parler ont atteint leur paroxysme. Car les demandes de la direction paraissent ingérables à un certain nombre de bibliothécaires. Le fossé se creuse entre des personnels qui acceptent de se mettre à l’écoute de ces publics de jeunes et d’autres, qui ne veulent pas entrer dans ce qu’ils considèrent comme du travail social ou du ressort de la MJC.
Réflexions sur les missions
Devant cet état de crise, trois rencontres, financées par le budget animation de la bibliothèque et encadrées par un intervenant spécialisé sont organisées entre personnels de la bibliothèque et de la MJC. Ces contacts constituent une première mise en commun des pratiques et des difficultés rencontrées sur le terrain. C’est la première fois que la parole est donnée aux gens pour exprimer les difficultés qu’ils ressentent. Les questions abordées ont été : qui sommes-nous ? Quelles missions respectives avons-nous ? La bibliothèque est-elle un espace éducatif ? Quelles sont nos attitudes vis-à-vis des jeunes ? Sommes-nous plutôt permissifs, voire laxistes, ou au contraire autoritaires ?
Si ces premières rencontres n’ont pas permis de trouver des solutions immédiates, elles ont permis de commencer à poser de vraies questions. Une étape supplémentaire a été franchie avec la venue du secrétaire général, invité à une réunion de travail des bibliothécaires. La prise en compte par la ville, et notamment par le Service prévention, des difficultés rencontrées au quotidien par le personnel, a été très importante pour ce dernier. C’est, à mon sens, un des aspects essentiels du traitement global du problème qui nous occupe. En même temps, nos questionnements étaient portés auprès des instances du quartier : DSQ, CCPD, conseil de ZEP, illustrant ainsi les concepts de territorialité à l’ordre du jour actuellement : « Grâce aux plans locaux d’insertion et autres contrats de ville, le travail à l’échelle des quartiers devient de plus en plus inséparable d’un point de vue dynamique sur la ville en général, réactualisant par là les propositions d’actions et les stratégies » 5.
Les débuts de l’action lecture
C’est dans cet esprit de territorialité que se met en place en 1989 un projet financé par le Service prévention et piloté par la directrice de la lecture publique, intitulé « Action lecture ». Son objectif est de créer une dynamique autour de l’écrit sous toutes ses formes auprès d’enfants de sept à dix ans repérés par les enseignants comme ayant des difficultés d’apprentissage. Ce projet se propose d’aider l’enfant et d’intégrer dans ses propositions le triangle famille/école/quartier.
Des séjours-lecture, dont le fonctionnement et les objectifs sont comparables à ceux des classes-lecture de l’Association française pour la lecture (AFL), sont organisés à l’occasion des vacances scolaires. Vingt enfants, encadrés par des animateurs, des bibliothécaires et des éducateurs, peuvent y participer, sur la base d’un volontariat des familles. Entre les séjours, des ateliers fondés sur des projets socialisants (journal, représentation théâtrale, écriture de textes, réalisations d’histoires en diapositives ou en livres, etc.) sont proposés aux volontaires enfants, familles et enseignants. La bibliothèque est le partenaire privilégié de cette action, actuellement coordonnée par un agent de développement local à mi-temps, payé sur les crédits du contrat de ville.
Audit organisationnel et formation du personnel
Cette même année, parallèlement à la mise en place de l’action-lecture, la réflexion sur le fonctionnement de l’institution-bibliothèque et sur ses missions se poursuit avec un audit organisationnel. En même temps, les bibliothécaires engagent des formations personnelles : DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) pour la responsable, stages sur l’accueil du public et le rôle de la médiathèque en quartier difficile pour les bibliothécaires. Toutefois, certains dans l’équipe ont déjà l’intuition que la situation ne changera pas vraiment si on ne s’interroge sur le comportement personnel et la manière de ressentir de chacun. Mais les choses ne semblent pas encore être vraiment mûres...
Connaissance du public échirollois
En 1990, un stage, organisé en site dans le cadre du plan d’action-formation et animé par un sociologue, se propose d’analyser très finement le public des bibliothèques et le lectorat potentiel de la ville, dans le but de dégager de nouvelles stratégies d’action. Si cette formation conduit l’ensemble des bibliothécaires à prendre conscience du réel enjeu sociologique de toutes ces questions, il a toutefois principalement pour effet de déculpabiliser l’équipe.
En effet, eu égard à la composition de la population échirolloise, les résultats obtenus par les bibliothèques (en matière d’inscrits et de nombre de prêts, mais aussi de fréquentation des manifestations et animations proposées) apparaissent tout à coup comme loin d’être négligeables. Ceci est assez nouveau, le constat général étant auparavant plutôt celui d’insuffisance et d’échec partiel : les bibliothécaires avaient l’impression de faire beaucoup d’efforts pour peu de résultats. A partir de ce stage, le personnel commence à porter un autre regard sur son travail, valorisé par l’intervenant extérieur. En même temps, les responsables changent de point de vue et comprennent que « tout le monde ne peut pas tout faire » et qu’il faut viser une « pluricompétence » de l’équipe, où chacun trouve sa place.
Cette prise de conscience des responsables a amené progressivement à une diversification des profils d’embauche, autant que le statut et les postes le permettent : animateurs, éducateurs, jeunes étudiants issus de l’immigration (qui bénéficient d’une identification positive par les jeunes quant à la réussite scolaire 6) entrent progressivement à la bibliothèque à partir de cette période. Du même coup, les compétences en matière de travail technique et bibliothéconomique de certaines bibliothécaires se trouvent revalorisées, d’autant que l’informatisation de la bibliothèque est en cours, rendant provisoirement moins perceptibles les problèmes de relation avec les publics sensibles.
Nouvelles tensions
En 1991-1992, comme la première fois, des tensions apparaissent en même temps dans l’équipe et entre le personnel et le public jeune. Des réactions violentes de certains membres du personnel envers les jeunes se produisent, et il apparaît de plus en plus évident que la formation doit s’orienter différemment. De nouvelles rencontres sont organisées, sous le label « RAPS » (recherche-action-publics-sensibles). La forme se cherche un peu dans un premier temps : discussion autour de livres lus, travaillés et présentés par un bibliothécaire (sur l’adolescence, l’illettrisme et les faibles lecteurs, le rôle du médiateur culturel, etc. 7), afin de tenter de trouver des réponses théoriques aux problèmes vécus au quotidien. Des rencontres avec des collègues éducateurs ou bibliothécaires sont organisées, des visites de bibliothèques faites, tout cela en vue de confronter les expériences, d’imaginer des solutions. Le réseau des partenaires apparaît alors plus utile que jamais, pour construire une soupape de sécurité et se donner des outils afin d’éviter la « mise en tension » de l’institution.
Nouvelles rencontres autour de la parole
Finalement, en 1992, l’équipe sollicite de nouvelles rencontres avec un intervenant extérieur. En effet, la parole autour des difficultés vécues apparaît comme de plus en plus nécessaire. Voici les conclusions rédigées par le psychosociologue au terme d’une première série de rencontres : « La population concernée est un groupe de préados garçons, appartenant à des familles fragilisées par les problèmes de société actuels, souvent en difficulté scolaire, ayant déjà fait plus ou moins l’expérience de l’exclusion, avec ce que cela comporte de souffrance mais aussi de jouissance, de désirs de revanche, voire de vengeance et n’ayant peut-être pas (encore) tout à fait renoncé à compter pour les adultes...C’est aussi un groupe de préados filles, qui leur ressemblent comme des sœurs, se sentent souvent mal chez elles et ont parfois fait l’expérience de règles familiales injustes. Elles peuvent se permettre, vu leur sexe, des demandes affectives plus exprimées que les garçons, mais elles seraient tentées de croire que, si on les aime, les règles ne s’appliquent pas pour elles dans la bibliothèque » 8.
S’interrogeant sur ce que ces jeunes viennent faire à la bibliothèque, le groupe a émis l’analyse suivante : « Ils ne savent pas très bien ce qu’ils attendent de ce lieu dit bibliothèque vers lequel ils se rendent sans avoir le profil de ceux pour lesquels elle a été pensée : sans doute un accès au savoir, à la connaissance, par d’autres chemins que les chemins scolaires ; sans doute une réhabilitation personnelle, qui passerait par le fait de nouer des alliances avec des adultes extérieurs à la famille et à l’école : des bibliothécaires sympathiques ; sans doute un moment de détente physique et psychique après les contraintes de la classe ; peut-être une occasion d’expérimenter une loi juste : qui limite sans exclure, qui limite mais qui permet des réalisations et, qui sait, ouvre sur des initiatives et des responsabilités.
Mais ils seraient tentés de se « contenter de tout autre chose » : très tentés même de trouver d’autres satisfactions dans le fait de « se payer » des bibliothécaires et des conflits jouissifs et excitants, de vivre des transgressions et des exclusions spectaculaires avec le plaisir retrouvé, le sentiment d’appartenance à la catégorie des exclus, ceux que les autres ne veulent pas et qui se retrouvent entre eux, autorisés à ne plus respecter aucune règle, ressenties toutes comme injustes. Certains modèles sur le quartier inquiètent mais fascinent aussi ces jeunes en quête d’identité » 9.
À partir de ces constats, une réflexion autour d’un espace « transitionnel » dans la bibliothèque se met en place, nourrie de la réflexion de Marie-Jeanne Bergeault. Cet endroit, sas entre le dehors et un dedans qui a ses règles, ses codes parfois complètement étrangers à la réalité de ces publics, pourrait être un lieu où serait pris en compte le fonctionnement de ces jeunes, leur besoin de bouger, de se retrouver, de faire du bruit, tout en gardant sa vocation de lieu de rencontres multiples et variées avec l’écrit sous toutes ses formes, mission première des bibliothèques qu’il n’a jamais été question d’abandonner. Pour des raisons diverses (manque de locaux, de personnel spécialisé, de crédits...), ce projet n’a pas vu le jour, mais la réflexion a continué et s’est orientée vers une véritable supervision d’équipe.
Un travail d’équipe
En 1992-1993, huit séances de supervision d’équipe, espacées les unes des autres de un à deux mois, ont été encadrées par un thérapeute d’origine arabo-islamique, ce qui s’est révélé être d’une grande richesse par rapport à la compréhension des problématiques culturelles et psychologiques du public qui nous occupait, essentiellement d’origine maghrébine. Ces séances, contrairement aux craintes et aux fantasmes de certains membres du personnel, n’ont pas du tout été des séances de psychodrame ou de psychothérapie de groupe ! Elles ont davantage été un lieu de parole, de mise en commun des difficultés communes ou individuelles, une lecture par le thérapeute de certaines situations de conflit et enfin le lieu d’une élaboration d’outils communs en vue de créer une cohérence de la structure bibliothèque et de ses membres.
Ce travail a fait cheminer l’équipe sur plusieurs plans, et lui a permis de progresser dans la compréhension des mécanismes tant sociologiques que psychologiques qui mènent certains jeunes aux comportements problématiques constatés ; et notamment de travailler sur les notions d’exclusion, d’intégration, de violence. Il a également permis d’avancer dans la réflexion sur le positionnement de l’institution et de ses membres par rapport à la ville, au quartier, à l’ensemble du public.
Ainsi nous avons compris que les dysfonctionnements ne venaient pas seulement et uniquement des jeunes, mais aussi de nous, de l’institution et de son organisation. Ces séances ont permis encore à chacun de prendre du recul par rapport à ces difficultés, à les gérer avec davantage de sérénité et de confiance, grâce à une déculpabilisation importante et à une certaine compréhension des transactions à l’œuvre dans les rapports d’agressivité et de violence : notion de « toute puissance » chez l’enfant ou le jeune, nécessité de garder des instances de régulation, etc. Ces rencontres, ainsi que tout le travail réalisé au préalable, ont permis une réelle mise à distance d’un vécu quotidien lourd. Le regard porté par une tierce personne sur notre expérience concrète a permis de sortir du seul mode négatif. Comprendre que l’agressivité ou la violence du jeune n’est pas tournée vers moi en tant qu’individu mais qu’elle est le résultat d’un processus de destruction inscrit dans son histoire (et toujours réversible heureusement), qui vise davantage l’institution ou l’injustice dont il se considère victime que ma propre attitude, cela me permet d’être moins tendu, moins décontenancé devant son agressivité.
Cette décrispation a permis un réel changement dans l’attitude des personnels au quotidien. La cohérence et la cohésion de l’équipe se sont trouvées renforcées, ce qui a été nettement perçu par les jeunes en difficulté, dont un des buts est souvent de déstabiliser l’adulte et d’exploiter ses failles. Quand deux ou trois personnes sont au coude à coude pour faire front, quand on se sent épaulés et solidaires, il est plus facile de résister au désordre, au chaos que le ou les jeunes tente(nt) d’injecter en nous. Il est alors plus facile aussi de calmer, de rassurer, d’énoncer la règle « à froid », sans forcément entrer dans les explications ou le raisonnement, mais simplement en répétant les consignes ou les limites.
Ces séances ont également permis de travailler sur notre propre rapport à la loi, à la règle et au règlement. Nous nous sommes aperçus que ces notions étaient également au cœur de toute cette réflexion... Celui qui n’est pas au clair par rapport à la règle en général ne peut pas être à l’aise avec celle de l’institution. Au contraire, il aura tendance à la transgresser, donc à créer de l’incohérence, qui se répercutera sur l’ensemble du service. Se donner une logique institutionnelle claire permet de dépasser les logiques individuelles et souvent affectives. Ce travail d’élaboration a amené l’équipe à revoir entièrement le règlement intérieur et à l’enrichir considérablement, ce qui me semble le reflet d’une réelle clarification institutionnelle.
Des propositions différentes
Ce travail de supervision a permis de commencer à analyser le type d’offre culturelle proposé par la bibliothèque. A partir de la réflexion sur les contenus souvent légitimes, donc excluants pour une grande part du public, de nos offres de lecture ou d’animation, nous avons essayé d’élaborer des propositions différentes, visant à mettre en valeur les richesses des cultures d’origine de notre public, à créer des ponts entre les différentes cultures, pour montrer aux jeunes que l’une n’est pas forcément supérieure à l’autre, n’exclut pas forcément l’autre, que tout cela peut cohabiter, circuler.
Au terme de ce cheminement individuel et collectif à la fois, la directrice de la lecture publique faisait en 1993 le constat suivant : « Ayant repris la direction de la bibliothèque Pablo Neruda en septembre, je suis frappée par la cohésion de l’équipe et sa volonté de faire face. Le travail effectué a sans doute porté ses fruits : dédramatisation, capacité d’analyse des situations, volonté de partage et d’harmonisation du comportement de chacun, réactions mesurées et légitimes face à l’agressivité. Je remarque également que de très nombreux jeunes du quartier utilisent normalement la bibliothèque, viennent y faire leurs devoirs, profitent de ses ressources dans le plus grand respect des lieux et dans une ambiance pluriculturelle extrêmement réconfortante, situation qui m’apparaît nouvelle par rapport à une dizaine d’années en arrière ».
Malgré tout, un équilibre de cette sorte est toujours fragile. Il faut en permanence être vigilant, réalimenter l’énergie des personnels, garder l’habitude de parler régulièrement de ce qui se passe au quotidien, ce qui est très exigeant. Mais, ce qui me semble acquis une fois pour toutes, sauf changement complet de l’équipe, c’est la distance salutaire qui s’est créée par rapport aux enjeux de l’accueil des publics sensibles en bibliothèque. C’est aussi la conviction qu’il est encore possible de trouver des réponses institutionnelles et humaines aux difficultés rencontrées sur certains terrains.
Juin 1995
Ce texte a été présenté dans une première version lors de la journée d’étude « Quartiers sensibles, publics difficiles » organisée par la bibliothèque municipale de Strasbourg, avec la collaboration de l’Association des bibliothécaires français, à la médiathèque de Neudorf, le 5 décembre 1994.