Les autoroutes de l'information
Gérard Théry
Ce rapport était très attendu de l’ensemble des milieux économiques, politiques, voire intellectuels. Ingénieur général des télécommunications, Gérard Théry est reconnu comme l’un des spécialistes du domaine, et les propositions contenues dans son rapport, qui devraient explicitement aboutir à la mise en œuvre par les pouvoirs publics d’actions de grande ampleur, ne seront pas sans influence sur les évolutions à venir.
Tout en reconnaissant que l’expression « autoroutes de l’information », présente des ambiguïtés, Gérard Théry la reprend à son compte pour s’efforcer à la prospective à court et moyen terme sur leur développement. Son rapport tient à la fois du constat et de la réflexion, mais propose aussi un certain nombre d’options politiques, techniques et financières. Gérard Théry estime à 150 ou 200 milliards de francs sur vingt ans l’investissement nécessaire pour que la France figure dans le peloton de tête des nations les plus aptes à l’utilisation des autoroutes – avec une relative indépendance.
Une série de ruptures technologiques
Il expose dans un premier temps comment une série de « ruptures technologiques récentes » rend concevable immédiatement la mise en place des services et des réseaux, alors que, ne serait-ce qu’il y a trois ou cinq ans, il était difficile de prévoir les progrès extraordinairement rapides réalisés en électronique et en informatique. La maîtrise de la fibre optique et l’abaissement des coûts de fabrication et d’installation, rendent possibles la généralisation des réseaux à très haut débit, indispensables pour l’interactivité des services et la circulation d’informations très coûteuses en données (images animées). L’ensemble de la « chaîne de l’information » est maintenant numérisé, ou en voie de l’être. La mise en place de l’ATM (Asynchronous Transfer Mode), « principe fondamental de la commutation des autoroutes », permettra de gérer la complexité et l’importance des échanges d’information qui auront lieu sur des réseaux où voisinent un foisonnement de protocoles différents et sophistiqués, et cela avec une sécurité de l’information plus grande qu’actuellement.
Des évolutions économiques
Un certain nombre d’évolutions économiques paraissent impliquer l’engagement résolu de notre pays dans des projets ambitieux, sous peine pour la France de perdre une part de sa compétitivité en la matière, alors qu’elle peut s’enorgueillir à bon droit, avec l’expérience du Minitel et le poids mondial de France Telecom, d’un solide capital d’expériences et d’investissements. Parmi ces évolutions, l’avance prise par certains pays industrialisés (les Etats-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne et l’Allemagne) – et cela alors que se profile à un horizon très proche la mise en concurrence de l’ensemble des services assurés jusque-là de manière partiellement monopolistique par France Telecom –, et aussi la saturation actuelle du réseau téléphonique.
Des services à très forte valeur ajoutée
Enfin, Gérard Théry pense que l’émergence de services « à très forte valeur ajoutée » correspond à des besoins réels de la population. Ces services ne demandent qu’à se développer. L’« irrésistible émergence du multimédia », en pleine expansion, notamment dans le domaine de la presse, de l’édition, et des jeux, pourra s’étendre aux activités de service et permettre à la télévision, diffusée via les réseaux et non plus par voie hertzienne, par satellite ou par le câble (où la diffusion ne se fait que dans un seul sens) de devenir un outil véritablement interactif. 1
Quatre actions de base
Pour la promotion et le développement de ces services, et pour l’installation effective des autoroutes de l’information, Gérard Théry propose en conclusion « quatre actions de base ». Deux actions générales, c’est-à-dire la mise en place de « plates-formes » expérimentales, mais à grande échelle, pour tester auprès du grand public les produits proposés, et la valorisation concomitante des logiciels de services et de réseaux nécessaires à leur bonne utilisation ; deux actions techniques, c’est-à-dire d’une part « l’intensification de l’emploi de l’ATM », et « un premier déploiement des réseaux en fibre optique », jusque chez l’utilisateur final qui, dans un premier temps, devrait concerner « 4 à 5 millions de lignes » au moins. C’est cette dernière mesure qui justifie pour une large part l’importance des investissements à consentir.
Des constats et des options contestables
En matière de prospective, l’art est presque aussi aisé que la critique, et l’on pourra rester à bon droit perplexe devant certaines des options préconisées d’une manière claire et vigoureuse, mais parfois désinvolte (« les autoroutes de l’information permettent une croissance exponentielle des mécanismes dialectiques générateurs de la connaissance »). Au moins Gérard Théry a-t-il le mérite de placer le débat, souvent, sur un terrain concret, là où la plupart s’égarent dans des propos stériles ou grandiloquents. Pour autant, et même s’il ne s’agit là que d’un avis très personnel sur un rapport qui permettra à chacun de se faire sa propre opinion (sa brièveté, son faible coût, et son vocabulaire volontairement clair et peu technique le rendent accessible presque à tout un chacun), tant certains constats que certaines options pourront susciter d’ironiques commentaires : qu’il est beau, le monde de demain, vu par un technicien aguerri, libéré des contingences tant matérielles que sociologiques !
Loi du marché ou interventionnisme de l’État
On devine que Gérard Théry hésite entre privilégier la loi du marché ou affirmer l’interventionnisme d’État dans la mise en œuvre des infrastructures et des services. Il invoque la réussite du Minitel, en minimisant de manière étonnante le volontarisme lié à la diffusion gratuite et à grande échelle du terminal, qui en a assuré pour une grande part le succès. Il balaie négligemment le réseau câblé, coupable d’un faible niveau d’interactivité, et destiné à être bientôt remplacé par la télévision numérique diffusée en fibre optique. Ceci laisse rêveur quant aux investissements consentis en la matière, plus par la collectivité publique que par les opérateurs privés, et pousse à se reporter, dix ou quinze ans en arrière... aux rapports officiels qui en préconisaient alors la généralisation.
De même, il approuve la politique libérale menée notamment par les gouvernements américain et anglais dans la dérégulation du marché des télécommunications, tout en reconnaissant qu’elle n’a pas abouti, chez nos partenaires et concurrents anglo-saxons, à briser les monopoles de fait existant dans ces domaines d’activité et, surtout, en réaffirmant que France Telecom (toujours service public) « doit être appelé à jouer un rôle essentiel » dans les nouveaux réseaux à venir. Cette ambiguïté économique se retrouve aussi dans le domaine des services, où il hésite entre « la seule loi du marché, [qui] ne pourrait que renforcer une société duale où l’exclusion de l’information aboutirait à l’exclusion de l’emploi et à l’exclusion sociale » et « le Service universel... [qui devrait être] élargi aux services multimédia, qui permettront... l’accès de tous à l’information et à la connaissance », mais dont on imagine mal qu’il soit entièrement pris en charge par des entreprises privées.
D’autres arguments paraissent relever du sophisme, ou justifier par avance de dangereuses dérives. Certes, l’arrivée à maturité des technologies nécessaires aux autoroutes de l’information est indéniable, mais en quoi implique-t-elle leur mise en place immédiate à grande échelle ? Pour rester dans le domaine de l’analogie, cela impliquerait que c’est l’invention du goudron qui a favorisé et obligé à la construction des « vraies » autoroutes... Quant à la justification par l’emploi, même dans un contexte de crise, elle semble à manipuler avec beaucoup de précaution, sous peine de voir triompher des lobbies qui n’auraient pas la mise en place d’une « société de l’information » comme principal dessein.
La société du futur
Certes, il est facile de relever dans Les autoroutes de l’information des ambiguïtés et des contradictions qui ne sont pas le fait de Gérard Théry, mais bien de la société dans laquelle nous vivons. Pour autant, on pourra regretter que ce soit un technicien compétent et avisé qui soit chargé de la réflexion sur la société du futur (ou d’un certain futur), aboutissant à un constat, solide mais un peu décevant, et à des perspectives concrètes (et coûteuses) mais qui n’ont rien de vraiment enthousiasmant.
Il reste à espérer que, par-delà les décisions qui seront prises, et qui aboutiront probablement à la mise en place d’un plan de moindre ampleur que celui préconisé par Gérard Théry, mais significatif, chacun pourra s’approprier à sa façon, selon son intelligence et sa sensibilité, les services qui seront proposés, et d’autres encore inconnus et non imaginés, pour un monde moins technicien que celui préconisé, en conscience, dans ce stimulant rapport.